Les Femmes savantes
de Molière / mise en scène Denis Marleau / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 29 octobre au 2 novembre 2013 / Critiques par Cecilia Galindo, Jonas Guyot, Jehanne Denogent et Suzanne Balharry.
29 octobre 2013
Par Cecilia Galindo
Le savant de ces dames

C’est un Trissotin aussi élégant que clownesque que nous pouvions découvrir ces derniers jours au Théâtre de Vidy, dans la dernière création du metteur en scène québécois Denis Marleau. L’arrivée inattendue du pédant en Vespa reflète par son humour le choix plaisant de la transposition du cadre des Femmes savantes de Molière aux années 1950 ? transposition justifiable mais qui ne convainc pas sur tous les plans.
Du dedans au dehors
Une grande terrasse avec un bassin au milieu. Une jeune femme en robe claire fait son entrée et s’installe sur un transat. Elle repositionne son chapeau et se plonge dans la lecture d’un magazine féminin consacré au mariage. Un deuxième personnage, sa sœur aînée, s’avance à son tour sur la scène. Elle est en tenue de bain et semble chercher un peu de fraîcheur à l’extérieur de la maison. C’est sur cette image d’été très dolce vita que s’ouvre la comédie de Molière, abordant la pièce sous un jour nouveau. On ne s’immisce plus dans des intérieurs bourgeois pour surprendre in media res les affaires privées d’une famille en désaccord. Ici, les personnages quittent les murs pour s’exposer aux regards.
A l’origine, le spectacle de Denis Marleau est la réponse à une invitation de la part de la direction culturelle du château de Grignan, situé dans la Drôme. Au sein de ce site patrimonial se déroulent chaque été les « fêtes nocturnes », un événement culturel qui propose au public de découvrir une pièce classique, représentée en plein air durant deux mois. Le metteur en scène, sensible à l’histoire des lieux (Madame de Sévigné, entre autres, y a passé ses derniers jours), affirme s’être assez rapidement orienté vers Molière, en sachant que cette décision représentait un défi puisqu’il s’agissait de sa première adaptation d’un texte de cet auteur. Ainsi, influencé par le lieu et par le climat sous lequel la pièce allait être jouée, Marleau a pris le parti d’emmener les personnages à l’extérieur et de faire disparaître les intérieurs, dont seuls divers tissus projetés sur un grand écran en fond de scène gardent encore la trace.
Des personnages en folie
Dans cette configuration nouvelle, les personnages sortent de la maison pour entrer en scène, et y entrent lorsqu’ils sortent de scène. Les passages d’un acte à l’autre se font en douceur, dans un accompagnement musical. Les différents personnages s’installent dans le décor de manière décontractée, tels des vacanciers, et sont souvent suivis des laquais, qui apportent des moments ludiques (lorsqu’ils jonglent avec des verres par exemple, avant de les servir) dont on se réjouit et qu’on regrette d’être si peu nombreux dans cette mise en scène qui manque parfois de folie.
De la folie, il y en a pourtant chez certains personnages, que les comédiens incarnent à merveille. C’est le cas notamment de Trissotin, pédant dans l’excès et intéressé par l’argent, qui sème la discorde dans la famille dirigée par Philaminte, dont le mari se laisse mener par le bout du nez. La maîtresse de maison ainsi que sa belle-sœur Bélise et sa fille aînée Armande sont des femmes instruites qui préfèrent ? ou croient préférer ? les plaisirs de l’esprit aux plaisirs du corps. Elles sont en admiration devant ce cher Trissotin, qui n’inspire aucune confiance à Chrysale, père de famille peu affirmé, et qu’Henriette, qui rêve d’épouser Clitandre, a en horreur. Mais lorsque Philaminte veut imposer à Henriette Trissotin comme époux, les événements se gâtent.
Molière, féministe d’un autre temps ?
Des femmes qui s’instruisent, des hommes qui se soumettent : dans ce féminisme avant l’heure, on comprend le choix de Denis Marleau quant aux costumes et au décor ancrés dans les années 1950, période durant laquelle les femmes commençaient leur chemin vers l’émancipation. Cependant, cette démarche ne va pas toujours très bien avec les allusions socio-historiques propres au XVIIe siècle qui apparaissent dans le texte. Notons par exemple un débat sur la cour entre Clitandre et Trissotin, qui n’a plus lieu d’être au milieu du XXe siècle. A l’inverse, en soulignant les traits féministes de ces héroïnes, Marleau donne à la raillerie une victime inattendue: le personnage d’Henriette incarnait, dans les milieux que fréquentait Molière, des valeurs positives car il faisait preuve de mesure et d’une lucidité indéniable. Il devient ici naïf et un peu « fleur bleue », et on ne peut que se moquer de l’ignorante, lorsqu’elle avoue ne rien connaître du grec et du latin, la bouche encore pleine de chips et la posture enfantine.
Assister à ce spectacle s’avère en somme très agréable : on entre impatient dans le théâtre et on en ressort content et rafraîchi par cette promenade estivale. Mais peut-on vraiment entreprendre un tel saut dans le temps, sur le plan de la scénographie, sans porter parfois atteinte à l’esprit du texte de Molière ?
29 octobre 2013
Par Cecilia Galindo
29 octobre 2013
Par Jonas Guyot
L’œuvre d’art de Denis Marleau

Pour la première fois, Denis Marleau met en scène du Molière. Cette nouvelle expérience donne lieu à un spectacle très esthétique où la femme est à l’honneur.
Le recours à l’audiovisuel
En entrant dans la salle, le regard du spectateur se pose sur le bassin circulaire rempli d’eau, s’enfuit par une série de marches, passe sous une fine arcade en fer forgé, puis s’arrête sur la projection d’un imposant bâtiment qui occupe le fond de la scène. Deux petits buis de part et d’autre de l’édifice apportent une touche de vert sur un ensemble de tons chauds typiquement provençaux. Le bâtiment n’est autre que le Château de Grignan où le spectacle de Denis Marleau a été créé durant l’été 2012. La lumière s’éteint dans la salle et aussitôt la scène s’anime, des personnages défilent sur l’écran, ils entrent et sortent du bâtiment comme des figurants au fond de la scène. Quelques instants plus tard, la projection se fige et les comédiens font leur entrée.
Durant toute la pièce, Denis Marleau communique au public son goût pour l’audiovisuel, projetant sans cesse en arrière-fond des gros plans sur des tissus à motifs floraux. Ces projections rappellent les robes portées par les comédiennes, ces images apparaissent puis s’estompent au gré de l’entrée des personnages féminins, relevant d’un certain esthétisme et montrant la variété des figures féminines. Les vidéos sont réalisées par Stéphanie Jasmin qui codirige avec Denis Marleau la Compagnie UBU depuis 2000. Tous deux partagent une attirance pour le septième art ; ils ont notamment travaillé sur une projection audiovisuelle qui animait une trentaine de mannequins dans la grande exposition « La planète mode de Jean Paul Gautier », au Musée des beaux-arts de Montréal.
Le texte de Molière se fige dans une très belle fresque que peint Denis Marleau. Les comédiens se retrouvent très souvent immobiles et alignés sur scène comme les personnages d’une peinture ce qui donne lieu à de magnifiques tableaux. Les ondulations des tissus en arrière-plan apportent un peu de mouvement à la pièce tout comme la présence de deux jongleurs qui interviennent à quelques reprises. On regrettera peut-être que ces deux circassiens ne soient pas plus présents dans la mise en scène, tant leurs interventions constituent un apport intéressant au texte. Dans une jolie représentation de marionnettiste, ils démontrent notamment le rôle de pantin que joue le personnage de Chrysale par rapport à sa femme.
Trissotin et la pédanterie
Le jeu de Carl Béchard, qui incarne le rôle de Trissotin, rend parfaitement cette suffisance dont le personnage est empli. La déclamation de son banal sonnet coïncide parfaitement avec son périlleux exercice d’équilibriste autour du bassin. A plusieurs reprises, il risque de chuter, menaçant par là même de faire tomber le voile sur sa supercherie, mais l’aveuglement de ses auditrices le sauve de sa misérable tentative d’écriture. Les mouvements grotesques et la perruque excessivement longue sur le devant, rappelant la coiffure d’Elvis Presley, rendent ce Monsieur Trissotin tout à fait ridicule et antipathique. Une lecture contemporaine de la pièce aurait pu cependant mettre davantage en avant l’opportunisme de Trissotin face à ces femmes qui en sont finalement des victimes. Le personnage apparaît dans la pièce, comme Tartuffe, à partir de l’acte III seulement, après tous les autres. Le spectateur, dont la curiosité à son égard a été suscitée, attend son entrée en scène avec impatience. Mais la représentation de Denis Marleau ne joue pas sur cette attente. Son parti-pris est d’avoir porté les figures féminines sur le devant de la scène, au détriment parfois de cette figure si intéressante de Trissotin. Il est vrai que Molière donnait déjà, dans sa comédie, une importance toute particulière aux personnages féminins.
Il ressort de ce spectacle une très belle fresque de la société du XVIIe siècle transposée dans les années 1950. Le choix de cette période permet de replacer le texte de Molière dans un contexte où le combat des femmes pour l’accès au savoir n’était pas encore gagné. Ainsi le discours réactionnaire de Chrysale sur la place des femmes et l’indignation des dames de sa maisonnée y garde toute sa pertinence…
29 octobre 2013
Par Jonas Guyot
29 octobre 2013
Par Jehanne Denogent
Des femmes et des jupons

Au Théâtre de Vidy, le très attendu Denis Marleau présente Les Femmes Savantes de Molière. Ouvrage fin et coloré.
C’est l’heure où le jour succombe sous le poids des ombres. Seule une guirlande lumineuse éclaire le château de Grignan, curieusement transporté de la Drôme aux abords du lac Léman. L’enceinte du château – le vrai, celui dans lequel séjourna Mme de Sévigné – fut le berceau du projet, Les Femmes savantes répondant à une invitation spéciale du site patrimonial pour la compagnie UBU. Ne pouvant se résoudre à l’abandonner lors de la tournée, le metteur en scène Denis Marleau en emporte le souvenir ainsi que l’image sensible qu’il projette en arrière-plan. Étonnant et élégant !
Des femmes savantes et des robes
Une série de petits losanges noirs remplacent l’imposante bâtisse. Ce sont les imprimés du maillot d’Armande. Les petits losanges laissent place à leur tour aux points grossiers d’un tissu blanc et bleu. Martine, la servante vient d’apparaître. Ainsi commence l’amoncellement d’étoffes. Elles se plissent, se superposent, s’effacent. C’est la ronde des jupons des femmes d’une famille. Elles mènent la danse, ces femmes-là. Il y a d’abord Philaminte, la matrone et chef du cercle des Femmes savantes. Les fleurs qui s’élaborent sur sa robe sont noires, sèches et épineuses. Sans l’aide de son mari, passager inutile, elle tient les rênes et décide du mariage de ses filles Armande et Henriette. Cette dernière, le tablier orné de petites fleurs roses, est amoureuse du beau Clitandre, passion qui n’est pas, comme on peut l’imaginer, soutenue par la mère.
A l’intrigue classique du mariage malheureux s’ajoute une critique de la pédanterie. Au XVIIe siècle, de nombreux cercles, comme celui des femmes savantes, revendiquent une recherche du raffinement aussi bien dans les sentiments que dans l’expression littéraire. Philaminte, sa belle-sœur aux imprimés bleus précieux et sa fille Armande, en sont des caricatures. Elles ne jurent que par la philosophie, seule nourriture acceptable. L’esprit prime sur le corps. Mais la vie paraît s’être enfuie de ces corps secs et blancs. Molière semble nous indiquer que ce sont elles les véritables perdantes, finissant tristes, vieilles filles et alcooliques.
Un tour dans les fifties
Pour cette relecture, Denis Marleau déplace la trame des Femmes savantes de Molière dans les chiffons et combats des années cinquante. On roule en vespa, on ose arborer une fière coupe de cheveux en banane et les maillots de bain découvrent avec audace les épaules des jeunes femmes. La proposition fait sens. Les femmes éclairées évoquées par Molière trouvent pantalons à leurs jambes dans les mouvements d’émancipation du milieu du XXe siècle.
Un parcours varié
A la question du choix de la pièce, le metteur en scène québécois répond n’avoir encore jamais touché aux textes de Molière. Il a pourtant une longue série de classiques derrière lui : Othello de Shakespeare en 2007, Agamemnon de Sénèque le Jeune à la Comédie-Française en 2011, … Denis Marleau ne s’est toutefois pas fait connaître par ces reprises mais par des créations sur des textes aux formes compliquées et étonnantes comme des textes oulipiens ou dadaïstes. Il créa ainsi son propre sillon, en marge de la pratique théâtrale québécoise. Actuellement, il partage la direction de la troupe UBU avec Stéphanie Jasmine. C’est en partie à cette conceptrice vidéo que l’on doit la grande présence de vidéos dans les projets de UBU.
L’habilité de Denis Marleau rend avec brio la comédie de Molière. Bien montrés, les enjeux sont rendus limpides, comme les vers égrenés par des acteurs de mérite. Connaissant le metteur en scène, on aurait toutefois pu s’attendre à trouver plus de caractère chez ces femmes savantes, à plonger tout entier dans un univers onirique et envoûtant, sous-tendu de jeux de lumière et vidéos. Les quelques effets vidéos rendent gourmands … mais on en aurait bien aimé davantage ! Lorsque, à la fin du spectacle, la nuit a pris ses quartiers sur le plateau, seuls quelques souvenirs du jour et des brillantes Femmes savantes viennent encore rider l’eau du bassin de Grignan.
29 octobre 2013
Par Jehanne Denogent
29 octobre 2013
Par Suzanne Balharry
Un bassin d’eau trouble

Les échanges sont dynamiques et les comédiens, pour ponctuer leurs répliques, s’éclaboussent d’eau. Les Femmes savantes, dans une mise en scène de Denis Marleau, se joue autour d’un grand bassin qui se prête bien aux interventions fluides et jaillissantes des personnages. Si la transposition de la pièce aux années cinquante appelle quelques réserves, le jeu des comédiens rend la satire tout à fait vivante.
La transposition à l’époque moderne de la comédie de Molière jouée ce week-end au Théâtre de Vidy fonctionne. Elle garde les éléments originaux de la satire contre le pédantisme académique et, sur un autre plan, révèle que les conventions sont, malgré les siècles, toujours présentes dans les esprits. Bien qu’Henriette aime Clitandre d’un amour sincère, les femmes de sa famille veulent qu’elle épouse le poète Trissotin, qui déclame avec emphase ses œuvres littéraires autour du bassin. Philaminte, la mère, dont l’autorité inspire la crainte de son mari Chrysale, est persuadée que cet homme de lettres est talentueux et désintéressé. L’histoire révèle pourtant que ses véritables motivations concernent moins l’art que la fortune de la famille.
Le spectacle est avant tout rendu vivant par la qualité du jeu des acteurs. Carl Béchard, dans le rôle du pédant Trissotin, nous livre notamment une prestation cocasse où il ponctue ses déclamations poétiques par de grands gestes, et Christine Pasquier incarne le rôle détestable de Philaminte sans ciller. Les répliques de Molière s’enchaînent avec dynamisme, et Marie-Eve Beaulieu parvient à nous livrer malgré son petit rôle une version très séduisante de la servante Martine.
Cette transposition à l’époque moderne crée cependant une certaine confusion. Des passages tels que le monologue de Clitandre sur la Cour ne trouvent pas de sens cohérent dans ce contexte. La mise en scène pourrait insister un peu plus sur la critique de la pédanterie, qui est un peu troublée par la capacité à être ridicules des femmes cultivées de la pièce. Les comédiens Stefan Glazewski et Damien Heinrich, qui jouent les deux valets, savent jongler, ce que Denis Marleau décide d’exploiter à deux reprises dans le spectacle. Ces scènes donnent de la joie à la pièce et mettent en évidence qu’il y a des moments où les personnages sont joués comme des marionnettes. Elles ne sont malheureusement pas assez nombreuses pour transmettre ce message clairement. La première fois, les comédiens jonglent autour de Chrysale, soulignant le manque d’autorité du personnage joué par Henri Chassé. La seconde, le jonglage crée une pause dans le déroulement de l’action sans aucune raison, suscitant la surprise la plus totale des spectateurs. Denis Marleau, qui a remporté de nombreux prix, nous surprend donc cette fois-ci avec une pièce certes amusante sans vulgarité mais dont la cohérence dramaturgique n’est pas évidente.
29 octobre 2013
Par Suzanne Balharry