En 2020 en Suisse, le montant des héritages devrait atteindre 95 milliards

Professeur au Département d’économie de la Faculté des HEC de l’UNIL, Marius Brülhart a notamment fait parler de lui après la publication d’un chiffre choc: il a estimé au terme d’une étude qu’en 2020, le montant de la fortune léguée en héritage en Suisse atteindrait les 95 milliards de francs. Cet argent sera très peu taxé. Explications.

En Suisse, le montant global des sommes laissées en héritage croît sans cesse. Mais l’argent est distribué de manière très inégalitaire. ©Jehan Khodl

Vous vous êtes penché sur les sommes laissées en héritage en Suisse. Il en ressort qu’ici, on meurt riche…

Oui, en effet, les Suisses vivent riches, et meurent encore plus riches. Avec deux étudiants du master en économie, j’ai étudié l’évolution des héritages depuis 1911, et à partir de ces estimations, j’ai pu calculer que leur montant, en incluant les donations, devrait atteindre en 2020 les 95 milliards de francs. Ce qui est conséquent – et la tendance est toujours à la hausse. En 1999 par exemple, le montant global des héritages a été de quelque 36 milliards de francs.

Vous montrez aussi que c’est à partir de la fin des années 80–début des années 90 que les sommes décollent. Comment expliquer cette augmentation?

Il y a trois paramètres qui expliquent cet essor. Le premier est le facteur «terre»: la surface du pays n’est pas extensible. Il y a cependant une forte demande, et donc les prix montent. Le même terrain au sein d’une famille prend une valeur considérable à travers les générations. Ensuite, il y a aussi le rendement du capital, autrement dit la valeur que prennent vos actions en Bourse. Là, notamment dans les 30-40 dernières années, l’accroissement est également notable. S’ajoute à ces deux facteurs que la fortune en Suisse est concentrée: il faut déjà être riche pour investir en Bourse ou dans l’immobilier, et si on peut se le permettre, eh bien on devient encore plus riche.

Et le troisième facteur?

Ce sont les assurances sociales. L’obligation de cotiser au 2e pilier a changé la trajectoire financière des gens. Avant, le schéma classique, c’était de commencer doucement, avec des revenus modestes, de gagner de plus en plus au cours des ans, et d’économiser pour ses vieux jours. Une fois à la retraite, les gens vivaient sur l’épargne engrangée dans leurs belles années, et dans cette phase, leur fortune décroissait. Aujourd’hui, grâce à la politique des trois piliers, il est très fréquent que les gens vivent leur retraite sans toucher à leur fortune, voire même l’accroissent après 65 ans. Leurs héritiers en profitent donc.

Les seniors sont ainsi très à l’aise financièrement…

Oui. En Suisse, c’est le groupe des 85 ans et plus qui est le plus fortuné.

On lit pourtant souvent des témoignages de retraités qui peinent à nouer les deux bouts. Un quart à un tiers ne vivrait qu’avec l’AVS. On est très loin des sommes que vous évoquez.

Absolument, mais ça n’est pas incompatible. La fortune est distribuée de façon très inégalitaire; elle est concentrée dans les mains d’un nombre restreint de personnes. 1% des contribuables en Suisse détient plus de 40% de la fortune privée totale – aujourd’hui on doit même être plus près des 42%. Il reste donc 99% de contribuables qui ont des sorts très variables. Parmi eux, de nombreux petits rentiers, qui héritent à plusieurs enfants de la maison de leurs parents. 95% des gens héritent de moins de 500000 francs. L’héritage médian est autour de 40000 francs. Et puis il y a aussi des gens qui ne reçoivent rien à la mort de leurs parents.

Marius Brülhart. Professeur au Département d’économie (Faculté des hautes études commerciales). Nicole Chuard © UNIL

Est-ce que cette concentration se renforce, ou est-ce qu’au contraire on va vers une plus juste répartition?

En Suisse c’est resté relativement stable, contrairement à ce qui s’est passé chez certains de nos voisins. Chez eux, à cause de la guerre, il y a eu des destructions de fortune massives, notamment parce que les fabriques ont été souvent totalement bombardées. Là il y a eu un rebrassage des cartes, que nous, nous n’avons pas connu. On est resté longtemps sous la barre des 40%, maintenant on doit être à 42% – ce sont des petits pas, mais nous ne comprenons pas encore vraiment pourquoi il y a ce trend haussier. Nous avons un projet de recherche en cours pour y apporter un peu de lumière. 

À quel âge est-ce qu’on hérite?

Un autre changement majeur depuis 1911 est l’allongement de l’espérance de vie. C’est en soi une bonne nouvelle, mais ça implique que les héritiers ne touchent leur part que très tardivement, souvent lorsqu’ils sont déjà eux-mêmes à la retraite. Cet argent ne leur est plus aussi utile que s’ils avaient pu en bénéficier plus tôt, disons entre 30 et 40 ans – pour l’investir en fonds propres dans l’achat d’un bien immobilier par exemple. 

Personne n’hérite à 40 ans?

C’est rare, 5% seulement des héritages profitent à des gens de moins de 40 ans. Et 19% des donations. Mais on peut imaginer qu’à l’avenir, les donations et avances sur héritage pourraient devenir plus fréquentes, en raison justement de cet allongement de l’espérance de vie.

Pour l’individu, on voit bien l’intérêt d’hériter plus jeune. Pour la société, est-ce que ce serait plus profitable ?

Difficile de répondre. Les gens jeunes prennent plus de risques financiers, et le risque paie plus en moyenne. Peut-être que certains seraient incités à créer une entreprise, ce qui peut être intéressant pour l’ensemble de la société. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que si les gens héritaient quand leurs enfants sont encore petits, ils pourraient leur offrir de meilleures conditions de vie, ce qui en général est synonyme de moins de stress et d’une meilleure formation.

Justement, que font les gens de l’argent hérité?

En Suisse, on ne sait pas vraiment, parce que nous n’avons pas les données. Tout cela pose des questions de respect de la sphère privée, et nous y sommes très sensibles. Mais dans les pays scandinaves, où les rapports entre les citoyens et l’État sont plus détendus sur les questions financières, il y a des études très intéressantes qui suivent les gens avant l’héritage, et plusieurs années après. On voit que leur évolution est assez différente selon leur niveau de fortune avant l’héritage et surtout selon la somme héritée. Les membres de la classe moyenne inférieure qui héritent de montants relativement modestes achètent des voitures, réduisent leur temps de travail et partent en vacances. Sept ans après avoir hérité, en moyenne, il ne leur reste plus rien. Les héritiers déjà bien pourvus qui en plus reçoivent une somme très importante, le 1% le plus riche, ont dans la même durée augmenté leur fortune. On voit qu’au fil des ans, le mécanisme de l’héritage tend à creuser les inégalités.

95 milliards de francs laissés en héritage en 2020, c’est énorme. Vous vous attendiez à un tel montant?

Je n’avais pas d’a priori, mais ce n’est pas un ordre de grandeur qui m’a surpris, non. Je suis par contre plus étonné que la recherche académique s’y intéresse aussi peu.

Sur le plan fiscal?

Notamment. Il y a un consensus chez la grande majorité des économistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, pour reconnaître que l’impôt sur les successions est l’un des rares qui ne soit pas nuisible à la marche de l’économie. Il a donc plutôt la cote. Pourtant, en Suisse, on taxe très peu les successions. En 1990, sur 1 franc hérité, on était soumis en moyenne à un impôt de 4,1 centimes. Aujourd’hui, c’est en moyenne 1,4 centime. Si on en revenait au taux d’il y a 30 ans, l’Etat encaisserait pour l’année 2020 2,5 milliards de revenus supplémentaires.

S’il y a un consensus chez les économistes autour d’un impôt sur les successions, pourquoi est-il alors aussi faible?

Les nombreuses votations sur le sujet montrent qu’il y a une peur: le tourisme fiscal. Beaucoup craignent qu’en augmentant l’impôt sur les successions dans leur canton, les résidents les plus riches aillent s’installer ailleurs – c’est d’ailleurs le même argument qui est utilisé quand il s’agit de taxer davantage les plus gros revenus. Mais la concurrence fiscale est plutôt imaginaire dans le contexte des successions. Nous avons analysé les mouvements des gens, et il apparaît clairement que les personnes âgées fortunées établies dans une région ne vont pas déménager parce que leur succession sera légèrement moins taxée à 100 km de là où elles vivent. Elles ont leur famille, leur maison, leurs amis, ce sont des paramètres importants, surtout quand on devient vieux.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi, outre cette concurrence fiscale imaginaire, une dimension affective chez chacun de nous dans ces questions d’héritage, qui explique que souvent le peuple refuse cet impôt?

Si, bien sûr, l’impôt sur les successions est le plus émotionnel de tous. Il touche à la mort de nos parents, et aussi à notre propre mort. Il y a une dimension sacrée autour des biens ou de l’argent qu’ils nous lèguent et que nous allons léguer à nos héritiers. On ressent ça comme quelque chose de très familial, privé, et on estime que l’État n’a pas à mettre son nez là-dedans. 

On sent pourtant que vous êtes favorable à une taxation plus forte, non?

Je constate qu’il y a là une source de revenus intéressante pour l’État et que ponctionner davantage les héritages ne nuirait pas à notre économie. Mais je ne suis pas favorable à ce qu’on se mette à taxer juste parce qu’il y a une opportunité. Sans compter qu’actuellement, il n’y a pas d’impôt fédéral sur les successions mais 26 systèmes différents, donc ce ne serait pas tout simple de parvenir à quelque chose d’unifié. Et les dernières votations sur ce thème ont montré que le peuple est réticent. Mais je pourrais être favorable à une taxation si on définit un usage précis et nécessaire. Par exemple si, plutôt que d’augmenter la TVA, on destinait cet argent à l’AVS. Le jour où on en sera là, il faudra avoir en tête que c’est une option. /

Dans la task force Covid de la Confédération

Quand il est apparu que la Covid-19 allait avoir des conséquences économiques massives, divers économistes se sont manifestés pour apporter leur expertise à la recherche de solutions pour atténuer ces dommages. C’est le cas notamment de E4S, ou Enterprise for Society, un centre de compétences interdisciplinaire dont fait partie Marius Brülhart et qui associe des chercheurs de trois institutions majeures établies à Lausanne, soit l’UNIL, l’EPFL et l’IMD. E4S s’est fixé comme objectif prioritaire d’aider la société à «mener la transition vers une économie plus résiliente, plus respectueuse de l’environnement et plus inclusive».

La structure s’étant très vite emparée de la question de la Covid-19, certains de ses membres se sont retrouvés dans la Task Force du Conseil fédéral – Marius Brülhart notamment. «Une partie de notre action a consisté en un soutien aux spécialistes des questions médicales, par exemple pour les aider à estimer le coût de certaines mesures, explique-t-il. Sur la question de la prise en charge par la Confédération des tests de dépistages de la Covid-19 par exemple, nous avons pu montrer qu’il était plus que rentable de passer à la caisse – sinon certains auraient renoncé à se faire dépister. Et laisser des malades dans la nature, qui auraient potentiellement contaminé de nombreuses autres personnes, aurait coûté au final nettement plus cher.»

L’autre volet de ce soutien a porté plus spécifiquement sur la politique économique à mener: «Nous avons défendu l’idée que ce n’était vraiment pas le moment d’être radins dans le soutien à l’économie et aux entreprises. La situation de la Suisse était excellente au moment où la crise la Covid-19 a éclaté, la dette très basse – et avec les taux négatifs, la creuser un peu n’est franchement pas un problème, au contraire. Et on ne peut pas décider de sacrifier un pan d’activité, la restauration par exemple, parce qu’on sait qu’autour gravitent une multitude de fournisseurs et d’autres entreprises. Il fallait éviter l’effet boule de neige. Mais cette vision était très partagée, donc elle a été appliquée sans opposition majeure.»

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