La Ronde

La Ronde

d’Arthur Schnitzler / mise en scène Valentin Rossier / Théâtre La Grange de Dorigny / du 25 octobre au 2 novembre 2013 / Critiques par Cecilia Galindo, Sabrina Roh, Jonas Parson et Aline Kohler.


25 octobre 2013

Baisers dans la pénombre

© Vanappelghem

En secret, entre ombre et lumière, cinq hommes et cinq femmes se laissent porter par le désir. Dans La Ronde d’Arthur Schnitzler, proposée avec sobriété par le metteur en scène genevois Valentin Rossier, les comédiens jouent l’intimité et les spectateurs s’improvisent voyeurs. Un rôle que l’on endosse sans aucune difficulté.

Lorsque l’on prend place dans le théâtre, on perçoit déjà, malgré le manque de luminosité, la brume artificielle qui se propage en volutes sur la scène, et au-delà. L’effet de mystère est immédiat : on devine que l’on va être le témoin privilégié d’un événement qui se veut discret, à l’abri des regards. Le public s’installe, commente, imagine, puis c’est le noir complet, un signal qui marque le passage d’un monde à l’autre. Les derniers chuchotements s’estompent et laissent place à une musique lointaine, une ritournelle qui rappelle la mélodie hypnotique d’un vieux carrousel. Des petites ampoules s’allument en douceur et dévoilent les visages de deux futurs amants, qui finiront par entrer dans la ronde comme on monte sur un manège.

Une mise en scène minimaliste

 Hormis la musique et les contrastes de lumière, qui apportent à la pièce de façon récurrente un onirisme subtil et intimiste, le metteur en scène a misé sur la simplicité. Les sept comédiens font évoluer les situations dans un décor on ne peut plus sobre, teinté de noir, avec pour seul objet un socle étroit faisant office de lit, recouvert d’un voile tout aussi noir. Au-dessus de la scène, une constellation d’ampoules en suspension dont l’intensité lumineuse se module selon les envies des personnages. Les didascalies généreuses concernant la description des intérieurs qu’offre le texte original n’ont donc pas été suivies à la lettre, ce qui a pour effet de mettre au second plan les rapports de classes sociales et qui accentue par la même occasion l’actualité du texte. Valentin Rossier, qui avoue avoir toujours été attiré par des scénographies simples et épurées (c’est le cas par exemple de sa dernière production, Hamlet, Anatomie de la mélancolie, créée en 2013 au Théâtre de l’Orangerie), a cependant conservé ce qui apparaît comme un leitmotiv dans le texte de Schnitzler, à savoir le rapport que les personnages entretiennent avec la lumière, qu’il s’agisse du soleil, d’une bougie ou d’une lampe. L’amour, ça se fait dans le noir, surtout si c’est interdit.

Un voile levé sur un texte oublié

De lumière, il en est bien question : les comédiens de l’Helvetic Shakespeare Company ont pu ici y porter un texte qui est longtemps resté dans l’ombre. En effet, jugée trop obscène lors de sa publication en 1903, la Reigen de Schnitzler n’a pu faire son entrée dans les théâtres qu’à partir de la fin de l’année 1920, bien qu’elle fût encore sujette à polémiques. Avec pour thèmes centraux la sexualité et les comportements amoraux des hommes et des femmes lorsqu’ils sont aliénés par le désir de la chair, les dix dialogues de l’auteur autrichien ont eu une réception difficile à cause des mœurs de l’époque à laquelle ils ont vu le jour. Aujourd’hui, la question de la sexualité n’est plus un tabou et ne fait rougir que très peu de personnes. D’autant plus que l’acte sexuel, ici, n’est pas montré : on plonge dans l’obscurité totale au moment de l’étreinte ultime. C’est l’avant et l’après qui importent. Mais l’acte charnel nous est tout de même suggéré, notamment à travers une musique envoûtante dont le rythme rapide évoquerait, selon le metteur en scène, les battements d’un cœur soumis à un orgasme.

Si La Ronde représenteavec un certain réalisme, malgré ses airs de vaudeville, les faiblesses de l’être humain, elle retrace aussi plus simplement le parcours d’un baiser. Un baiser qui voyage dans la pénombre et lie les différents personnages entre eux pour former un tout, une ronde amoureuse sans fin. Car ce qui constitue la ronde, c’est que chaque individu apparaît dans deux scènes consécutives avec un partenaire différent, jusqu’à ce que le dernier personnage arrivé sur scène retrouve le premier. On aurait d’ailleurs peut-être aimé, pour que la ronde soit doublement bouclée, que la comédienne qui interprète au départ le personnage de la prostituée, Olivia Csiky Trnka, reprenne son rôle lors du dialogue final aux côtés de Romain Lagarde : les deux comédiens qui ouvraient le bal auraient ainsi pu clore le spectacle de manière symétrique.

Que les curieux qui n’ont pas encore osé s’aventurer à la Grange pour assister à cette pièce tantôt drôle, tantôt cruelle, le fassent jusqu’au 2 novembre. L’avantage dans le noir, c’est que si l’on rougit, cela ne se voit pas.

25 octobre 2013


25 octobre 2013

Valentin Rossier nous fait tourner la tête

© Vanappelghem

Hier soir, au théâtre de La Grange de Dorigny, le sexe était à l’honneur. Le sexe comme pulsion animale. Mais Valentin Rossier, dans sa mise en scène de La Ronde, n’est pas tombé dans la vulgarité facile. Un juste équilibre entre réalité crue, vaudeville et univers onirique.

Des ampoules suspendues au plafond semblent flotter dans l’espace. Tout comme ces personnages qui flottent à travers la vie sans réel but. A vrai dire, une motivation les anime tous, qu’ils soient soldat, prostituée ou encore actrice : l’acte sexuel.

Car c’est bien de sexe qu’il s’agit dans La Ronde de Schnitzler. Mais pas seulement. En jouant sur les combinaisons des couples et des origines sociales, Schnitzler explore les relations humaines, le désir et le comportement des êtres humains avant et après l’amour. Un vrai tableau social. Jouée en 1921 à Berlin, puis jugée trop scandaleuse, elle est interdite dans les pays germanophones. Ce n’est qu’en 1982, à Bâle, au lendemain de la mort de Schnitzler, que la pièce revoit le jour.

La Ronde, un défi pour Valentin Rossier

La Suisse a donc une histoire particulière avec La Ronde. Et Valentin Rossier  pérennise cette relation en mettant en scène cette pièce. Metteur en scène, comédien mais aussi, et depuis peu, directeur du théâtre de l’Orangerie à Genève, Valentin Rossier est très actif sur la scène romande. Surtout connu pour son travail sur les textes de Shakespeare, il s’est cette fois lancé dans un univers différent. Selon lui, La Ronde est une pièce « incontournable et intelligente », qui, justement, ne parle pas uniquement de sexe.

Le risque de tomber dans le cliché et la vulgarité était grand. Le metteur en scène a d’ailleurs fait un choix délicat en faisant quelques références claires à la sexualité : les comédiens se touchent sans grande retenue et le lit, symbole des ébats amoureux, se trouve être le seul élément de décor. Mais que l’on ne s’y trompe pas : Valentin Rossier ne s’est pas arrêté à cette représentation basique de la sexualité. Si d’un côté le sexe est présent de manière évidente et donne un côté burlesque à la pièce, il est aussi parfois suggéré de manière très subtile. Valentin Rossier joue pour cela sur la lumière et sur la musique. En effet dans La Ronde, la lumière est un réel leitmotiv. Les comédiens en parlent et en jouent beaucoup durant leur ronde séductrice. Et c’est l’obscurité soudaine qui annonce l’acte sexuel. S’il n’y a plus de lumière, c’est pour laisser place à la musique : une mélodie très rythmée qui rappelle les battements du cœur durant l’orgasme.

Un savant mélange de réalité, d’humour et de féérie

Une autre difficulté s’est imposée au metteur en scène: trouver un juste équilibre entre – ce sont ses termes – « jeu réaliste et vaudeville ». Pour cela, il a tenté d’instaurer le même rythme tout au long de la pièce, ce qui rend le texte percutant et efficace. Les comédiens mènent quant à eux les dialogues d’un bout à l’autre avec fluidité et cohérence. Pour arriver à ce résultat, ils ont dû abandonner le projet de « pschychologiser » leurs personnages. En effet, pour les amants de La Ronde, le contenu des propos importe moins que le fait d’arriver jusqu’à l’acte sexuel. L’absence de raisonnement reflète bien l’état animal de l’être humain, lorsqu’il est mu par le désir.

Le jeu réaliste et l’humour présents dans cette mise en scène trouvent leur place dans un univers onirique, représenté par le personnage de la prostituée Léocadie, qu’incarne merveilleusement bien Olivia Csiky Trnka dans la première scène. La comédienne a réussi à donner une forme inquiétante au personnage. Dans sa bouche, l’insulte « salaud » fait l’effet d’une triste caresse d’adieu. Une tendresse étrange que l’on ne retrouve qu’à la dernière scène, lorsque le comte baise les paupières de cet ange qu’est Léocadie. Et il s’y applique, comme d’autres se sont appliqués pour atteindre l’orgasme. On est ici bien loin du sexe pour le sexe.

Valentin Rossier a donc réussi le pari de faire rire et de révéler la part animale de l’humanité dans un contexte de rêve qui attendrit et montre au public que non, tout de même, l’être humain n’est pas un monstre. Il est tout simplement animé de passions, quel que soit son statut social. Si le sexe côtoie la désillusion dans cette pièce, il a au moins la capacité de mettre tout le monde au même niveau.

25 octobre 2013


25 octobre 2013

Valse au bout de la nuit

© Vanappelghem

Sur scène, dix couples se succèdent, emportés par la valse vertigineuse de la séduction et du sexe. Faisant tourner autant ceux qui sont en bas que ceux qui dominent dans l’échelle sociale, cette Ronde laisse peu de choses intactes sur son passage, stigmatisant aussi bien l’hypocrisie du mariage bourgeois que l’amour-propre du poète. Et quand la danse se termine, il ne semble rester que l’acte sexuel lui-même.

Sous une ampoule diffusant une faible lumière, un soldat apparaît, tentant d’allumer sa cigarette. Hélé par une prostituée, il se retrouve ensuite dans le lit d’une servante, qui couche quant à elle avec son jeune maître. Celui-ci séduit une femme mariée ; en rentrant, elle passe la nuit avec son mari cocu. Ce dernier passe à l’acte avec une jeune femme, avant qu’elle ne tombe dans les bras d’un poète, que son inspiration mène auprès d’une actrice, à laquelle rend visite un vieux comte, que l’on voit enfin dans les draps de la prostituée ; la boucle est bouclée, et la ronde semble pouvoir recommencer.

Entre rire et angoisse

Cette pièce se veut avant tout comique – les rires fréquents du public confirment que cela fonctionne – et présente des personnages grotesques, hypocrites et naïfs en même temps, se mentant à eux-mêmes autant qu’aux autres. Patauds, gênés par moment ou rusés et manipulateurs, ils divertissent et excitent, font rire et choquent (la pièce fut censurée à sa parution). Mais derrière la farce, quelque chose d’autre semble transparaître : une certaine urgence, une fébrilité (à de nombreuses reprises, les personnages craignent que quelqu’un ne les surprenne), mais aussi une anxiété et une quête désespérée d’un sens qui fait défaut. Passant du statut de désirés à celui de désirants, les protagonistes échangent leurs places dans les négociations qui entourent l’acte. Les discours se suivent et se remplacent, ils portent sur la vertu des jeunes filles, l’existence du bonheur ou tout simplement les filles que l’on séduit au bal. Seul invariant : le sexe.

Valentin Rossier met en scène cette satire sociale sans concession, en la sortant d’un décor qui la situerait dans le temps et l’espace (tel qu’il est prévu par les didascalies de Schnitzler) et la projetant dans un espace sans repères. Des ampoules nues pendent à diverses hauteurs au-dessus des comédiens, tantôt illuminant la scène, tantôt la plongeant dans un clair-obscur diffus. Les scènes semblent surgir de l’obscurité où évoluent les personnages, une ritournelle lancinante rappelant une fête foraine abandonnée sort des coulisses, renforçant la mélancolie de la pièce.

“Après c’est triste, avant c’est incertain”

Comme le dira le vieux comte à la fin de la pièce, « après c’est triste, avant c’est incertain, et au final tout se mélange ». L’amour, le mariage, l’art, tout semble n’être constitué que d’illusions et de mensonges, et seul le désir charnel est donné comme vrai. De tous les personnages de la pièce, la prostituée est la seule qui semble réellement honnête et contente. Car elle considère le sexe pour ce qu’il est, sans “l’emballer” dans de grands discours. Ouvrant la pièce en s’offrant (au propre et au figuré) au soldat, elle assiste au départ confus du comte dans l’épilogue. Ainsi s’achève la ronde du désir, et elle peut recommencer. Ce qu’elle paraît nous dire, c’est que quelle que soit notre position sur l’échelle sociale, le plaisir charnel est là pour nous offrir un réconfort et un peu de bonheur dans cette traversée remplie de doutes, de déceptions et d’illusions.

Mais est-ce vraiment un retour à la case départ ? La ronde peut-elle vraiment recommencer ? Dans la dernière scène, Schnitzler semble nous dérober cela même qu’il nous offrait comme seul réconfort : le comte se réveille confus, ne sachant plus ce qui s’est passé lors de la nuit précédente ; on n’assiste qu’au triste « après ». Et le personnage partira, épuisé, regrettant de se n’être pas contenté de simplement « lui embrasser les yeux ».

25 octobre 2013


25 octobre 2013

Le désir interdit en dix tableaux

© Vanappelghem

Sur scène, dix couples se succèdent, emportés par la valse vertigineuse de la séduction et du sexe. Faisant tourner autant ceux qui sont en bas que ceux qui dominent dans l’échelle sociale, cette Ronde laisse peu de choses intactes sur son passage, stigmatisant aussi bien l’hypocrisie du mariage bourgeois que l’amour-propre du poète. Et quand la danse se termine, il ne semble rester que l’acte sexuel lui-même.

Sous une ampoule diffusant une faible lumière, un soldat apparaît, tentant d’allumer sa cigarette. Hélé par une prostituée, il se retrouve ensuite dans le lit d’une servante, qui couche quant à elle avec son jeune maître. Celui-ci séduit une femme mariée ; en rentrant, elle passe la nuit avec son mari cocu. Ce dernier passe à l’acte avec une jeune femme, avant qu’elle ne tombe dans les bras d’un poète, que son inspiration mène auprès d’une actrice, à laquelle rend visite un vieux comte, que l’on voit enfin dans les draps de la prostituée ; la boucle est bouclée, et la ronde semble pouvoir recommencer.

Entre rire et angoisse

Cette pièce se veut avant tout comique – les rires fréquents du public confirment que cela fonctionne – et présente des personnages grotesques, hypocrites et naïfs en même temps, se mentant à eux-mêmes autant qu’aux autres. Patauds, gênés par moment ou rusés et manipulateurs, ils divertissent et excitent, font rire et choquent (la pièce fut censurée à sa parution). Mais derrière la farce, quelque chose d’autre semble transparaître : une certaine urgence, une fébrilité (à de nombreuses reprises, les personnages craignent que quelqu’un ne les surprenne), mais aussi une anxiété et une quête désespérée d’un sens qui fait défaut. Passant du statut de désirés à celui de désirants, les protagonistes échangent leurs places dans les négociations qui entourent l’acte. Les discours se suivent et se remplacent, ils portent sur la vertu des jeunes filles, l’existence du bonheur ou tout simplement les filles que l’on séduit au bal. Seul invariant : le sexe.

Valentin Rossier met en scène cette satire sociale sans concession, en la sortant d’un décor qui la situerait dans le temps et l’espace (tel qu’il est prévu par les didascalies de Schnitzler) et la projetant dans un espace sans repères. Des ampoules nues pendent à diverses hauteurs au-dessus des comédiens, tantôt illuminant la scène, tantôt la plongeant dans un clair-obscur diffus. Les scènes semblent surgir de l’obscurité où évoluent les personnages, une ritournelle lancinante rappelant une fête foraine abandonnée sort des coulisses, renforçant la mélancolie de la pièce.

“Après c’est triste, avant c’est incertain”

Comme le dira le vieux comte à la fin de la pièce, « après c’est triste, avant c’est incertain, et au final tout se mélange ». L’amour, le mariage, l’art, tout semble n’être constitué que d’illusions et de mensonges, et seul le désir charnel est donné comme vrai. De tous les personnages de la pièce, la prostituée est la seule qui semble réellement honnête et contente. Car elle considère le sexe pour ce qu’il est, sans “l’emballer” dans de grands discours. Ouvrant la pièce en s’offrant (au propre et au figuré) au soldat, elle assiste au départ confus du comte dans l’épilogue. Ainsi s’achève la ronde du désir, et elle peut recommencer. Ce qu’elle paraît nous dire, c’est que quelle que soit notre position sur l’échelle sociale, le plaisir charnel est là pour nous offrir un réconfort et un peu de bonheur dans cette traversée remplie de doutes, de déceptions et d’illusions.

Mais est-ce vraiment un retour à la case départ ? La ronde peut-elle vraiment recommencer ? Dans la dernière scène, Schnitzler semble nous dérober cela même qu’il nous offrait comme seul réconfort : le comte se réveille confus, ne sachant plus ce qui s’est passé lors de la nuit précédente ; on n’assiste qu’au triste « après ». Et le personnage partira, épuisé, regrettant de se n’être pas contenté de simplement « lui embrasser les yeux ».

25 octobre 2013


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