Love and money

Love and money

de Dennis Kelly / mise en scène Francis Aïqui / Théâtre du Passage à Neuchâtel / le 22 janvier 2014 / Critiques par Deborah Strebel et Suzanne Balharry.


24 janvier 2014

Vie et mort à crédit

© Jean-Claude Cee

Au sein d’une dictature capitaliste, un couple est pris au piège. L’argent telle une drogue provoque une dépendance aussi néfaste qu’inéluctable. Accros et impuissants, Jess et David voient ainsi leur dette augmenter exponentiellement alors que leur mariage se détruit peu à peu.

Dans un noir total, une voix masculine préenregistrée retentit. Puis une autre, en direct, vient l’accompagner, il s’agit en réalité de la même. En employant un ton identique, elles s’accordent à merveille pour lire à toute vitesse un « échange épistolaire 2.0 », autrement dit une suite d’e-mails. Enfin, tout à coup, apparaît une tête dans un halo de lumière. Petit à petit, sous l’éclairage dont le faisceau s’élargit, un corps se dessine, celui de David. Rapidement, il expose sans ménagement le destin tragique de son couple. Brutalement, il jette sa vérité « sur le visage » du spectateur. Cette pièce, écrite en 2006 par Dennis Kelly, évoque justement le « in-yer-face » britannique, ce théâtre d’affrontement typique des années 1990. Nombreux sont, en effet, les monologues face au public. En outre, le langage se veut cru. Les phrases sont ponctuées de « putain » : réel gimmick, cette injure peut être interprétée comme une réaction d’impuissance face à une société qui nous échappe. Une société gangrenée par l’argent, obsédée par le chiffre, dans laquelle tout se compte, se quantifie. Un univers capitaliste extrême où le bonheur s’acquiert par crédit et où les intimes convictions, qu’elles soient intellectuelles ou spirituelles, s’évanouissent sous la domination des lois financières.

L’argent est omniprésent dans le texte. Sur la scène, trois imposants blocs rectangulaires brillent de mille feux sous la lumière étincelante, tels des lingots d’or. Partout, l’argent occupe tellement l’espace et les esprits qu’il est difficile pour l’homme de trouver sa propre place. Jess, désemparée et perdue, imagine même être la fille d’un extraterrestre. Elle ressent un vide énorme qu’elle tente de combler par des achats compulsifs. Happé par une quête sans fin de biens matériels afin de compenser un manque, le couple commence à se disloquer. David aime Jess et fait tout son possible, allant jusqu’à se reconvertir professionnellement, pour se sortir de cette situation complexe. Néanmoins, il est déjà trop tard. Aspirée dans un tourbillon de dettes, leur relation se détériore.

Comme à son habitude, Dennis Kelly, auteur britannique sulfureux, aborde une question contemporaine : l’argent fait-il le bonheur ? En présentant plusieurs personnages, issus de milieux et d’âges divers, de la jeune cadre castratrice à l’adolescente aux apparences timides dissimulant des actes violents, sans oublier le couple suffocant au milieu des pressions financières, l’auteur dresse le portrait d’une société obnubilée par l’argent, au sein de laquelle la réussite sociale dépend indéniablement de ce meilleur ennemi. Dans ce contexte, l’argent devient alors un moyen d’épanouissement personnel. Eblouis par l’appât du gain, tous abandonnent leurs croyances pour ne croire qu’en l’unique Dieu « money ». Divinité pour laquelle chacun est prêt à faire l’inconcevable.

Spectacle mettant en scène un désenchantement matérialiste, Love and Money montre que l’argent a parfois raison de l’amour. Lors de son unique représentation en Suisse, le mercredi 22 janvier au théâtre du Passage, la pièce a incité le public neuchâtelois à s’interroger sur son rapport à l’argent et à repenser sa définition du bonheur.

24 janvier 2014


24 janvier 2014

Espoir en l’avenir

© Jean-Claude Cee

David aborde le sujet de sa femme Jess en racontant comment elle est morte. A ce moment-là, nous ne savons pas que nous allons bientôt la découvrir, fragile et attachante. Le décor est ensuite déployé, des murs s’écartent pour créer différents espaces, et les personnages y défilent tels des témoins racontant les pressions, notamment financières, qui ont mené à cette terrible mort. Francis Aïqui, au Théâtre du Passage mercredi dernier, présentait de manière épurée l’œuvre de l’anglais Denny Kelly.

La critique du consumérisme est le thème de Love and money. Jess (Pearl Manifold) est shopaholic et ses dettes détruisent non seulement sa vie mais aussi celle de David (Christian Ruspini). Les prêts proposés par la compagnie de crédit sont chargés d’énormes intérêts que les clients, endettés et désespérés, ne peuvent refuser. La patronne de la compagnie, Debbie (Laurianne Baudouin), explique qu’elle ne croit plus en Dieu, mais en l’argent. Un argent qui ne fait le bonheur d’aucun personnage.

Assez vite, pourtant, c’est le besoin de trouver un sens à la vie et le désir que les relations humaines lui en donnent un qui devient le thème central de la pièce. Les personnages, bien que matérialistes, s’avèrent sympathiques même dans leurs angoisses. Jess, malgré son addiction, est sensible, douce, et si complètement emplie de bonté que cela la rend inadaptée au monde réel. Quand elle était jeune, raconte-elle, elle comprenait si peu les gens autour d’elle qu’elle pensait être une extra-terrestre.

Le metteur en scène Francis Aïqui, d’origine anglo-corse, a monté pour la première fois Love and money en 2011 à Ajaccio, après avoir collaboré à la traduction qu’en avait faite Philippe Le Moine. Sa mise en scène de cette pièce-puzzle écrite en 2006 est percutante sans exagération et démêle le désordre des scènes. Dans plusieurs des monologues de confession que livrent les personnages, le visage seul est éclairé, ce qui donne à la silhouette une allure extrêmement fragile au milieu du noir ample de la scène.

Le décor, dans les scènes où il est nécessaire qu’il y en ait un, est constitué de grands blocs que l’on déplace pour représenter avec seulement quelques accessoires et une bande son efficace un bureau dans une entreprise, une salle d’attente dans un hôpital, ou encore un pub où une jeune femme est abordée par un photographe. Dans ces espaces qui s’imbriquent les uns dans les autres comme les scènes, les personnages se perdent, devenant de plus en plus attachants.

Dennis Kelly est un auteur londonien encore peu connu en Suisse romande malgré un succès considérable en Angleterre. Il est notamment l’auteur de la pièce Occupe-toi du bébé, qui parle de mères infanticides et qui avait été écrite en 2007, alors que le sujet faisait la une dans la presse anglaise. Ses pièces, au caractère provocateur du théâtre in-yer-face, exposent les difficultés sociales avec tranchant.

Love and money parle d’un autre problème actuel, celui des dettes. La pièce raconte comment le consumérisme est utilisé par ceux qui ne trouvent pas leur place dans la société pour faire disparaître leur sentiment d’inadaptation. Et lorsqu’on découvre l’espoir que la jeune Jess avait en l’avenir à l’époque où David l’a demandée en mariage, c’est cet espoir qui apparaît comme la solution à ce sentiment. A la fin de la pièce, nous nous remémorons le récit de sa mort et il nous attriste, mais nous emportons avec nous également son espoir en l’avenir, et il nous réchauffe le cœur.

24 janvier 2014


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