Au gré de la poésie du magicien Oz

Par Alice Bottarelli

Une critique du spectacle:
Seule la mer / d’Amos Oz / mise en scène Denis Maillefer / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 18 mars au 23 mars 2014 / plus d’infos

© Catherine Monney

Un vague flottement, un étourdissement apaisé, c’est un peu la sensation qui nous habite au sortir de Seule la mer, adaptation élégante du roman d’Amos Oz. La mise en scène de Denis Maillefer  rend à merveille la douceur et la cruauté de vivre que le roman dégage, la tendresse et les solitudes ressenties par les personnages. Tantôt bercés par la mer qui tangue ou les flocons qui tombent, tantôt avalés par l’élévation des cimes ou l’opacité grise de l’eau, héros et spectateurs sont gagnés par l’envie de plonger dans l’irrationalité des vies d’autrui, et de se laisser porter par la leur. On y vogue avec abandon…

Plus que des mots, ce sont surtout des souvenirs visuels et musicaux qui resteront à l’esprit : les mille allures de la mer sous des lumières de toutes saisons, des notes de guitare dans un air vespéral… La scénographie très soignée proposée par Denis Maillefer, metteur en scène aguerri de l’association Théâtre en Flammes, loin de diluer en l’atténuant le texte de l’auteur israélien Amos Oz, lui donne toute l’ampleur d’un poème vécu, vivifié et revitalisant. Dans le décor et les corps qu’habitent les dix acteurs, dans leurs tensions et leurs harmonies, le texte s’incarne et prend souffle délicatement, avec charme, profondeur.

De la Méditerranée à l’Himalaya : une scène suspendue entre creux et crêtes

La salle est bondée car la réputation de Seule la mer l’a précédée, si bien que les places libres sont désormais au fond, et que l’on s’attend à devoir plisser les yeux sur la scène en contrebas durant tout le spectacle. Or dès le lever du rideau, on est soudain surpris de découvrir les comédiens non pas à nos pieds, mais perchés à deux ou trois mètres sur cette scène, alignés, immobiles, sur une bande enclavée dans une paroi lisse, comme derrière une large baie vitrée au premier étage d’une maison. Il y a quelque chose de cinématographique à cette fenêtre qui s’ouvre sur huit silhouettes stoïques comme des mannequins dans une vitrine. Le narrateur, qui sera à la fois personnage avec lequel les autres comédiens conversent, et auteur, qui les teintera de son regard pour les intégrer au récit qu’il rédige, nous les présente.

Rico, semi-orphelin depuis peu, a quitté son Israël natal pour partir au Tibet à la recherche de son identité, ou d’une renaissance. Dita, sa séduisante petite amie, certainement plus charmeuse qu’elle ne le sait elle-même, débarque un jour chez Albert, le père veuf de Rico, dont elle bouleverse peu à peu l’existence terne et esseulée. Entre leurs deux pôles, entre ses errances de jeune homme parmi les neiges et les silences solides des plus hauts sommets de la terre, et ses errances à elle, parmi les hommes qu’elle émeut de sa belle arrogance,  s’égrènent les autres personnages. Leurs histoires sont denses et fragiles. Guigui, un amateur de BMW macho et narcissique, couche avec Dita en l’absence de Rico. Doubi Dombrov, producteur de films hypocondriaque, pathétique et particulièrement décalé, en rêverait. Albert aussi, dont l’amie Bettine essaie de le distraire du magnétisme de la jeune femme. Et Rico, pendant ce temps-là, baise les pieds de Maria, nonne défroquée devenue prostituée à Katmandou. Tous sont mus par des désirs qui semblent inavouables, ou parfois juste inavoués. Des désirs d’unité, d’union avec les autres, le monde. Amos Oz le voyait bien ainsi : ses personnages « essayent sans cesse de se pénétrer, émotionnellement, sexuellement. Alors qu’ils se tiennent dans des endroits, des continents et des temps différents, ils sont unis par une communion mystique et très érotique qui inclut non seulement les personnes mais la mer, les collines et l’air aussi. »

Cette mer et ces collines, ou plutôt ces montagnes, offrent deux espaces dont la vastitude fascine, car leurs images à la fois familières et dépaysantes sont projetées sur les murs, derrière les personnages et tout autour d’eux. La clé de la réussite de cette mise en scène est là, dans ces films et photos qui se déploient sur le fond de cette bande de scène haut perchée où jouent les comédiens, et simultanément sur la paroi qui l’encadre. Des stores coulissants permettent de moduler cette zone pariétale, faisant écran ou s’ouvrant à la transparence, proposant des variations intelligentes et très esthétiques dans la scénographie. L’effet visuel global, sa cohérence, sont indescriptibles : chaque scène offre la possibilité d’un tableau, et le décor mouvant donne au spectateur le loisir de s’immerger dans une attitude contemplative. Parfois surgit le magnifique visage de Nadia, la mère de Rico décédée d’un cancer, qui savoure ses dernières sensations et parle à son fils par-delà toutes frontières, y compris celle de la mort. De Tel-Aviv au Tibet, on se laisse irrésistiblement absorber par le tangage de la mer et l’écho dans les glaciers.

© Catherine Monney

Au fil d’une mélodie mélancolique

L’écho, c’est aussi celui de quelques notes de piano, égrenées telles un leitmotiv nostalgique au fil de la pièce. C’est également la voix aérienne de Billie Bird, chanteuse lausannoise qui ajoute à la beauté parfois triste et solitaire des grands espaces, et à celle du texte, la douceur grave de sa guitare et de ses chants. Voici certainement la deuxième clé de réussite de cette adaptation théâtrale qui mêle les saveurs. En écrivant Seule la mer, Oz mentionnait avoir surtout « travaillé sur le son, syllabe après syllabe parfois, cherchant l’acoustique, observant l’écho ». C’est à l’âge de 63 ans qu’il publie son roman, en 2002. Un roman qui fusionne avec le poème en prose, et dont l’auteur disait, en réponse à la question de la « postmodernité » de son texte : « Je pense, au contraire, que mon roman est préarchaïque, du côté de la Bible, des tragédies grecques et des ballades de troubadours. Préarchaïque, cela veut dire que les histoires sont mêlées, parfois dites, parfois chantées. » Ces voix qui s’entrelacent, le metteur en scène et les comédiens leur donnent une résonance toute poétique, un corps vibrant. L’ensemble s’accorde et s’allie admirablement, même si les 2h15 de spectacle requièrent du public un lâcher-prise, un laisser-aller dans le courant de ces sensations et histoires de vies qui nous emportent vers un ailleurs pas si lointain. Amos Oz disait « éprouver un amour infini pour le banal », et Denis Maillefer décrivait à la radio : « Ce sont des gens qui se croisent, qui se voient sur un balcon pour éviter de parler d’amour en ne parlant que de ça, pour faire très attention à ne pas parler de désir parce qu’ils en sont pleinement remplis, pour éviter de parler de ce qui fâche parce que ça les fâcherait et qu’ils ne le veulent pas forcément. Au fond tout ça est extrêmement ordinaire ; et comme Oz est un grand écrivain, extrêmement extraordinaire et touchant. » N’hésitez pas à aller déguster cette petite friandise poétique !

 

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