« Il serait intéressant de mobiliser la science pour explorer l’inexploré »

conscience 89 1
Des études sur des moines bouddhistes ont montré que la méditation active le cortex frontal, renforçant l’imaginaire, la représentation et l’abstraction. Photo prise à Koh Samui, en Thaïlande. © In Pictures Ltd./Corbis via Getty Images

Psychiatre, professeur honoraire de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, Jacques Besson est passionné par les rapports entre psychiatrie et religion, neurosciences et spiritualité. Il consacre désormais son savoir et son énergie à l’exploration de la conscience. Interview décalée aux confins de l’invisible. 

Rencontrer Jacques Besson, ancien chef du Service de psychiatrie communautaire du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) et l’écouter parler d’expériences de mort imminente, de conscience non-locale et d’univers qui aurait un esprit et donc aussi une mémoire, est une expérience aussi déroutante que stimulante. Le psychiatre vaudois s’intéresse à la dimension spirituelle en médecine et, plus particulièrement, en psychiatrie. Et c’est un puits de science lorsqu’il s’agit d’évoquer tout ce qui touche à la spiritualité, les neurosciences et la conscience. L’an dernier, il a d’ailleurs fondé l’Association pour l’exploration de la conscience (APEC), dont il est président. Conférences et recherches occupent désormais son quotidien.

Dans le cadre de l’UNIL, vous avez donné une conférence intitulée «Expériences de mort imminente. La science face à une énigme». Elle a battu un record de vues. Comment expliquez-vous cet engouement?

La science, bien qu’extraordinairement puissante, atteint certaines limites. Beaucoup ressentent intuitivement qu’il faut aller plus loin, qu’elle ne nous livre peut-être pas toutes les réponses et qu’il faut aller au-delà de ce qu’elle nous donne. Aujourd’hui, un débat s’intensifie autour du matérialisme scientifique, qui postule que la matière est primordiale et que l’esprit en découle, simple production du cerveau. C’est la conception dominante aujourd’hui. Or, le public perçoit bien que certains mystères échappent à cette vision réductionniste. Il y a une forme de méfiance: cette approche ne risquerait-elle pas de restreindre notre compréhension du monde au lieu de l’élargir?

Quelle autre approche proposez-vous?

Si on admet que l’univers est un esprit, qu’il a une mémoire, une présence et peut-être une intention, alors la matière se spiritualise et l’esprit devient premier. Cela marque un changement radical, c’est une révolution copernicienne. L’univers serait un océan infini d’informations engendrant des singularités, des galaxies, des planètes ou êtres vivants. Si l’univers est un esprit, il possède donc une mémoire, cela expliquerait bien des phénomènes étudiés en sciences de la conscience, comme l’hypnose régressive ou l’accès à des connaissances inexpliquées. Si le cerveau est un instrument pour accéder à un champ de conscience universel, évidemment, ça change de point de vue. Les expériences de mort imminente fascinent, car elles défient la science: comment un cerveau privé d’oxygène, sans glucose, sans métabolisme neuronal, avec un électroencéphalogramme plat dans un contexte d’arrêt cardiorespiratoire, pourrait-il produire une activité psychique? Des millions de témoignages décrivent des expériences où des patients en état de mort clinique (lire l’encadré ci-dessous), confirmée par des médecins, rapportent avoir vu et entendu ce qui se passait autour d’eux. Donc si c’est le cerveau qui produit la conscience, on a un problème. Les expériences de mort imminente sont une énigme pour la science. Ce serait quand même intéressant de mobiliser la science dans ce qu’elle pourrait faire, mais qu’elle ne fait pas pour des raisons idéologiques, pour explorer l’inexploré.

Est-ce que les scientifiques s’intéressent à cette vision: l’univers serait un océan infini d’informations sur lequel se brancherait le cerveau?

Ce domaine reste inexploré parce que le matérialisme est un principe fondateur. Et le matérialisme est un dogme, une idéologie. Transgresser cette idéologie expose les chercheurs à des risques: difficultés de publication, marginalisation, frein à la carrière, car ils risquent de passer pour des farfelus. Moi, je ne risque plus rien: je suis professeur honoraire et ma carrière est derrière moi.

Existe-t-il des preuves?

C’est un domaine, où, évidemment, les preuves sont d’un autre ordre: elles relèvent de l’expérience, comme chez les peuples premiers et les chamans. C’est un domaine extrêmement intéressant de la guérison par l’esprit, parce que l’on s’aperçoit que les chamans ont un savoir très ancien sur des choses qu’on croit découvrir actuellement. Un exemple frappant est le psychotraumatisme, central en psychiatrie. Il est traité par des thérapies comme l’Eye Movement Desensitization and Reprocessing, soit l’EMDR. Or, les chamans utilisent depuis des millénaires des états modifiés de conscience. C’est très exactement ce qu’on fait en EMDR. On accède aux traumas par des techniques de distraction hypnotique et on reconfigure les mémoires traumatisées en rapportant du lien et de la santé mentale dans la relation avec le thérapeute qui est spécialisé dans cette activité. Donc l’EMDR, la psychotraumatologie, fait du chamanisme sans le savoir.

jacquesbesson 89
Jacques Besson. Psychiatre. Ancien chef du Service de psychiatrie communautaire du CHUV. Professeur honoraire de l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL

Dans votre conférence, vous évoquez la neurothéologie, qui explore notamment les pratiques anciennes de guérison comme le chamanisme. Qu’est-ce que la neurothéologie?

La neurothéologie est apparue à la fin des années nonante, quand on a commencé à avoir des machines de plus en plus performantes pour l’imagerie cérébrale fonctionnelle, des machines à résonance magnétique nucléaire qui permettent de voir le cerveau en activité, d’isoler certaines régions spécifiques en fonction de certaines tâches. La neurothéologie progresse depuis plus de vingt ans grâce à des technologies toujours plus avancées. Le public connaît ces images très célèbres de moines tibétains dans des scanners qui permettent de voir le cerveau en activité. La méditation profonde modifie radicalement l’activité cérébrale.

Que se passe-t-il dans le cerveau?

Des études sur des moines bouddhistes ont montré que la méditation active le cortex frontal, renforçant l’imaginaire, la représentation et l’abstraction. Elle inhibe les régions pariétales, réduisant l’orientation spatiale et temporelle, ce qui plonge les méditants dans un autre monde. Et pour finir, la méditation stimule la jonction temporale et le cerveau émotionnel, en particulier à droite, où se situent les processus liés à la spiritualité, et intensifie ainsi les perceptions profondes.

Et qu’en est-il de la prière?

C’est tout à fait passionnant, parce que la prière mobilise les mêmes zones cérébrales que la méditation, mais active en plus les régions liées au langage et aux interactions sociales. La recherche a montré qu’on peut tout à fait s’adresser à des personnes virtuelles ou à des êtres spirituels. Cela produit les mêmes images – un peu décalées sans doute – que quand vous avez une conversation avec un autre être humain. Dans le fond, vous engagez une conversation… avec Dieu. D’un point de vue psychiatrique et psychanalytique, cela rejoint l’idée que le dialogue, qu’il soit avec autrui ou avec une entité spirituelle, joue un rôle de tiers essentiel dans les processus thérapeutiques.

De quelle façon?

Beaucoup de pathologies dépressives ou anxieuses tournent en boucle. Le sujet, c’est «Me, Myself and I». Alors que quand vous introduisez du tiers, il produit un effet thérapeutique par la triangulation. Il n’y a pas seulement moi et moi, il y a de l’autre, il y a le mystère, il y a les ancêtres, il y a les traditions, il y a les écritures, il y a les paroles et tout ça joue un rôle extrêmement important parce qu’il introduit du tiers dans le dialogue anxieux et dépressif entre le sujet et lui-même. Donc la prière a des effets thérapeutiques qui sont documentés, ne serait-ce que neurocognitifs.

Revenons à la neurothéologie. Comment explique-t-elle les croyances et les religions?

La neurothéologie est un chapitre des neurosciences. Et pour les scientifiques matérialistes, la matière produit de l’esprit sous une forme organisée, prévue par les gènes et les circuits neuronaux. Selon eux, les êtres humains se rassurent avec des productions imaginaires et collectives qui font du bien. Les darwiniens contemporains disent que les êtres humains ont sélectionné des spiritualités et des religions parce qu’elles préviennent l’agressivité, elles améliorent l’empathie, la sympathie, la vie en commun, et donnent également de l’espérance par rapport à la maladie et la mort. Donc circulez, il n’y a rien à voir, Dieu est une invention.

Quand on est scientifique, avec un peu de curiosité et d’esprit critique comme moi, on dit: «Fort bien, mais il faut aller aux limites». Et là, on découvre l’omniprésence de la médiumnité, les racines profondes du chamanisme, les peuples premiers et leurs hallucinations prémonitoires sous substances. Il y aussi les expériences de mort imminente.

Quelles sont ces substances?

L’ayahuasca en Amazonie, l’ibogaïne en Afrique, la psilocybine en Europe, la mescaline en Amérique du Sud, et puis désormais des drogues de synthèse. Je rappelle que la Suisse est à l’origine du LSD, un puissant hallucinogène, mais aussi une substance rigoureusement mesurable, ce qui en fait un objet de recherche particulièrement intéressant.

Comment être sûr qu’il ne s’agit pas de délire?

J’ai un avantage: je suis psychiatre. Je plaisante souvent en disant «c’est moi qui dis qui est fou». Je fais la différence entre hallucination, délire, illusion et perception. Alors quand je vois des expériences chamaniques ou des effets psychédéliques, je sais qu’on n’est pas dans la psychose. Ce n’est pas la même chose. Prenez les expériences de mort imminente: les gens en reviennent apaisés, transformés, portés par l’amour. Rien à voir avec un délire schizophrénique, où la personne est angoissée, se sent persécutée, et finit souvent à l’hôpital.

Est-ce qu’il y a des points communs entre les visions sous psychédéliques et les expériences de mort imminente?

Il peut y avoir des sorties hors du corps, des voyages astraux, des rencontres avec des proches décédés, des ancêtres, ce genre de choses. Donc oui, il y a clairement beaucoup de points communs. En général, les expériences psychédéliques se passent bien, mais il peut aussi y avoir des bad trips, des confrontations avec son ombre. Ce n’est pas la majorité des cas, mais ça existe, surtout quand les protocoles ne sont pas respectés. Il y a des règles claires, définies scientifiquement. Je pense à celles de la Société suisse de psychiatrie et psychothérapie – qui sont relayées par la FMH – dont je suis l’un des garants: consentement éclairé, encadrement sérieux, etc. Et il ne faut pas que ce soit utilisé par des personnes atteintes de troubles psychiatriques, parce que là, ça devient complexe.

Mais les psychédéliques ne sont-ils pas efficaces en psychiatrie?

Oui. La première indication, et encore aujourd’hui la plus importante, c’est la psychotraumatologie. C’est une branche récente de la psychiatrie, née du constat que de nombreux troubles — dépression, anxiété, addictions — ont des racines traumatiques, souvent liées à l’enfance: abus, violences, carences, abandons. On a commencé à traiter ces traumas avec l’EMDR ou l’hypnose, mais l’accès aux souvenirs refoulés reste difficile. Les psychédéliques permettent justement de rouvrir ces mémoires, et, dans un cadre thérapeutique bien défini, de les reconfigurer. C’est scientifiquement prouvé. J’ai rencontré un médecin d’Harvard qui travaille là-dessus, les données sont là. Les autorisations restent compliquées à obtenir, et ce n’est pas remboursé. Mais malgré ces freins, les effets sont prometteurs, aussi pour l’alcoolisme sévère ou certaines dépressions résistantes. La psilocybine, notamment, donne des résultats spectaculaires. En élargissant la conscience, on accède aux racines du mal — et c’est d’autant plus intéressant qu’on stimule aussi une plasticité neuronale, ouvrant la voie à de nouveaux circuits de transformation.

Est-ce que d’autres usages sont envisagés?

Il y a des recherches en cours où l’on prescrit des psychédéliques à des personnes en fin de vie. C’est très efficace, vraiment. Parce que ces personnes découvrent, au fond d’elles-mêmes, tout un monde intérieur. Une intériorité riche, belle, colorée, ce qu’on appelle parfois l’imaginal. Et cette expérience-là, elle a un impact fort: elle réduit énormément la peur de la mort. Parce qu’il y a un au-delà. Il y a un au-delà, quel qu’il soit. Et le fait d’en avoir une perception, une intuition, même symbolique, même intérieure, ça change tout. C’est très apaisant, ça transforme complètement le rapport à la fin de vie. Je trouve ça passionnant, vraiment, même si ce n’est pas encore très utilisé ici, chez nous. Mais il faut savoir qu’il existe aujourd’hui un protocole officiel sur le sujet. C’est le Dr Michael Ljuslin, chef de clinique en soins palliatifs aux HUG, qui mène ces recherches actuellement.

Vous parlez beaucoup de spiritualité, vous-même, êtes-vous croyant?

Je viens d’une culture chrétienne, et je dirais que j’ai une spiritualité christique. J’ai exploré, rencontré, étudié toutes les grandes religions, ainsi que le chamanisme et l’animisme. Donc je pense avoir une vision d’ensemble. Ce qui me parle profondément, c’est l’idée du Christ cosmique: cette idée que l’humanité est en marche vers quelque chose de plus beau, de plus vrai, de plus lumineux. Mais ce n’est pas donné. Nous sommes co-créateurs de ce devenir. Le monde est encore dans l’inaccompli, et c’est à nous d’amener l’accompli. Il n’y aura pas de mondialisation sans spiritualisation. Et dans ce mouvement, le Christ me semble une figure très inspirante. J’entends par là: l’amour et l’attention à l’autre. Il est difficile d’imaginer mieux.

Mort… puis retour: que vit-on pendant une expérience de mort imminente?

Parmi les témoignages les plus fréquents d’expériences de mort imminente (EMI), on retrouve d’abord une sensation de sortie du corps. La personne a l’impression de quitter son enveloppe physique, de se voir depuis l’extérieur, souvent «d’en haut», et d’observer la scène médicale ou l’accident avec une clarté saisissante, parfois même en percevant ce qui se passe à distance.

Suit souvent l’impression de voyager à travers un tunnel sombre, comme entraîné vers un ailleurs. Au bout de ce passage apparaît une lumière intense, brillante mais non éblouissante, ressentie comme profondément paisible, aimante, parfois même vivante, ou incarnée sous la forme d’un être de lumière qui entre en communication avec la personne.

Ce moment s’accompagne d’un sentiment de plénitude totale, d’harmonie, de paix intérieure absolue, et d’une disparition complète de la peur, de la douleur et des angoisses.

Il arrive également que la personne perçoive la présence de proches décédés, de figures spirituelles, ou d’entités lumineuses. Les échanges se font alors de manière intuitive, souvent sans paroles, mais avec une forme de communication télépathique.

Une autre composante marquante est la revue de vie: une perception rapide et très vive de sa propre existence, ou de certains moments clés, avec une forte dimension émotionnelle — notamment la prise de conscience de l’impact de ses actes sur les autres.

Enfin, beaucoup racontent avoir été confrontés à un choix : celui de revenir dans leur corps, ou de poursuivre vers un «ailleurs», souvent associé à une sensation d’amour ou de vérité ultime.

Laisser un commentaire