La Dérive des continents

La Dérive des continents

de Philippe Saire et Antoinette Rychner / d’après l’Odyssée d’Homère / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 29 octobre au 17 novembre 2013 / Critiques par Cecilia Galindo, Aline Kohler et Jonas Guyot.


29 octobre 2013

Le procès de l’Odyssée

© Claude Dussez

Dans cette relecture déroutante de l’Odyssée d’Homère signée Philippe Saire, rien n’est impossible. Notre imaginaire est convoqué sous diverses formes. Se déroule sous nos yeux un spectacle hybride qui nous permet d’appréhender les aventures d’Ulysse avec une surprenante légèreté.

Avant que les premiers mots ne soient prononcés sur la scène, on peut entendre des grincements et le clapotis des vagues, comme si nous étions à bord d’un navire balloté par les flots. On nous invite au voyage sans nous dire rien de la destination. A peine le temps d’hésiter ; voilà qu’un personnage prend la parole pour ouvrir le débat.

Regard personnel sur le mythe

Que se serait-il passé si Ulysse n’avait pas révélé son nom au Cyclope après lui avoir crevé l’œil et s’être joué de lui ? Pourquoi Pénélope a-t-elle dû sagement attendre son bien-aimé alors que ce dernier n’a pas vraiment fait preuve de fidélité conjugale durant son long voyage ? Est-ce que l’épisode qui a eu lieu chez Calypso présente moins d’intérêt que celui qui s’est déroulé chez Nausicaa ? Tant de questions exprimées par chaque personnage ? interrogations qui surgissent mais qui n’appellent jamais de réponses. Car chacun perçoit le héros et le mythe à sa façon, que ce soit avec « le nez toujours collé sur aujourd’hui » ou le regard tourné vers l’Histoire. Et c’est ainsi que les quatre interprètes, tout en rejouant l’épopée avec originalité, font le procès du texte d’Homère, avec parfois des désaccords qui mènent à la confrontation physique. Il s’en dégage alors un mélange d’idées et de convictions qui nous en disent toujours un peu plus sur ces personnages réunis pour faire et refaire les épisodes de l’Odyssée.

Patchwork artistique

Autre mélange, celui des arts. On connaissait Philippe Saire chorégraphe et danseur, on le découvre ici metteur en scène et comédien. Mais il ne délaisse pas pour autant un art pour l’autre : au contraire, il compose avec les deux, et en ajoute encore. En collaboration avec les trois autres interprètes, Philippe Chosson, Christian Geffroy Schlittler et Stéphane Vecchione, qui eux aussi cachent plus d’un talent dans leur sac, le metteur en scène lausannois propose un spectacle qui allie des moments de danse, des ambiances comme en suspension grâce aux divers effets produits par les sons et musiques, et bien évidemment du texte, dans un registre tantôt familier, tantôt poétique.

Un art moins attendu  que les autres est également convoqué sur scène et signe la singularité et la magie de cette création : le bricolage. Dans cet espace scénique qui ressemble à un atelier, les protagonistes ponctuent leur travail de réappropriation par des constructions minutieuses, en direct, de structures bricolées avec toutes sortes d’objets (planches de bois, pneus, bouteilles, ballons de baudruche…) qui, une fois le mécanisme activé, dévoilent des réactions en chaîne étonnantes et drôles. Cet aspect ludique et décalé représente un point fort du spectacle, car il permet au public de lâcher prise et de se laisser emporter dans l’univers fantaisiste des personnages. Mais ces machines évoquent également, comme l’affirme Philippe Saire, « le mélange d’impondérables et de prédestination que constitue l’Odyssée ».

Du bricolage, au sens positif du terme, c’est aussi ce qui a été fait à partir du mythe lors de l’élaboration du spectacle. Le texte original a été déconstruit, puis recréé, avec en transparence des préoccupations modernes. On est d’ailleurs averti par le metteur en scène qu’il ne s’agit pas ici de « raconter l’Odyssée ou de garantir une fidélité au récit, mais de se l’approprier très librement ». S’approprier l’histoire, l’actualiser et en faire ressortir les éléments qui nous touchent ici et maintenant : un procédé qui n’est pas nouveau mais qui révèle sans cesse des interprétations insoupçonnées.

Mais, en fin de compte, pourquoi sont-ils là, ces messieurs ? On ne sait pas vraiment, et celui ou celle qui espère avoir obtenu la réponse au sortir du spectacle risque d’être déçu. Leur démarche rappelle peut-être celle des enfants, qui jouent et reconstituent un monde dérivé d’une histoire qu’ils ont entendue, juste pour le plaisir de la faire revivre et de l’expérimenter à leur manière. Il faut donc se rendre au théâtre sans attendre de réponse ou de message bien précis, et être prêt à embarquer avec ces quatre inconnus, sans savoir où ce voyage nous mènera, et sans la certitude qu’on arrivera quelque part, tout comme Ulysse quittait Ithaque et partait pour l’aventure à bord de l’Argo.

29 octobre 2013


29 octobre 2013

Pierre, mécano, alias Ulysse

© Claude Dussez

Pour sa première pièce de théâtre La Dérive des continents, Philippe Saire, qu’on connaissait comme chorégraphe, offre une Odyssée revisitée par des mécanos du XXIe siècle. Un incessant va-et-vient entre la Grèce Antique et l’Europe d’aujourd’hui, surprenant et déroutant, mais qui réussit à dessiner au fil de la pièce un parallèle plutôt détonant et décalé entre les deux époques.

L’Odyssée autrement

Le public entre dans la salle et, avant même de s’asseoir, découvre sur scène les comédiens et un décor rappelant un garage de mécanicien. Divers objets de toutes tailles et dont la fonction première n’est pas esthétique remplissent la scène. Le spectacle commence, le public peine à se taire, la délimitation est floue, les spectateurs entrent petit à petit dans l’histoire. Les comédiens se changent, se déshabillent, enfilent leurs bleus de travail et, sans raison apparente, troquent le cambouis pour les lettres, le temps de rejouer la célèbre épopée d’Ulysse. Un début sur les chapeaux de roues, sans mise en contexte, une initiative qui laisse perplexe jusqu’à la fin de la pièce. Heureusement, le public finit par se laisser entraîner dans l’aventure par les quatre comédiens expérimentés dans les arts de la scène.

Une scène mécanique

Depuis leur garage du XXIe siècle, les quatres personnages tirent leurs rôles au sort, acceptant plus ou moins leur destinée d’un soir, et se lancent dans le récit de l’épopée grecque antique. Ils restituent les scènes-clefs à l’aide d’objets de mécanique et d’installations ingénieuses, bricolées de bric et de broc, de la ficelle au fusil en passant par la mappemonde. Sans lésiner sur les moyens,ils réussissent ainsi à surprendre, fasciner et réjouir le public. Les mécanismes inventés, qui fonctionnent (pas toujours parfaitement) en réaction en chaîne, reflètent les événements qui s’enchaînent tel le destin d’Ulysse. Une scénographie abstraite, mais qui souligne avec brio la distance qui sépare les deux époques et illustre avec fantaisie les différentes épreuves qu’Ulysse doit traverser.

Les mécanismes du théâtre

L’aternance entre les deux temps de l’histoire se ressent également dans le texte de la pièce et dans le jeu des quatre mécanos. Le récit navigue entre un narrateur externe, préenregistré sur une cassette audio diffusée sur un vieux radiocassette, et les dialogues, monologues et récits des personnages. Le mythe est raconté avec toute la variété des moyens théâtraux contemporains. Les rouages du théâtre sont dévoilés. Les changements de décors se font sous les yeux du public par les comédiens et s’intègrent à la pièce. Les dialogues se déclinent en plusieurs styles et niveaux de langue. Dans ce foisonnement, Philippe Saire laisse aussi la place à la danse contemporaine – son premier amour – pour explorer ce qu’elle peut raconter et ajouter à une pièce de théâtre. La Dérive des continents dans son ensemble retrace les siècles artistiques qui nous séparent de la Grèce Antique.

Le récit est sans cesse interrompu par les multiples décrochages des mécanos qui entrent et sortent de leurs rôles à tout instant. L’attention est sans arrêt ramenée au temps présent de la pièce, ce qui empêche le spectateur de se laisser aller trop pleinement dans l’histoire antique. Ce mélange des discours entraîne une superposition des deux époques, permettant ainsi une confrontation de la Grèce Antique et de l’Europe contemporaine pour mieux faire ressortir les similitudes et les contrastes. L’abstraction du propos contraint le spectateur à rester attentif et curieux.

Innovant…ou frustrant ?

La Dérive des continents raconte un célèbre classique d’une manière nouvelle et divertissante et réussit à surprendre le public. Il ne s’agit pas tant d’une adaptation à proprement parler que d’une illustration moderne d’un récit ancien. Ainsi le mythe n’est pas explicitement ancré dans notre époque ni intégré dans un contexte plus large. Qui sont ces mécanos ? Pourquoi rejouent-il l’Odyssée ? Pourquoi avoir choisi des mécanos ? Est-ce uniquement pour souligner que le spectacle souhaite dévoiler les mécanismes du théâtre et de la société ? Le récit des aventures d’Ulysse est conté de façon captivante et extraordinaire, mais le deuxième niveau, celui du temps présent, laisse les spectateurs sur leur faim. Le parallèle entre la Grèce Antique, le berceau de l’Europe moderne, et l’Europe d’aujourd’hui, incite au questionnement, mais on aurait aimé en savoir plus.

29 octobre 2013


29 octobre 2013

Une relecture exigeante de l’Odyssée

© Claude Dussez

Avec La Dérive des continents, le chorégraphe Philippe Saire s’éloigne de la danse pour partir à la rencontre du théâtre. De ce rendez-vous naît un spectacle complexe, requérant une participation soutenue de la part du spectateur.

Il est difficile de résumer l’intrigue de ce spectacle tant le récit et les formes théâtrales y sont éclatés. On peut cependant affirmer, sans trop se tromper, que le texte d’Antoinette Rychner raconte l’histoire de quatre amis, dont l’habitude est de se retrouver dans une sorte de hangar pour y interpréter des épisodes de l’Odyssée. La vie de ces personnages, dont on ne sait presque rien, semble se confondre avec celle des héros de l’épopée. Le contact avec le mythe se fait à l’aide d’un petit panier dans lequel se trouvent des sphères transparentes contenant le titre des différentes aventures d’Ulysse et de ses compagnons. Elles sont tirées au sort par les personnages tout au long de la pièce. Le spectateur assiste donc à la descente aux Enfers d’Ulysse à son combat contre Scylla ou encore à sa capture par la nymphe Calypso. Chacun de ces quatre compères est amené à endosser le rôle d’Ulysse et à en donner sa propre interprétation.

 La distanciation par le mouvement

 La rencontre entre le texte antique et les personnages modernes rend possible une réflexion sur des sujets d’actualité comme la crise économique en Grèce, l’égalité des sexes ou encore la représentation de la masculinité. Les réflexions de ces quatre personnages entrent très régulièrement en interférence avec le texte d’Homère. Se crée alors une distanciation, obligeant le public à s’interroger sur le mythe et à le confronter avec l’actualité. Cette distanciation ne se limite pas au texte, mais elle gagne d’autres éléments de la représentation. Philippe Saire explore le théâtre à travers le mouvement du corps, dont le lien avec le texte n’est, de prime abord, pas toujours évident. Cette « non-évidence » crée un sentiment d’étrangeté chez le spectateur, le forçant à s’interroger sur la signification du geste. Ainsi, lorsque une voix off nous apprend qu’Ulysse et ses compagnons traversent un détroit, au même moment les quatre comédiens se tiennent debout sur la même chaise. Le spectateur doit faire preuve de beaucoup d’imagination pour que ce numéro d’acrobatie lui évoque la peur ressentie lors de la traversée du détroit. Mais c’est justement ce décalage entre le texte et le geste qui fait tout l’intérêt de ce spectacle puisqu’il force le spectateur à une recherche de sens. Philippe Saire ajoute encore des difficultés à la compréhension, puisque la représentation du mouvement ne s’arrête pas à celle des comédiens. En effet, dans ce hangar, où se trouve une multitude d’objets, les quatre personnages vont briller par leur ingéniosité en reconstituant les fabuleuses machines de Rube Golberg, renvoyant le spectateur à ses jeux d’enfant. Un des hommes tire à la carabine sur un ballon de baudruche, déclenchant tout un mécanisme qui ouvre un parapluie, libère une bille dans un conduit et finit par une explosion. A travers ce mécanisme complexe, Philippe Saire se penche donc sur le mouvement et ses conséquences. Ces constructions pourraient sembler n’avoir aucun rapport avec l’Odyssée et pourtant elles rappellent la mètis des Grecs, cette ingéniosité, si caractéristique d’Ulysse et dont le Cheval de Troyes constitue le meilleur exemple.

Les sens en émoi

 Dans cette relecture de l’Odyssée, Philippe Saire nous emmène sur le chemin de la réflexion tout en maintenant nos sens en alerte. Ainsi tout au long de la pièce, le chorégraphe demande aux spectateurs une attention visuelle soutenue. Tous les mouvements, et ils sont nombreux, requièrent l’attention, car ils poussent le spectateur à réfléchir, en même temps que les comédiens, sur le texte de l’Odyssée et sur sa résonance actuelle. Philippe Saire demande également aux spectateurs d’être attentifs aux sonorités. Un magnétophone à cassettes diffuse des extraits sonores issus de la culture populaire. On reconnait ainsi notamment les dialogues et la musique du film Troyes de Wolfgang Petersen. Philippe Saire multiplie donc les références au mythe d’Ulysse en confrontant la pièce avec d’autres relectures contemporaines. Outre les sonorités vocales, le musicien et performer Stéphane Vecchione crée des sons à partir des différents objets présents sur scène. En utilisant un micro et deux verres remplis d’eau, le musicien parvient à nous évoquer le bruit du ressac sur le rivage. A la vue et l’ouïe s’ajoute encore l’odorat. Ce dernier est notamment mobilisé par l’arôme des feuilles de Ruccola qui se dégage lors de la préparation de potions par le devin Tirésias. Le parfum qui en émane transporte alors le spectateur aux abords de la Méditerranée.

En partant d’une réflexion sur la mythologie à travers le corps et le mouvement, Philippe Saire entraîne son public à mobiliser ses sens pour ressentir le mythe. Il offre aux spectateurs une relecture de l’Odyssée d’Homère, extrêmement riche par l’entremêlement des références antiques et contemporaines. Cependant, cette nouvelle interprétation nécessite une connaissance approfondie de la mythologie grecque et une participation soutenue de la part du spectateur, sans quoi la pièce restera à bien des égards hermétique.

29 octobre 2013


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