Oh les beaux jours

Oh les beaux jours

d’après Samuel Beckett / mise en scène Anne Bisang / La Comédie de Genève / du 4 au 22 mars 2014 / Critiques par Deborah Strebel et Laura Pallù.


13 mars 2014

La joyeuse agonie ou l’inéluctable face-à-face avec la mort

© Carole Parodi

Tonitruant hymne à la vie, Oh les beaux jours propose un poignant monologue d’une éternelle optimiste s’accrochant de toutes ses forces à la vie, luttant ainsi contre la solitude, le vieillissement et la mort.

Au sommet d’un monticule de terre trône Winnie. Ses jambes sont dissimulées à l’intérieur d’une imposante dune comportant à la fois une épave de barque, des bouts de bois, un bidon d’essence et d’autres résidus rapportés par la mer. Telle une longue traîne, la butte semble prolonger la robe de cette femme d’âge mûr souriante et pimpante. Elle s’apprête à débuter sa journée. Pour cela, elle commence par s’emparer de sa brosse à dent. Rituel incontournable de la vie quotidienne, Winnie accorde beaucoup d’importance à sa toilette. Puis elle se met à lire les prescriptions inscrites sur une petite fiole : « amélioration immédiate ». Elle recherche alors un remède. Prisonnière d’un monticule de terre, elle semble échouée sur une île déserte. Présentée tantôt comme une rescapée tantôt comme une survivante, elle est traversée par deux dynamiques opposées. Immobilisée par le sable , elle est retenue au sol mais simultanément elle se sent aspirée vers le haut. Cette confrontation de deux forces contraires est soulignée par la verticalité du décor dans la mise en scène d’Anne Bisang, qui fait émerger Winnie à la pointe d’une haute colline, avec un parapluie qu’elle brandit parfois au-dessus d’elle. Occupant l’espace de bas en haut, elle est ainsi tiraillée entre la terre et les cieux, autrement dit entre la vie et la mort. Cependant, Winnie s’accroche vigoureusement sans relâche de jour en jour. Sur la scène, la lumière indique subtilement les différents instants de la journée. Le temps défile et chaque jour de plus est une victoire. Winnie recherche alors un antidote contre la fin. Elle lutte à la fois contre le temps, le vieillissement et la disparition. Afin d’y parvenir, elle s’agrippe aux petits gestes du quotidien comme à une bouée de secours. Se limer les ongles, se remettre du rouge à lèvre, tout participe à la maintenir active et donc en vie. Néanmoins, son véritable canot de sauvetage demeure sa mémoire qu’elle s’efforce de rafraîchir en évoquant ses souvenirs avec son mari, Willy. Car elle n’est pas complètement seule, isolée dans un no man’s land. Il y a son époux, à l’arrière-plan, la plupart du temps de dos et caché aux yeux du public. Elle s’adresse à lui, parfois à elle-même. Elle parle tantôt avec engouement tantôt avec nostalgie. Son discours développe autant le thème de la solitude que celui de la peur face au vieillissement. L’ensemble est ponctué de temps à autre par un son assourdissant, retentissant tel un électro-choc, ravivant aussi bien Winnie que les spectateurs.

Le texte de Beckett, provoquant successivement angoisse, mélancolie et grands moments d’allégresse, propose un véritable hymne à la vie. Les nombreuses didascalies particulièrement précises ne laissent que peu de liberté à la mise en scène. Néanmoins, Anne Bisang, nommée en 1999 à la tête de la Comédie de Genève et actuellement directrice artistique du centre neuchâtelois des arts-vivants (Arc en scènes), est parvenue à offrir sa propre interprétation, en collaborant étroitement avec l’actrice principale. Pour incarner Winnie, la metteure en scène avait initialement pensé à Yvette Théraulaz. Mais après une année 2013 particulièrement remplie pour la comédienne dont une tournée dans toute la Suisse Romande pour son spectacle « Les Années », l’artiste n’avait malheureusement plus assez de force pour s’emparer d’un rôle aussi singulier demandant autant d’énergie afin d’enchaîner les répliques et les émotions qu’elles suscitent. C’est donc au final vers Christane Cohendy qu’Anne Bisang se tourne. Grande dame du théâtre français, récompensée notamment d’un molière en 1996, elle interprète avec excellence Winnie, cette inconditionnelle optimiste. Habitée par une fureur d’exister, elle ne cesse de résister face à cet enlisement progressif symbolisant l’inéluctable arrivée de la mort. Oh les beaux jours met ainsi en scène un déclin évolutif suggérant non sans humour et délicatesse une réflexion existentielle.

13 mars 2014


13 mars 2014

Le désert métaphysique de Winnie

© Carole Parodi

La scène présente Winnie, l’héroïne de la pièce, encastrée jusqu’à la taille dans un mamelon de sable. A ses côtés, elle garde son sac contenant des objets. Derrière elle, caché par la colline de sable, il y a son taciturne mari Willi, lui aussi prisonnier de ce désert métaphysique.

Chaque jour, Winnie se réveille à moitié enterrée dans le sable. Elle n’a aucun but particulier dans la vie. A part son vieux mari Willi, qui apparaît de temps en temps, elle est abandonnée à elle-même. Les activités de Winnie se réduisent à faire sa toilette et passer le temps en causant toute seule, en attendant que la journée finisse. Chaque jour, la même chose.

Comment ne pas devenir fou dans un tel cauchemar ? Ici réside la grande force de l’héroïne de cette comédie tragique On s’émeut devant l’inébranlable enthousiasme de Winnie, laquelle, face à l’ennui de la routine, trouve chaque jour, malgré tout, quelque chose de merveilleux pour aimer la vie. Comme une stoïcienne, elle ne se laisse pas décourager devant les difficultés. Elle surmonte avec ses monologues les longues heures vides de la journée. Même si son mari ne lui parle presque plus, elle continue à le chercher, à lui poser des questions. Elle éprouve encore des émotions quand elle pense aux beaux souvenirs du passé, elle se préoccupe encore du futur, elle s’étonne des petits événements banals de la vie de tous les jours. Le jour où le sable arrive à la recouvrir jusqu’au cou, elle a encore la force de se réjouir de voir son vieux mari taciturne.

La pièce propose une réflexion sur la condition humaine. Dans cette œuvre, Beckett semble avoir une vision pessimiste de la vie. Cependant, l’attitude stoïcienne de Winnie est aussi consolatrice parce qu’elle nous montre la puissance de la volonté d’exister de tout être vivant. En effet, Winnie est une femme qui s’efforce d’échapper à la vieillesse en faisant sa toilette et en se gardant élégante pour être encore d’aspect agréable, même si plus personne ne la regarde. Elle refuse son isolement en s’obstinant à parler et parler sans que personne ne l’écoute. Elle prie encore Dieu et elle se donne encore le bonjour à elle-même. Ces actes, qui semblent pitoyables dans une situation comme celle dans laquelle elle se trouve, se transforment paradoxalement en actes d’une grande dignité.

Toute la force de cette pièce réside dans la grande capacité du dramaturge à parvenir à maintenir un registre comique puissant dans une telle situation tragique. Les thèmes existentiels, comme celui de la solitude et de l’inexorable corruptibilité du corps humain, sont abordés dans cette œuvre avec ironie. L’humour noir de Beckett nous invite à rire face à l’absurdité de la vie de tout être humain.

L’interprétation de Christiane Cohendy restitue bien le caractère à la fois burlesque et tragique de l’œuvre de Beckett. En dépit du fait que le corps de l’actrice est à moitié enterré, la voix et  la gestualité du visage et des mains animent le monologue en nous captivant.

Pour la mise en scène, Anne Bisang a choisi d’ériger un mamelon en faux sable dominant toute la scène. Dans le mamelon, il y a un bateau à moitié encastré. Le matériau sableux de la colline et la présence d’un bateau évoquent une plage. L’idée implicite du naufrage suggérée par le bateau à moitié enterré symbolise peut-être la fin d’un voyage, le voyage de Winnie, qui est arrivée à la fin de sa vie. Derrière la colline, une projection sur la paroi du fond reproduit l’image d’une étendue désertique infinie. Dans cette scénographie, la lutte de Winnie contre la mort semple être associée à la lutte pour la survie d’un marin naufragé et abandonné à lui-même sur une île déserte. Le spectacle propose donc une interprétation très poétique du portrait beckettien de la nature humaine.

13 mars 2014


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