
En altitude, les effets du dérèglement climatique sont plus rapides et plus spectaculaires qu’ailleurs. Les cabanes de montagne se retrouvent en première ligne face à ces changements. Jean Miczka étudie les risques qui pèsent sur ce patrimoine touristique et culturel des Alpes.
La montagne a toujours le dernier mot. L’adage est à prendre d’autant plus au sérieux que les événements climatiques extrêmes se multiplient. Sécheresse, intempéries, laves torrentielles, éboulements, glissements de terrain frappent plus fréquemment les Alpes depuis quelques années. La beauté des sommets conserve pourtant son pouvoir d’attraction. Pour preuve, les cabanes voient passer toujours plus de monde: alpinistes, randonneurs à ski ou à pied, amateurs de trails ou d’e-bike. Savent-ils seulement que ces refuges sont de plus en plus vulnérables? Si l’année 2024, avec ses précipitations particulièrement abondantes, s’est soldée par des chiffres de fréquentation en demi-teinte pour les cabanes du Club Alpin Suisse, celles-ci ont enregistré des records de nuitées en 2022 et en 2023. Aux clients qui dorment sur place, il faut ajouter le nombre, en hausse, des randonneurs qui s’arrêtent le temps d’un verre ou d’un repas.
Cet engouement, Jean Miczka s’en réjouit. Doctorant au Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne de l’Institut de géographie et durabilité de l’Unil, il est aussi féru d’alpinisme et donc bien placé pour comprendre l’attrait des sommets, lui qui consacre beaucoup de son temps à sillonner les Alpes franco-suisses.
Son terrain d’observation passe par le val Ferret, le val de Bagnes et celui d’Entremont, dans le bas Valais, mais aussi par le massif du Mont-Blanc et celui des Écrins, de l’autre côté de la frontière. Il y étudie l’impact du changement climatique sur les cabanes de montagne (1).
De bons points d’observation
Ces abris d’altitude ont toujours été des édifices un peu à part, isolés dans un milieu si ce n’est hostile du moins soumis aux aléas d’une nature imprévisible et impitoyable. Ils sont désormais aux premières loges du dérèglement climatique. Jean Miczka, lui, parle de sentinelles: «C’est en altitude que le réchauffement va le plus vite et c’est là aussi que ses conséquences sont les plus visibles. Dans les Alpes, on voit très bien le recul glaciaire, la quantité de neige qui diminue. Les refuges se trouvent aux avant-postes de ces changements, ce sont de bons points d’observation pour évaluer et comprendre ces mutations.»
La veille de notre entretien, le scientifique crapahutait, armé d’une corde et de crampons, du côté du refuge du Couvercle, face aux Grandes Jorasses, dans le Massif du Mont-Blanc. Altitude: 2863 mètres. Si son travail de recherche porte principalement sur les cabanes de haute montagne, il inclut aussi des refuges situés à des altitudes plus modestes, donc plus facilement accessibles, y compris à pied ou à vélo électrique. En tout, quarante-cinq sites font partie de son projet d’étude.
Reste que l’altitude fait une véritable différence. «Les cabanes de haute montagne sont les plus affectées, car elles se situent là où les glaciers reculent, où le permafrost fond», précise le chercheur. Le permafrost est un sol en principe gelé en permanence. Il contribue ainsi à maintenir ensemble les roches. Lorsqu’il dégèle, il ne remplit plus aussi bien son rôle de «ciment» naturel et le risque d’éboulements augmente.

Des milliers de mètres cubes de roche
Les chutes de pierres font partie des menaces qui pèsent sur les cabanes. Mais quels sont concrètement les effets du changement climatique dont elles pâtissent? L’analyse de données collectées auprès de gardiens et gardiennes de cabanes (lire l’encadré ci-dessous) a permis de distinguer cinq impacts majeurs. Parmi eux, la dégradation des voies d’accès.
Les routes, d’abord: une mésaventure dont plus d’un tiers des refuges a déjà fait les frais. À l’image des gîtes situés dans le haut Val de Bagnes, en Valais. La région s’est retrouvée coupée du monde deux années consécutives, en 2024 et 2025, suite à des laves torrentielles, autrement dit des crues qui mélangent eau, boue et débris de roche. «Dans ce genre de situations, les habitants du lieu sont bien sûr les premiers touchés, mais les cabanes, qui dépendent de ces accès, sont également affectées», note Jean Miczka. En 2024, la route est restée coupée durant deux mois, de juillet à septembre. Une situation qui a, par exemple, divisé par dix la fréquentation à la journée de la cabane de Chanrion.
Difficile par ailleurs de ne pas mentionner l’éboulement qui a presque entièrement enseveli le village de Blatten, fin mai 2025. Dans le Lötschental, les cabanes Anenhütte et Hollandiahütte n’ont pas ouvert cet été.
Chemins pédestres touchés
Les chemins pédestres, aussi, peuvent être endommagés. Pas moins de 67% des refuges ont été impactés par ce type d’événements. C’est ce qui est arrivé en 2023 à la cabane de Saleinaz, située dans le Val Ferret (VS), suite à un effondrement du terrain. Heureusement, le risque de chutes de pierres au même endroit a pu rapidement être écarté et un nouveau chemin aménagé à travers l’éboulis. «Ce n’est pas toujours le cas», précise Jean Miczka, qui évoque le refuge du Pelvoux et celui du Sélé, dans les Écrins, en France, devenus soudainement inaccessibles suite à un éboulement de plusieurs milliers de mètres cubes de roche, en août 2023. L’accès avait alors été jugé trop dangereux par les autorités et les gardiens avaient dû quitter la cabane.
Les fameuses laves torrentielles, dont on entend parler de plus en plus souvent, peuvent, elles aussi, endommager un chemin. De même que de fortes pluies peuvent, à force, éroder un sentier. Aujourd’hui, la crainte d’un accident sur un parcours détérioré fait d’ailleurs partie des préoccupations des responsables communaux, note Jean Miczka. Ce qui conduit parfois à des changements de signalisation: un chemin de montagne (indiqué en rouge et blanc) devient ainsi, du jour au lendemain, un chemin alpin (indiqué en bleu), considéré comme plus technique et plus dangereux.
Cabanes déplacées
Nettement moins fréquents, mais particulièrement graves, les dommages causés à la structure des bâtiments s’ajoutent à la liste des conséquences du réchauffement climatique. Ils concernent quinze des quarante-cinq cabanes de l’étude, soit une sur trois. Le risque plane au premier chef sur les cabanes de haute altitude, même si celles de moyenne montagne peuvent être menacées par des laves torrentielles. Plus haut, c’est le dégel du permafrost qui pose problème. Si celui-ci a lieu au niveau des parois surplombant une cabane, un pan de montagne peut s’effondrer. S’il a lieu sur le terrain même où la cabane est implantée, le sol peut se mettre à bouger.
Un sol meuble, c’est le scénario du pire, à entendre Jean Miczka: «Ce sont des situations extrêmes, heureusement relativement rares. Dès lors que le sol où se trouve la cabane bouge, celle-ci se détruit peu à peu sans qu’il n’y ait rien à faire, à part l’abandonner et la reconstruire ailleurs.» Des cabanes déplacées pour cause de danger, il en existe déjà plusieurs. À l’image de la Rothornhütte, au-dessus de Zermatt, reconstruite en 2024. Ou de la cabane du Mutthorn, dans le canton de Berne, qui est en train de l’être. Menacée par un éboulement, elle a été relocalisée à 900mètres du site d’origine. Le refuge des Bouquetins, au-dessus d’Arolla, en Valais, trône sur une moraine glaciaire qui s’érode. Il sera, également, bientôt rebâti.
La douche de trop
Quand elle est en pleine activité, une cabane propose le gîte et le couvert à ses hôtes. On y mange, on y boit, on s’y lave aussi. L’eau est indispensable. Elle se fait pourtant de plus en plus souvent désirer. L’enjeu est crucial pour nombre de propriétaires et gardiens, car la pénurie touche déjà près d’une cabane sur deux. Tout particulièrement, celles dont la source provient de la fonte des glaces.
Sécheresses à répétition, recul glaciaire, fonte des neiges précoce sont autant d’événements qui compliquent la vie en cabane. «S’il y a encore de l’eau en début de saison, elle se tarit plus rapidement, souligne Jean Miczka. Les gardiens, qui utilisent des tuyaux pour collecter l’eau des glaciers, doivent aller la chercher toujours plus loin.» Parmi les solutions: réduire l’accès à l’eau des clients à l’aide de régulateurs de pression sur les robinets, par exemple, ou collecter l’eau quand elle est là, en installant de grandes citernes de stockage. La question de la douche agite aussi les esprits. La future cabane du Mutthorn, par exemple n’en prévoit pas. «En France, certains refuges possèdent des sortes de cabines avec de simples lavabos qui permettent de faire une petite toilette en économisant l’eau», ajoute le chercheur.
L’alpinisme devient plus technique
Mais l’impact du changement climatique le plus partagé par les gîtes de montagne concerne les activités alentour. Principalement l’alpinisme. «Depuis une dizaine d’années, on observe que cette pratique est de plus en plus compliquée, plus technique et plus dangereuse, parce qu’il y a moins de neige, moins de glaciers, plus de chutes de pierres», détaille Jean Miczka. La saison tend aussi à se raccourcir et à se décaler dans le temps. Mais les éléments naturels étant plus capricieux, décider d’ouvrir plus tôt ou plus tard s’apparente de plus en plus à un coup de poker pour les gardiens.
À la clé, des risques financiers qui peuvent hypothéquer la survie économique de cabanes, surtout celles qui n’accueillent pratiquement que des alpinistes et ne peuvent donc pas compenser leur absence par l’afflux de randonneurs, comme c’est le cas en moyenne montagne.
Les cabanes situées à des altitudes plus basses tirent mieux leur épingle du jeu, mais la menace que fait peser le réchauffement climatique s’est généralisée. Sur les quarante-cinq cabanes étudiées par Jean Miczka, quarante et une ont été affectées au moins une fois par un des cinq impacts recensés. Réfléchir à l’avenir de ces refuges paraît désormais indispensable si l’on veut pérenniser ce patrimoine alpin. Un patrimoine qui a, par ailleurs, un véritable rôle à jouer face au dérèglement du climat, estime Jean Miczka: «Les gens se rendent de plus en plus en altitude, un phénomène qui devrait s’accentuer avec les fortes chaleurs. J’y vois quelque chose de positif, l’occasion de faire de la sensibilisation à l’économie des ressources propre à la vie en cabane.»
1) La vulnérabilité des refuges et des cabanes dans les Alpes franco-suisses face au changement climatique, 2025. Dans le cadre du projet de recherche «Le refuge comme observatoire de la gouvernance de la montagne peu aménagée dans les Alpes franco-suisses», Jean Miczka, Laine Chanteloup, Christophe Clivaz. journals.openedition.org/viatourism/
Gardiens et guides, des «co-chercheurs»

Dans son travail, Jean Miczka revendique une «approche inductive». Au lieu d’élaborer une hypothèse et de la vérifier ensuite, il se «nourrit» du terrain, de cette montagne à travers ceux qui y passent l’essentiel de leur temps. C’est lors d’échanges avec des gardiens de cabane et des guides qu’est née l’idée de travailler sur la vulnérabilité des refuges dans les Alpes franco-suisses. Cette recherche fait partie d’un projet plus large sur le rôle des cabanes, baptisé HutObsTour, soutenu par le Fonds national suisse. Il regroupe des scientifiques de l’Unil et de l’Université Grenoble Alpes en France.
Sur la base de ses observations et de ses entretiens, le scientifique a élaboré un questionnaire détaillé destiné aux gardiens de cabanes. Les réponses de quarante-cinq d’entre eux lui ont permis d’établir une typologie des impacts du changement climatique sur les cabanes et de les quantifier.
Ces refuges, il les considère comme des «laboratoires d’altitude», et les gardiens ainsi que les guides comme des «co-chercheurs». «En montagne, les changements liés au climat vont très vite, précise-t-il. Les chercheurs doivent être souvent sur le terrain pour comprendre ce qui s’y passe, mais ils ne peuvent pas y être en permanence, contrairement aux gardiens et aux gardiennes de cabanes ou aux guides de montagne. Ces gens constituent donc, pour nous, de véritables ressources, car ils peuvent nous décrire ce qu’ils observent au jour le jour.» Ils font intégralement partie du processus de recherche, au niveau de la collecte de données, mais aussi dans l’analyse de celles-ci, ajoute le scientifique: «Nous organisons régulièrement des réunions, des discussions avec eux afin d’adapter ensemble le protocole de recherche et d’action».
Collaboration: Fabrice Ducrest/Unicom
