On ne fera pas l’économie d’étudier les guerres

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Un membre du M23 à Bukavu (est de la République démocratique du Congo), le 20 février 2025. Soutenu par le Rwanda tout proche, ce groupe armé combat l’armée régulière. L’accès aux riches ressources minières congolaises constitue l’un des moteurs du conflit. © Luis Tato/AFP/Keystone

En 2023, 59 pays étaient en conflit – des guerres civiles le plus souvent. C’est un quart des pays du monde et c’est énorme. Pourtant, il existe des solutions pour diminuer les risques et promouvoir la paix. Elles sont présentées dans un livre grand public récemment écrit non pas par un diplomate ou un chef d’État, mais par un… économiste. Professeur à la Faculté des hautes études commerciales et au Geneva Graduate Institute, Dominic Rohner étudie en effet depuis vingt ans l’économie des conflits et analyse ce qui peut les favoriser comme ce qui peut y mettre un terme.

On a l’habitude d’entendre des économistes parler des conséquences des guerres: du plan Marshall à la façon dont des industries entières sombrent ou au contraire fleurissent pendant et après les conflits, il y a de la matière. Mais les entendre parler des causes d’un conflit, c’est plus rare. Dominic Rohner, professeur en Économie à l’UNIL, avoue un «intérêt qui date du gymnase pour l’histoire et la politique – j’ai le goût de l’interdisciplinarité». Il confesse aussi une envie de voir les choses changer: «Avec les études sur les conséquences des conflits, vous êtes dans le constat, explique le chercheur. Grâce aux datas à disposition, on peut désormais comprendre ce qui les déclenche, ou en tout cas les favorise, et donc agir en amont pour prévenir les guerres, notamment en mettant en œuvre les bonnes politiques publiques.»

Concrètement donc, quels facteurs a-t-il identifiés via ses recherches qui entraînent des conflits? Trois jouent un rôle majeur. Les ressources naturelles d’abord. Un pays riche en pétrole, gaz ou minéraux précieux court un risque de conflit nettement plus élevé qu’une contrée dépourvue de la moindre matière première exploitable. D’une part parce que ces ressources attisent les convoitises des forces en présence dans la région, d’autre part parce qu’elles permettent à ceux qui mettent la main dessus de financer une guerre. Les études montrent que lorsque le cours de l’or augmente, les conflits autour des mines d’or augmentent. Quand la demande est forte pour le lithium, c’est autour de ces mines que se déplacent les conflits armés. «On a un peu cette image idéaliste de Che Guevara quand on pense à un rebelle; dans la réalité, les rebelles sont souvent des salariés des War Lords, des Seigneurs de guerre, qui font ça pour de l’argent, et dans beaucoup de cas pas pour défendre des valeurs, commente Dominic Rohner. Ces richesses naturelles, c’est malheureusement plus de corruption, moins de démocratie.»

La pauvreté, un facteur de risque

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Dominic Rohner. Professeur à la Faculté des hautes études commerciales et au Geneva Graduate Institute. Nicole Chuard © UNIL

Le deuxième facteur identifié est la pauvreté – les 50 pays les plus pauvres du monde ont quasiment tous souffert de conflits récents ou en cours. Si vous avez un emploi et un revenu suffisant pour nourrir votre famille, le salaire que pourra vous proposer un Seigneur de guerre ne suffira pas à vous convaincre de prendre les armes. «Le prix à payer devient trop élevé: vous abandonnez une situation plutôt confortable et votre famille, tout en risquant de perdre la vie contre une somme qui n’est pas assez attractive pour contrebalancer le risque», souligne l’économiste. Les personnes qui vivent dans la précarité et qui n’ont aucun espoir de voir leur situation s’améliorer, sont par contre plus facilement séduites par les gains offerts par les chefs de guerre. Le PIB d’un pays et la proportion d’habitants qui vit dans la pauvreté sont donc un élément d’information important quand on évalue le risque d’un conflit. Avec un fréquent effet «cercle vicieux»: le PIB chute d’environ 18% au sortir d’un conflit, et cet impact négatif dure de longues années. Les habitants sont donc plus nombreux à être financièrement vulnérables et ils sont plus facilement recrutables pour le prochain affrontement dans la même région, avec comme motivation en plus le désir de prendre sa revanche sur l’ennemi qui a infligé une défaite. Difficile dans ce type de scénario de casser le cycle.

Enfin, la diversité et la rivalité ethniques sur un même territoire sont également de nature à attiser la violence, ici entre groupes, surtout s’ils sont de tailles comparables et que la voix de chacun ne compte pas de la même manière. «On a pu voir cela en Bosnie ou au Rwanda», cite en exemple Dominic Rohner.

Plus de démocratie, d’emploi et de sécurité, c’est moins de guerres

Pour contrer ces trois paramètres, qui le plus souvent s’additionnent, et promouvoir la paix, Dominic Rohner propose trois axes: Voice, Work et Warranties, pour reprendre le titre de son livre, ou démocratie, travail et sécurité.

On l’a vu, la diversité ethnique dans un même pays est un élément qui attise les conflits. Donner une chance d’être entendu à chacun et faire en sorte que chaque voix ait le même poids est le meilleur moyen d’arriver à une coexistence pacifique. «Le vote, le pluralisme politique, la représentativité de tous les groupes ethniques dans les pouvoirs législatifs et exécutifs sont les garants de la stabilité, détaille le chercheur. Alors que la discrimination augmente le danger de voir naître des mouvements séparatistes.» La représentativité des différents groupes du pays, que l’on considère par exemple l’appartenance linguistique ou religieuse, est bien réussie dans la démocratie suisse et cela explique la stabilité de son système politique, malgré des divergences qui ailleurs ont conduit à des conflits armés. Mais la démocratie n’a pas vraiment le vent en poupe en ce moment, constate Dominic Rohner: «Il y a toujours eu des mouvements de balancier entre une tendance vers plus de démocratie, suivie d’une tendance vers plus d’autocratie. Actuellement, nous sommes malheureusement dans cette phase – et cela explique en partie pourquoi il y a plus de conflits à l’échelle du monde aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans.»

En créant et en maintenant une économie forte, avec des opportunités pour tous, on permet aux habitants d’un pays de ne pas se voir contraints de devenir soldats pour toucher un revenu. Chacun doit pouvoir choisir sa vie: où habiter, que croire, et aussi quel métier exercer. «Proposer des opportunités professionnelles, offrir l’espoir d’avoir un avenir meilleur, c’est vraiment couper l’herbe sous les pieds aux rebelles», explique l’économiste. Mais n’est-ce pas paradoxal alors de voir les pays les mieux pourvus en ressources naturelles être aussi les plus enclins à la guerre? Comme on l’a vu, les richesses suscitent des violences parce que les différents groupes en présence sont susceptibles de se battre pour se les approprier. «Tout dépend finalement de la maturité politique de l’État au moment où les richesses du pays sont découvertes et exploitées», résume Dominic Rohner, qui cite en exemple la Norvège. Son fonds souverain permet d’améliorer le niveau de vie de tous, il est redistribué pour bénéficier à la société entière. C’est que, quand le pétrole sur lequel il est construit a été découvert, le pays était déjà une démocratie bien établie. Cette découverte n’a donc pas débouché sur une guerre civile, contrairement à ce qui s’est passé par exemple au Tchad au début des années 2000.

Enfin, pour promouvoir la paix, il faut que l’État soit assez fort pour assurer la sécurité du pays face à l’extérieur, et la sécurité de chacun à l’intérieur. Il doit avoir le monopole de la violence légitime. Sans cela, les politiques publiques qui visent à assurer plus de démocratie, plus d’éducation et moins de corruption sont vouées à l’échec: un Seigneur de guerre reprendra le pouvoir très vite et mettra fin à ces belles idées.

Le réchauffement aggrave les problèmes

On sait donc désormais quels sont les facteurs qui favorisent la guerre et ceux qui au contraire promeuvent la paix. Mais où en sommes-nous dans ce chemin aujourd’hui? «La tendance pour la paix est mauvaise. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu nettement moins de conflits entre États, explique le spécialiste. La souveraineté des petits pays a été actée et il est devenu évident qu’un plus grand ne pouvait pas s’en emparer – les autres grandes puissantes en étaient garantes. Il semble que cela soit remis en question aujourd’hui, et on voit le grand retour des guerres entre États. À celles-ci s’ajoutent comme on l’a vu les guerres civiles…»

Pas de quoi se réjouir donc, d’autant plus que le réchauffement climatique pourrait bien aggraver encore la donne. Le professeur s’est penché sur la question avec d’autres chercheurs lausannois, Ulrich J. Eberle et Mathias Thoenig. Leurs résultats? Une planète avec une température plus élevée, c’est plus de sécheresse. La pauvreté, qui a un impact négatif sur la paix, va augmenter par ce simple phénomène. Mais elle va aussi mettre en concurrence des groupes qui luttent pour les mêmes rares ressources. Un exemple avec le monde agricole: s’il y a sécheresse, les agriculteurs vont étendre leurs cultures sur de nouvelles parcelles. Ces cultures vont barrer le chemin aux éleveurs de bétail qui font paître leurs bêtes, lesquelles risquent fort de détruire les céréales plantées par l’autre groupe. Et c’est potentiellement le début d’un nouveau conflit, qui peut vite prendre de l’ampleur s’il y a des armes à disposition. «Chaque degré de plus, c’est plus de guerres, affirme donc l’économiste sur la base des études réalisées à Lausanne. Une des régions les plus à risque aujourd’hui est le Sahel, puisqu’en bordure du Sahara on trouve des sols utilisés par les deux groupes, des éleveurs et des cultivateurs, et que l’impact du réchauffement va être énorme – on peut s’attendre à une augmentation des conflits de 30% là-bas.»

Que faire alors?

Parmi les réponses concrètes, on peut citer la traçabilité des métaux, qui fait une énorme différence. En Afrique, 20% des combats visent à s’emparer des mines. Dominic Rohner cite en exemple une étude d’une consœur allemande qui s’est penchée sur les mines de diamants et a mesuré les effets du Kimberley Process, un protocole visant à s’assurer de l’origine des pierres précieuses et de leur traçabilité d’un bout à l’autre de la chaîne, de la mine à l’acheteur final. Ce protocole a mis des limites évidentes au commerce illégal: selon cette chercheuse, le Kimberley Process a réduit de 50% les risques de conflits en lien avec les mines de diamants. 

Plus globalement, Dominic Rohner insiste sur la nécessité pour chacun de rester vigilant: «S’ils n’ont pas de compte à rendre, que tout le monde détourne le regard et qu’il n’y a pas une presse forte pour raconter leurs barbaries, les autocrates et les Seigneurs de guerre se permettent davantage d’atrocités et de mesures de répression. Si le monde est distrait, ça devient dangereux. Nous sommes tous des citoyennes et des citoyens, à nous de participer au débat public pour faire comprendre aux auteurs que leurs actes ne sont pas invisibles, que nous les regardons.»

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The Peace Formula. Voice, Work and Warranties, Not Violence. Par Dominic Rohner. Cambridge University Press, en anglais (2024), 236 p.

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