Nous souviendrons nous
de Cédric Leproust / Compagnie Tétanotwist / Théâtre l’Arsenic à Lausanne / du 10 au 15 décembre 2013 / Critiques par Sabrina Roh, Jonas Parson et Roxane Cherubini.
10 décembre 2013
Par Sabrina Roh
Il a fallu qu’il naisse

Cédric Leproust invite le public à se confronter à la mort. Loin d’être une expérience mystique, ce voyage sous terre rappelle aux spectateurs leur condition de mortels. Nous Souviendrons Nous est une performance à voir jusqu’au 15 décembre à l’Arsenic à Lausanne.
Le brouhaha du public résonne dans le hall du théâtre alors que Cédric Leproust prend place au centre de la pièce. Accompagné de Kiki le chien-chien, jouet offert par son parrain, décédé depuis, il adopte le ton de la confidence. En présentant ce jouet, il offre une parcelle de son intimité et le public fait de même en retour : invité à faire une introspection, chaque spectateur marque au feutre noir le souvenir d’un proche défunt sur le torse nu du comédien. Puis c’est dans un cortège mi-comique, mi-funèbre que tout ce petit monde se dirige vers la salle de spectacle, guidé par Cédric Leproust tirant Kiki, dont le grincement des roulettes résonne dans la nuit.
Nous Souviendrons Nous souhaite rappeler à l’être humain sa condition de mortel. Est-ce vraiment nécessaire de rappeler à l’homme qu’il lui est impossible d’échapper à la Grande Faucheuse ? La mort est partout, dans les médias, dans les histoires racontées et dans l’entourage de chacun. Mais le fait que l’homme y soit souvent confronté ne veut pas forcément dire qu’il l’a acceptée. Selon Cédric Leproust, le paradoxe de l’être humain est d’oublier ses ancêtres afin d’oublier qu’il est lui-même mortel. Le directeur artistique de la Compagnie Tétanotwist aime interroger la manière avec laquelle les sentiments jaillissent sous la forme la plus brute. Dans Nous Souviendrons Nous, c’est donc le rapport ambigu à la mort qui est exploité. Comédien, ayant suivi une première formation à Paris et une deuxième à la Manufacture de Lausanne, il choisit la performance pour mettre en scène ses idées. Il avoue s’inspirer du cadre hérité du théâtre classique mais souligne toutefois son envie de proposer de nouvelles formes de représentations afin de créer quelque chose de « percutant ».
Nous Souviendrons Nous est d’ailleurs une performance qui marque. L’intimité instaurée entre le comédien et le public en début de spectacle est soudainement brisée par la lumière agressive qui jaillit de six spots. Dans le fond, une silhouette se distingue à peine. Ne sont perceptibles que ses mouvements furtifs et sa respiration. Le souffle bruyant et la voix d’outre-tombe adoptés par Cédric Leproust rappellent le personnage de Dark Vador. L’image paraît caricaturale mais il semble qu’elle est finalement proche de celle que l’homme se fait de la mort : un monstre effrayant, un phénomène surnaturel qu’il préfère éviter.
Puis la source de lumière se déplace. Sur le devant de la scène, elle dévoile le comédien nu et recouvert d’argile. Un autre monstre ? Il est vrai que les mouvements et le corps frêle du comédien lui ôtent dans ce dispositif toute apparence humaine. De plus, ses yeux sont comme fous. Mais l’argile, en réalité, ne représente pas la mort : mélange de terre et d’eau, il est le symbole de la vie. Ce n’est donc que la peur de l’homme face à sa vulnérabilité que Cédric Leproust personnifie sous l’apparence de cet homme fait d’eau mais aussi de terre, terre à laquelle il retournera inévitablement, car « il a fallu qu’il naisse » pour devenir mortel. C’est d’ailleurs la terre qui rattrape l’homme. Elle lui tombe dessus sans crier gare. Plutôt que de l’éviter, le comédien s’en imprègne. Rien d’étonnant à cela car, comme il le dit, « cette terre est la tienne, la terre de ton père, de ta mère, du père de ta mère ».
Pourquoi alors rechigner à y retourner ? Encore tout maculé de terre et d’argile, Cédric Leproust reprend une attitude et un ton naturels pour se confier : selon lui, la vie existe grâce à la mort. Cette fin optimiste, où le comédien renoue les liens construits avec le public en début de spectacle, distingue cette performance de celles dans lesquelles les comédiens se roulent dans la boue sans but apparent. Si le spectateur rit parfois du spectacle étonnant qui lui est proposé, il en ressort aussi avec l’impression d’avoir apprivoisé un sujet qu’il pensait pourtant connaître.
10 décembre 2013
Par Sabrina Roh
10 décembre 2013
Par Jonas Parson
Quarante minutes de beauté, de douleur et de terre

Théâtre ou performance? C’est un objet particulier que Cedric Leproust nous invite à éprouver à l’Arsenic, jusqu’au 15 décembre. Une réflexion sur la mort et la fragilité de notre corps, nourrie par des souvenirs d’enfance et des emprunts à Beckett, Shakespeare et d’autres, d’une esthétique puissante, entre dénuement total et explosions visuelles.
C’est dans le hall de l’Arsenic que Cedric Leproust nous présente Kiki, vieux chien à roulettes, seul souvenir de son parrain, mort peu de temps après lui avoir offert ce jouet lorsqu’il avait un an. Ce moment qu’il nous invite à partager avec lui est une exploration de la présence de la mort dans notre mémoire, dans notre corps. Ce qui nous constitue, et nous défait tout autant. “Ce n’est pas un paradoxe que de dire que nous mourrons parce que nous avons vécu”.
Mais ceci n’est pas une pièce de théâtre de facture classique, et nous n’en sommes pas uniquement spectateurs. Ôtant sa chemise, Leproust nous invite à venir écrire sur son torse un souvenir d’enfance lié à une personne morte depuis. Inscrits sur son corps, ces éléments – l’odeur du tabac, une barbe qui pique, une sucrerie – et les noms des disparus vont l’accompagner à travers son expérience de la fragilité du corps humain. Nous prenons part ainsi à l’élaboration d’un objet commun, ouvrant un espace de confiance et d’intimité partagée dans lequel va évoluer le comédien.
Une première création entre intimité fragile et puissance visuelle
Pour sa première création, Leproust nous offre une expérience brève mais intense, qui révèle sa maîtrise de la création visuelle et artistique. Dans un habile jeu d’ombres et de lumières, il propose des tableaux visuellement impressionnants, nous entraînant dans un univers troublant, violent et onirique. Dans le noir, « My body is a cage », puissant hymne rock d’Arcade Fire ouvre la pièce. Notre corps, une cage, certes, mais le seul espace qui nous est donné pour vivre. Un panneau illuminé au plafond pose la question : « Qui est là ? » La musique est forte, très forte, mais à son apogée cesse brutalement dans un bruit désagréable de prise jack mal branchée. L’ambiance est donnée. La performance oscillera entre puissance enivrante et fragilité sans confort. Leproust éprouve nos oreilles, nos yeux, mais surtout son corps, dans son jeu avec la mortalité et la matérialité qui nous constituent.
Père, mère et terre
Matérialité : il l’annonce, pas d’expérience mystique ici, pas de transcendance, ni d’esprit pur, mais un corps fait de la terre dont il est issu, et vers laquelle il retourne. Nue, enduite d’argile, sa silhouette se découpe à moitié devant six projecteurs braqués à pleins feux sur le public. Semblant sortir des entrailles de la terre, le corps luisant comme celui d’un nouveau-né, Leproust récite d’une voix d’outre-tombe un texte de Beckett, nommé à point J’ai renoncé avant de naître. La mort, la pourriture, et le désir de permanence qui étreint l’homme et lui fait refuser sa finitude.
Plus loin, tenant un néon devant lui, il appellera, dans une liste potentiellement sans fin, ses ancêtres, ceux qui le constituent, dans leur vie et dans leur mort. « Je dirai le père de mon père, et la mère de ma mère, et le père du père de mon père, et le père du père de ma mère… » Dans un déversement cataclysmique, les cieux s’ouvrent, et une masse de terre s’effondre sur la scène. Se tordant dans la terre, la blancheur de l’argile se mêlant au noir, il raconte sa mère dont il doit s’extraire, et ce père qu’il « foule ».
C’est une expérience intense à laquelle nous invite Leproust. Son corps est mis à l’épreuve, dévoilé sans aucune protection au froid ou au regard des spectateurs. Intense pour le public, aussi, qui est invité à partager ce moment en dépassant la position de voyeur qui le caractérise dans la représentation théâtrale habituelle, en s’engageant émotionnellement à travers le prisme de ce souvenir partagé en prologue, et qui fait corps avec l’artiste. Performance plus que théâtre, mais qui emprunte au théâtre ses textes, objet inclassable, qui se joue des normes. Et si nous sommes fragiles, si nous mourrons tous finalement, ce n’est pas grave, car nous avons vécu. Et ce n’est pas Kiki qui me contredira.
10 décembre 2013
Par Jonas Parson
10 décembre 2013
Par Roxane Cherubini
Se souvenir de notre mort

Avec Nous souviendrons nous, de et par Cédric Leproust, la compagnie Tétanotwist nous invite à nous réconcilier avec notre condition de mortels et à vivre avec le souvenir des défunts qui sommeillent en nous. C’est à l’Arsenic, du 10 au 15 décembre, que cette création innovante risque de vous surprendre.
Baigné dans le noir, le plateau est éclairé soudainement par une lumière vive. Un corps nu couvert d’argile, qui a tous les aspects d’un cadavre, se tient debout devant le public. L’effet visuel est percutant. Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, le comédien évoque le destin de tout un chacun ; notre corps est voué à disparaître. Mais avant, il doit pourrir. La fragilité de l’homme et son inéluctable fin sont ici représentées. Une autre scène de cette pièce polymorphe : des projecteurs jaunes, aveuglants, situés au-dessus et au-devant du comédien. Ils dessinent sa silhouette, telle une ombre. Le reste du décor est immergé dans le noir. Seules quelques paroles se font entendre sur un ton rauque. Elles mêlent les pronoms « je », « il » et « on », visant par là à semer le trouble chez le spectateur ; à l’enseigne lumineuse « Qui suis-je ? », suspendue au plafond, répond l’incertain « Qui nous parle ? ». Cette confusion sert à établir une relation entre le soi vivant, le soi mort et nos proches disparus.
Cédric Leproust souhaite confronter le public à cette étape naturelle de la vie, trop souvent crainte et tue aujourd’hui. Pour jouir de l’existence, la mort doit lui être intrinsèquement rattachée. Afin d’amener l’assistance à ne plus la fuir, il intègre le silence et l’obscurité à son jeu. Le vide plonge l’audience dans un univers mystérieusement calme que l’Au-delà inspire. Mais surtout, il lui donne le temps d’y penser. Le metteur en scène concrétise sa démarche en favorisant la participation du spectateur dans la pièce. Celui-ci doit percevoir intimement la mort. La compagnie Tétanotwist recourt alors à un dispositif théâtral particulier, fait d’images abstraites et de fragments textuels, dans le but de provoquer l’imagination du public. Le spectacle ne se déroule pas comme à l’accoutumée ; il débute dans le foyer de l’Arsenic. Le comédien propose au public qui l’entoure d’écrire sur son torse un souvenir lié à une personne décédée. Il emmène ensuite l’assistance jusqu’à la salle. Il se veut alors le vecteur entre le public vivant et le monde des morts, favorisant ainsi l’investissement psychique de chaque spectateur.
Si la tristesse ou la compassion sont absentes dans Nous souviendrons nous, l’amusement, lui, est bien présent. Lorsqu’un chien de taille humaine toque à la porte de la salle à la fin de la pièce et vient se placer, tout naturellement, au côté du comédien, il suscite le rire. Cette touche humoristique est en légère contradiction avec le propos de Cédric Leproust. En effet, si ce dernier aborde frontalement la mort, pourquoi introduire un divertissement chargé de l’éloigner ? Mais ce paradoxe n’ôte rien à la valeur de cette pièce, qui explore de nouvelles formes théâtrales pour avoir un réel impact sur le public. De plus, il ne fait que renforcer l’idée qu’en ayant conscience de la mort, l’homme profite davantage de la vie. Après cette première création, on ne peut qu’encourager la compagnie Tétanotwist à rester sur sa lancée.
10 décembre 2013
Par Roxane Cherubini