
Comment mesure-t-on l’intelligence des primates? Peut-on la comparer à celle des humains? Leurs capacités d’adaptation à notre mode de vie sont-elles une chance ou un handicap pour nos lointains cousins? Éclairage d’une spécialiste de l’UNIL, qui les étudie en Afrique du Sud depuis plus de quinze ans.
En zone rurale, semi-urbains ou dans la brousse, les singes vervets (Chlorocebus pygerythrus) investissent toutes sortes d’espaces en Afrique du Sud, avec une capacité d’adaptation stupéfiante. La primatologue Erica van de Waal, professeure assistante au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, qui les a d’abord étudiés à l’état sauvage, a un jour assisté, ébahie, à une scène singulière. «Dans une zone de pique-nique, un groupe de vervets était capable d’ouvrir un robinet, s’étonne la chercheuse. C’est intéressant, car cela n’est pas du tout un mouvement naturel pour boire de l’eau.»
Un acte d’autant plus perturbant lorsqu’on sait que les membres d’un clan suivent presque aveuglément les connaissances des femelles dominantes dans leur apprentissage, sans essayer de s’instruire ailleurs, et qu’ils montrent une inaptitude avérée à utiliser des outils pour se nourrir dans la nature (contrairement aux capucins, très astucieux, par exemple). Comment ont-ils compris le fonctionnement de cette invention humaine? Erica van de Waal n’a pas encore de réponse. Mais elle a pu remarquer à quel point les animaux qu’elle côtoie plusieurs mois par an possèdent des ressources insoupçonnées. Immersion dans un monde plein de surprises.
Un singe dans la ville
Depuis bientôt trois ans, la biologiste de l’UNIL a élargi ses observations de la savane à la ville avec une collègue de l’Université de Zurich, la Dr. Sofia Forss. Si les recherches sur les sept groupes qu’elle suit à la Mawana Game Reserve dans le KwaZulu-Natal (Afrique du Sud) continuent, son intérêt se porte aussi aujourd’hui sur trois communautés à Ballito, une petite ville balnéaire proche de Durban. «Ils évoluent dans un environnement semi-urbain, car il s’agit d’une zone résidentielle sécurisée où les habitants essaient de vivre en harmonie avec la faune sauvage, précise Erica van de Waal. Mais ils se plaignent des vervets qui rentrent dans les maisons et volent de la nourriture, des médicaments et des boissons. En même temps, les singes continuent à manger les fruits qu’ils trouvent dans la forêt avoisinante, tout en délaissant la sève et les feuilles qu’ils consomment habituellement.»
Les vervets font ainsi partie des rares primates qui ont réussi à s’adapter à la vie urbaine. Mais à quel prix? «Une recherche est actuellement menée en synergie avec des collègues qui travaillent en phytopharmacologie et sur le microbiome pour tester l’impact de la nourriture sur la santé des singes, signale la primatologue. Dans la nature, les feuilles, la sève et les graines qu’ils ingèrent sont censées être bonnes pour leur système immunitaire et contre les inflammations. Si l’on remplace ce régime par un kilo de pain et des sodas chapardés, leur espérance de vie pourrait diminuer. Certains développent des cancers qui jusque-là n’ont jamais été observés sur les individus sauvages étudiés. En consommant moins d’aliments sains pour eux, il semblerait qu’ils perdent des compétences acquises dans la nature, comme aller chercher de la sève ou des feuilles.»

© Erica van de Waal

© Loïc Brun

© Stéphanie Mercier


de temps pour jouer et socialiser, grâce aux calories accumulées.
© Stéphanie Mercier
Le prix de la vie urbaine
La chercheuse a aussi constaté que les singes installés en zone semi-urbaine étaient plus dodus que ceux établis dans la nature. «Les femelles ont développé une poitrine, alors qu’à l’état sauvage, on ne voit que leurs tétines. En outre, la taille des groupes est réduite en zone urbaine ou semi-urbaine. En dehors de cela, les vervets urbains se comportent de manière assez similaire aux sauvages. Toutefois, ils ont plus de temps pour jouer et socialiser, grâce aux calories accumulées, dans un environnement citadin. Mais il reste un élément qu’ils ne parviennent pas à assimiler: la voiture est dangereuse. Je reçois en moyenne une fois toutes les deux semaines un message qui m’avertit qu’un vervet s’est fait écraser.»
Leur cycle de sommeil semble également avoir changé en réaction à leur nouveau biotope. Certains se sont installés au milieu d’un rond-point pour dormir. «On entend leurs cris d’alarme à des heures où ils dorment normalement, notamment pour prévenir de l’arrivée d’un chien promené le soir, décrit la chercheuse. À l’inverse, je suis passée à côté d’un groupe endormi à 10 heures du matin presque sans le remarquer, parce qu’aucun individu ne montait la garde ni n’a réagi. Nous espérons leur mettre bientôt des colliers connectés – réalisés en collaboration avec la Haute École d’Ingénierie de Sierre, dans le cadre du projet MonkeyCall – munis d’un accéléromètre (qui mesure leurs mouvements) pour comprendre leur rythme et comment ils s’acclimatent à ce milieu. La question est de savoir s’ils s’adaptent ou subissent et s’ils vont pouvoir survivre sur le long terme.» La spécialiste ajoute néanmoins que la présence de populations en milieu urbain aiderait peut-être à favoriser une diversité génétique essentielle à la perpétuité de l’espèce. «Différentes populations sauvages, dont les territoires sont isolés par des zones urbaines, pourraient encore être reliées grâce à des individus qui se sont dispersés en ville. Mais il faudrait pour cela que les mâles – les seuls à quitter les communautés, car les femelles sont philopatriques (tendance à rester ou à revenir à l’endroit de sa naissance, ndlr) – devenus urbains arrivent à réintégrer un groupe sauvage, à se faire accepter et à se comporter de la bonne manière.»
Une conformité inestimable
Chez les singes vervets, les mâles migrent et les femelles dominantes consentent, ou non, à les accueillir chez elles. Il est impératif qu’ils fassent partie d’une famille pour échapper aux prédateurs. Isolés dans la savane, ils savent que leurs jours sont comptés. «Avec mon équipe, nous avons analysé neuf ans de données d’observations sur trois groupes que nous avons suivis de près, rapporte la biologiste. Et nous nous sommes rendu compte que nous pouvions mettre en avant la conformité des mâles dans leur manière de socialiser avec les autres. Nous avons pris des individus qui sont restés un an dans une communauté, puis un an dans une autre, afin de pouvoir comparer leurs comportements. Cela nous a permis de calculer leur index de socialité.» Avec d’un côté, les comportements affiliatifs (l’épouillage, se coller l’un à l’autre, s’asseoir vers les autres, se faire des sortes de «smacks», etc.), et de l’autre les comportements agressifs.
De cette façon, l’équipe a pu démontrer qu’un passage dans le love group – une communauté plus égalitaire, étudiée depuis longtemps et qui a des comportements extrêmement pacifiques – rendait les mâles très sympathiques. «Il s’agit d’un groupe où tout le monde se toilette, où, lorsqu’on apporte du maïs, tous mangent en même temps, etc., explique la chercheuse de l’UNIL. Les mâles qui l’intègrent s’adoucissent. Mais dès qu’ils le quittent et s’installent dans un groupe plus agressif, ils deviennent à leur tour belliqueux. Cela prouve qu’il existe une adaptation sociale, indispensable à la survie.»
Une flexibilité futée
Les femelles dominantes tiennent les rênes en toutes circonstances. Elles décident des nourritures consommables, ou non, par leur communauté et de leur quantité. «Elles sont le centre du groupe et ont les connaissances des ressources, détaille Erica van de Waal. Il y a une attention sélective envers ce que fait la femelle dominante.» Ainsi, lors d’une expérience devant un dispositif qui distribuait des morceaux de pomme, la femelle dominante ne pouvait en recevoir qu’un seul à la fois, alors que le mâle dominant pouvait en obtenir cinq. Presque toutes les femelles ont singé leur reine, et donc mangé moins, tandis que les mâles changeaient de stratégie et imitaient le roi.
«Cela démontre de la flexibilité dans les règles d’apprentissage social, ce qui est une preuve d’intelligence, remarque la professeure de l’UNIL. Dans une autre expérience, les femelles ont copié un immigrant pour manger de la nourriture inconnue, des cacahuètes. Elles ne connaissaient pas cet aliment et ont été capables d’assimiler les pratiques d’un mâle immigrant. Ce qui indique aussi une flexibilité comportementale.»
De l’importance des migrants
Cette expérience montre également que la migration peut participer à la transmission d’un savoir. «Quand la nourriture inconnue est apparue – des cacahuètes dans leur coque – les mâles immigrants ont osé s’en approcher et la manger, relate Erica van de Waal. Cela a provoqué un grand intérêt chez les femelles adultes qui ont tenté des nuzzle contacts. Elles ont avancé leur museau, ont reniflé et ont parfois fait des petits “smacks” aux mâles pour se renseigner. C’est leur manière d’apprendre socialement à manger qui, habituellement, est réservée aux bébés avec leur mère. La majorité du groupe a ainsi appris à consommer des cacahuètes grâce aux mâles immigrants.» La chercheuse relève que dans un autre groupe, un petit s’est mis à manger des cacahuètes et n’a été copié que par deux autres juvéniles. Aucun adulte ne s’est risqué à l’imiter. «Selon qui innove, on accorde sa confiance, ou non. Les adultes ne vont pas s’attarder sur les capacités d’un jeune.» Seuls ceux qui ont du vécu, ont atteint l’âge de se reproduire et quitté leur groupe natal sont dignes d’intérêt. «Grâce à des colliers GPS, nous avons pu suivre les mouvements des jeunes mâles qui partaient. Certains se joignent aux voisins, essaient de les épouiller, jouent avec les petits. Parfois, les rencontres sont agressives, parfois, ils observent de loin. Nous nous sommes rendu compte que des individus sortent de la réserve et parcourent plus de 50 km le long des couloirs de végétation dans les zones rurales.»
Voyage initiatique
Fait étonnant: ce sont les mâles adolescents, séparés pour la première fois de leur mère, qui s’éloignent le plus. «J’aurais pensé que les plus âgés seraient les plus téméraires, souligne la primatologue. C’est tout le contraire. Les jeunes réalisent un grand tour, une sorte de voyage de maturité, pour voir comment c’est ailleurs. Mais ils finissent toujours par revenir non loin de leur foyer natal. Ils ont l’air de se dire qu’ils n’étaient pas si mal chez maman. Ils s’installent alors dans un groupe voisin de l’endroit où ils ont grandi.»
A contrario, les colliers GPS indiquent que quelques mâles seraient des solitaires et ne s’intégreraient à leur communauté qu’à des moments choisis, y compris pour dormir. «Quand on sait qu’il est dangereux de rester seul dans la savane, cette découverte est intéressante. Sans la technologie, nous n’aurions jamais pu l’observer.» L’analyse des données de l’accéléromètre (trois axes du corps mesurés toutes les minutes et demie pendant 15 secondes) va permettre à l’équipe d’Erica van de Waal de s’enquérir des comportements de chaque individu, même quand il n’y a pas d’observateur: l’animal est-il statique, en train de courir, d’épouiller ou de recevoir un toilettage, etc.? «Cela va nous aider à savoir ce qui se passe lorsqu’un vervet est en dehors du territoire de son groupe, notamment s’il rencontre d’autres congénères.»
À chaque situation son cri
Chez les vervets, on ne s’exprime pas de la même façon si l’on croise un voisin ou un prédateur. Une salutation n’a pas la même tonalité qu’un SOS. Et on n’utilise pas le même signal selon ses ennemis. «Le prédateur le plus important pour les singes sauvages est le léopard, note la biologiste. Le cri d’alarme que sa présence déclenche suscite des émotions de danger très fortes dans le groupe. En ville, ils se servent du même appel pour signifier le passage d’un aigle, qui est leur plus grand prédateur dans cet autre environnement.» La spécialiste ajoute que les mâles dominants investissent énormément d’énergie dans ces alertes. «Le mâle qui a le plus haut rang crie beaucoup et longtemps. Il joue un rôle de protecteur, il procure un service à la communauté.»
La chercheuse a aussi pu expérimenter de manière anecdotique que leurs vocalises changent en fonction des animaux qu’ils croisent. En effet, l’équipe d’Erica van de Waal vit avec différents chiens dans une maison au milieu de la réserve sud-africaine qu’elle étudie, qui parfois s’échappent. «Ils ont tendance à me suivre à la trace et me retrouvent sur le terrain, car je les promène souvent, raconte la primatologue. Quand un grand chien de chasse comparable à un lévrier anglais s’est aventuré sur leur territoire, les singes ont hurlé comme s’il s’agissait d’un léopard. En revanche, je me suis vraiment inquiétée lorsqu’un autre jour, ils se sont mis à crier autour de moi annonçant l’arrivée d’un gros serpent. Jusqu’à ce que je voie une petite queue noire dépasser de l’herbe et venir vers moi: ils réagissaient à la visite d’un teckel. Si cela peut nous amuser, cela signifie surtout qu’ils ont une communication très efficace entre eux qui les aide à rester en sécurité, car ils se comprennent et les appels entraînent les bonnes réactions, adoptées par tous les membres du groupe.»
Les enregistrements des grunts, ou greeting calls (cris de salutation), réalisés grâce aux colliers connectés, vont permettre d’affiner la recherche sur la communication des mâles entre les groupes. «En déplacement, quand un individu se trouvant en bas de la hiérarchie en approche un autre plus dominant, il produit un son qui veut dire en gros, je te salue et je sais que tu es mon chef. L’analyse des données collectées devrait nous apprendre si les mâles convergent vers un cri qui a une identité de groupe. Si oui, cela révélerait que les vervets possèdent des dialectes.» Une avancée scientifique majeure, car on imaginait jusque-là que seuls les humains pouvaient maîtriser le langage.
Quel est le degré de leur intelligence?
«Nous nous croyions tout en haut de la pyramide, parce que nous possédons de la flexibilité dans l’apprentissage des mots. Nous pensions que les cris étaient innés chez les animaux et que s’ils les apprenaient, ils en étaient capables uniquement durant leur jeunesse. Si nous réussissons à démontrer qu’un mâle adulte peut adapter sa manière de s’exprimer pour s’intégrer dans un groupe, cela montrerait que cette intelligence sociale n’est pas réservée à la culture humaine.»
La chercheuse fait partie d’un projet qui étudie les cerveaux des singes retrouvés morts dans la nature pour les comparer à ceux des animaux en captivité. «Nous essayons de trouver des moyens de tester la “vraie” intelligence animale d’un groupe social dans son environnement. Certes, nous ne sommes qu’au début des investigations. Mais grâce aux technologies qui se développent, je pense que nous allons découvrir des choses incroyables sur cette intelligence. Et réaliser de plus en plus que nous, humains, ne sommes que des primates parmi les autres.»