Ils surprennent, fascinent, séduisent

Par Alice Bottarelli

Une critique des spectacles :
Mademoiselle Else et Après la répétition / d’après Arthur Schnitzler et Ingmar Bergman / mise en scène et interprétation par la Compagnie tg STAN / Théâtre Saint-Gervais à Genève / du 26 février au 1er mars 2014 / plus d’infos

© Tim Wouters

Indescriptible. La performance de la compagnie belge tg STAN saisit le spectateur jusqu’à lui faire se demander s’il était déjà vraiment allé au théâtre avant, et comment il y retournera ensuite. Un spectacle d’une nouveauté rafraîchissante qui envoie valser la poussière des usages formels, soutenu par une performance d’acteurs magistrale. On en sort changé.

Une soirée comme celle que nous a proposée hier la compagnie tg STAN, ça ne doit pas se raconter, ça ne peut pas. Ce qui se passe sur scène, sur cet espace aux confins meubles, aux limites poreuses, échappe aux codes. Désarçonne. Retourne nos habitudes, nos catégories. Envahit notre réel, et pas seulement en brisant le quatrième mur (souvent écroulé aujourd’hui), mais en nous saisissant à bras le corps, par la surprise, par le rire décalé, par un magnétisme qui ne s’amenuise pas.

La compagnie tg STAN arrive à nouveau d’Anvers au théâtre Saint-Gervais, avec trois pièces cette fois, dont deux sont jouées ce soir : Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler et Après la répétition, initialement un film d’Ingmar Bergman. Elle est venue également avec des promesses qui titillent : son nom, acronyme de Stop Thinking About Names, est lié à un « refus de tout dogmatisme » et de toute autorité contraignante. À commencer par celle d’un metteur en scène. Les acteurs sont donc complètement libres de leurs décisions de jeu, pari risqué pour que soit maintenue l’harmonie et l’homogénéité d’une pièce. Avant même de pénétrer dans la salle, on est donc curieux de savoir si leur démarche annoncée dans le programme, « la destruction de l’illusion théâtrale, le jeu dépouillé, la mise en évidence des divergences éventuelles dans le jeu, et l’engagement rigoureux vis-à-vis du personnage et de ce qu’il a à raconter », tournera à l’échec, ou au succès monumental.

Une recette maison

Une sonate pour piano s’égrène en fond sonore, tandis que les spectateurs entrent dans la salle. Pas d’instrument visible : on s’attend donc à ce que la musique provienne d’ailleurs, hors scène, et qu’elle soit gérée par la régie. Mais il n’y a pas de régie, on s’en apercevra vite. C’est d’un Ipod posé sur des haut-parleurs, parfaitement repérable au fond de la scène et relié à la télécommande tenue par l’un des comédiens, qu’émane la musique. Ce même comédien, toujours à vue, modulera aussi les lumières depuis une table en arrière-plan, ou par des interrupteurs à travers la scène. Celle-ci, d’ailleurs, on ne sait pas exactement où elle s’arrête. Ce n’est pas, comme d’ordinaire, un lieu infiniment distant malgré sa proximité, un espace-temps à part, dédié à la fiction et à rien d’autre. Ce n’est pas un monde imaginaire derrière une vitre lisse. Certes, il y a bien un plateau, noir, avec des décors, et derrière, un rideau, et nous, nous sommes assis, en rangées, en face, en silence, comme on s’y attend. Mais ce qui s’y passera ce soir, on ne s’y attend pas.

Quand on entre, les comédiens sont déjà là. Ils sont deux, un homme et une jeune femme, et marchent de-ci de-là, s’échangent un mot de temps à autre, rient, détendus, naturels. Sur un banc au bord, s’étalent de petits tas de vêtements et d’accessoires, banals et hétéroclites. Ils seront les instruments du jeu, et se trouvent posés là car il n’y aura pas de coulisses. Et au milieu, un socle d’un mètre carré.

Sans prévenir, le spectacle commence : la comédienne Alma Placios monte sur le socle et n’en sortira pas avant la fin. C’est autour de son personnage, Mlle Else, que se déroule l’intrigue, un long flux de pensées alimenté par quelques dialogues. Frank Vercruyssen, entre les réglages à vue des sons et des lumières, joue également tous les autres rôles, se servant des accessoires comme autant d’outils pour nourrir le jeu. Il passe ainsi avec finesse et humour du riche esthète en cravate rayée à la vieille fille dodue enroulée dans son châle. Tantôt il nous émeut par une sincérité inattendue d’un personnage décrit comme infâme, tantôt il adopte son rôle avec une autodérision qui fait rire de surprise, jetant nonchalamment ses répliques, et insufflant une énergie d’un autre ton au monologue de l’actrice. Cette dernière, quant à elle, est tout bonnement exceptionnelle : alignant sans faille une heure trente de quasi-soliloque sur son mètre carré, elle passe peu à peu, imperceptiblement, d’un personnage vaniteux et imperméable à celui d’une demoiselle certes égocentrique, mais fragile, troublante. Mlle Else est une jeune fille de toute beauté, contrainte de se dévêtir devant un vieil homme qui la dégoûte en échange de l’argent qui sauvera son père de la prison. L’actrice, cadrée par un texte et un espace extrêmement contraignants, nous laisse peu à peu assister à son déploiement et son dénu(d)ement. Avec une grâce remarquable.

À eux deux, les comédiens nous offrent une véritable leçon de théâtre, par leurs prises de risques, leur mise à nu, leurs choix scéniques originaux, provocateurs, mais toujours cohérents et finement pensés. Et surtout, par un jeu alliant une maîtrise profonde du personnage et un naturel qui, dans tous les sens du terme, désarme, nous laissant pantois et conquis. Cette leçon théâtrale s’actualisera ensuite dans le texte et les personnages d’Après la répétition, la seconde pièce de la soirée, qui laisse entrevoir la relation ambiguë et touchante entre un metteur en scène génial et très expérimenté, et une jeune comédienne, fille de son ancienne amante, tout aussi séduisante que sa mère.

Un condensé de goûts venus d’ailleurs

Employer le terme de « talent » est toujours un peu suspect ; néanmoins, quel autre terme pour qualifier les performances de tg STAN, qui apportent un éclairage radicalement innovant, d’une grande créativité, sur les codes de la représentation ? Ces conventions, ils les interrogent avec intelligence, non pas pour les annihiler ou proposer un théâtre prétendument libre et sans codes, mais pour jouer avec elles, les faire saillir et les revitaliser. La manière dont ils s’emparent du texte pour lui donner une existence neuve, comme après une mue, fait de leurs pièces des Objets Dramaturgiques Non Identifiés, mais que l’on découvre avec un émerveillement d’enfant impressionné. À voir absolument.

 

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