Après le succès de ses romans, découvrez les inédits de Ramuz

Après le succès de ses romans, découvrez les inédits de Ramuz
En 1900, le jeune Ramuz obtient sa licence à l'UNIL. Puis il part à Paris où il écrira un premier roman, resté inédit jusqu'à ce jour - photo © N. Chuard

La publication de ses romans dans la Pléiade a reçu un accueil triomphal en 2005. Les surprises continuent en 2006, avec la publication prochaine de son premier roman inédit ainsi que d’autres textes qui n’avaient jamais été publiés de son vivant. Avant-goût exclusif!

Titré «Premiers écrits», le quatrième volume des Œuvres complètes de Ramuz paraît en avril prochain chez Slatkine. Tous les textes qu’il contient sont des inédits, appartenant à des genres différents. Parmi eux, un roman, que Roger Francillon nous fait découvrir ici. Codirecteur des Œuvres complètes, Roger Francillon est aussi lauréat du Prix de l’Université de Lausanne pour son «Histoire de la littérature en Suisse romande».

Des poèmes, des nouvelles, une conférence et un roman

Un choix commenté de poèmes, vingt nouvelles écrites à partir de 1896, des conférences et un roman, le tout inédit: la moisson ramuzienne 2006 est belle. Tous ces textes ont été écrits de 1894 à 1903. Ramuz a alors entre 16 et 25 ans.

Le présent volume des Œuvres complètes publie la deuxième version de son premier roman: «La vie et la mort de Jean-Daniel Crausaz». En octobre 1900, Ramuz a 22 ans. Il a terminé sa licence à l’Université de Lausanne au mois de mars et, avec le soutien financier de ses parents, il part faire une thèse à Paris. Mais il n’en rédigera pas une ligne: nulle trace en effet de ce travail, or Ramuz conserve tout.

Pas de thèse, mais un roman

En revanche, c’est un roman vaudois que Ramuz écrit à Paris, en ce début du XXe siècle. A l’Hôtel de l’Odéon où il séjourne,  l’écrivain rédige les 225 pages, très denses, d’une première version. De retour à Lausanne en avril 1901 (il vit alors chez ses parents), il retravaille son roman.

Résultat: un texte de 134 pages construit sous la forme d’un récit essentiellement introspectif, sorte de journal non daté, encadré par une introduction et un épilogue – dans lesquels Pierre, l’ami du protagoniste, présente les écrits de Jean-Daniel recueillis après sa mort. Mort dont on ne découvrira les circonstances que dans l’épilogue. Entre la première et la seconde version, interviennent des suppressions et quelques transformations de structure interne mais pas de changement profond.

Où l’érotisme est autocensuré

«On voit pourtant s’opérer une forme d’autocensure et ce qui pouvait être l’expression d’un certain érotisme disparaît, constate Roger Francillon. Dans la deuxième version, nulle trace des prostituées, sans doute croisées dans les rues parisiennes, qui figurent dans la première.»

Mais il y a plus important dans ce roman de jeunesse: la présence, déjà, du colporteur. «Marginal puisque personnage de passage par excellence, il est celui qui vient, vend, parle avec tous, boit un verre ici et là, puis repart, ajoute Roger Francillon. Symboliquement, il est une image du poète et introduit cette idée révolutionnaire que la poésie est faite par et pour tout le monde. Cette allégorie de l’écrivain, on la retrouvera plus tard dans «Passage du poète» avec Besson, le vannier. Besson, marginal lui aussi, qui réveille le village et le rend sensible à la poésie avant de reprendre sa route.»

Un jeune écrivain s’interroge sur lui-même

Mais que se passe-t-il au juste dans ce roman? A vrai dire pas grand-chose. Jean-Daniel, jeune écrivain sans problèmes financiers, s’interroge sur lui-même, «sans pour autant que la problématique de l’écriture soit thématisée», précise Roger Francillon. Il vit dans le cadre lénifiant d’une bourgade de la province vaudoise, chez une vieille fille, Mademoiselle Séchée… Occasion d’une satire de la bourgeoisie protestante locale «qui préfigure celle que l’on retrouve avec le notaire Magnenat dans le deuxième roman, «Les circonstances de la vie».

Ce Jean-Daniel est une sorte d’autoportrait de Ramuz. Présenté comme le type même du Vaudois tendu, rêveur et orgueilleux, c’est «un inquiet qui se cherche sans jamais se trouver», un être qui a des choses à dire mais ne trouve pas ses mots (lire un extrait exclusif en pages 14-15). Solitaire, il est tout de même en relation avec quelques autres personnages, dont l’ami Pierre, celui de l’introduction, avec qui il échange des «Lettres d’Allemagne».

Des gens du peuple

«Dans cette correspondance fictive, Ramuz reprend des éléments autobiographiques (il a séjourné à Karlsruhe en 1896-97), qu’il mêle à son expérience parisienne», note Roger Francillon. Une manière de prendre de la distance avec le Pays de Vaud et de faire souffler sur ce «pays du lac» un vent venu d’ailleurs.

Mais ce jeune homme sauvage a surtout pour amis des gens du peuple: Jeanjean, le cantonnier, Lisette, la vieille paysanne, Marc, un pêcheur. «Le personnel romanesque ramuzien est déjà présent. On retrouvera ensuite des figures semblables, comme celle du père Pinget, pêcheur de son état, dans «La vie de Samuel Belet». Et avec elles, un fatalisme – «On est mené», dit le taupier Lambelet – qui s’entend aussi dans la bouche du père Jeanjean.

Au milieu du roman, «La soirée du poêle» est une longue introspection où Jean-Daniel évoque son enfance. Autre satire, autre prise de distance mais avec l’enseignement cette fois. Ramuz dit tout le mal qu’il pense de celui dispensé au Collège classique cantonal où, soit dit en passant, il a été un excellent élève.

Pour échapper à la dépression, «marie-toi»!

«Là encore, certains de ces éléments sont repris, dans «Découverte du monde», textes autobiographiques de la fin des années 30.» Mais l’introspection et le retour sur le passé n’ont qu’un temps: dans la dernière partie du roman, Jean-Daniel réalise qu’il doit agir. Pour sortir de sa solitude, il accompagnera le père Jeanjean, dans un alpage du Jura appartenant à un certain Jean-Pierre. Ce dernier va lui donner un conseil simple: se marier. Rien de tel pour échapper à ce qu’on appellerait aujourd’hui un état dépressif.

Demande en mariage

Justement, au chalet d’en bas, vit la jeune Fanchette, qui va chaque jour porter leur repas aux paysans. Jean-Daniel n’aura aucun mal à provoquer une rencontre et à faire sa demande en mariage. Hélas, Fanchette a les pieds sur terre: elle comprend qu’il n’est pas de son monde et le rejette.

Le journal de Jean-Daniel s’achève sur cet échec. L’ami Pierre reprend alors la parole dans le court épilogue où l’on apprend que le protagoniste est mort à l’hôpital d’une phtisie foudroyante.

«Les ramuziens inconditionnels estimeront que la publication de textes dont la valeur esthétique n’est pas comparable à celle des textes de maturité est contestable. De fait, entre ce premier roman et «Aline» (1905), la différence est énorme. Mais l’intérêt des Œuvres complètes est de rendre compte de la naissance d’un écrivain», fait remarquer Roger Francillon.

Or, «La vie et la mort de Jean-Daniel Crausaz» est très intéressant du point de vue de la création ramuzienne puisque les éléments importants sont déjà présents: le recours à l’oralité, le personnage du colporteur, l’évocation de la nature et des travaux des champs, l’ambivalence.

«Cette dernière, une constante dans la vie de l’écrivain, traduit le rapport existant entre l’amour que Ramuz porte au pays et au paysage surtout, et son rejet de la bourgeoisie vaudoise.» Un monde auquel non seulement il appartient mais dont il est tributaire, puisque ses textes sont publiés dans le «Journal de Genève», la «Gazette de Lausanne» et dans des revues romandes, essentiellement. Pourtant, il reste marginal, d’où son attrait pour les marginaux.

La société rejette l’écrivain

«Dans un plan préliminaire à la première version de «Jean-Daniel», Ramuz voulait conférer à l’idylle avec Fanchette une dimension symbolique, la chargeant de représenter l’amour du pays: Fanchette est le pays et ce pays le rejette. Très vaste problématique, reprise dans «Aimé Pache» et «Passage du poète», que celle de l’isolement de l’artiste dans une société qui ne le comprend pas. La scène avec Fanchette est donc un élément fondamental de la sensibilité de Ramuz, de son «être au monde», pour parler comme les existentialistes. Et même s’il est daté du point de vue de sa facture, le roman laisse entrevoir, à la fin, une certaine auto-ironie où la fiction elle-même est mise en cause.

Elisabeth Gilles

Consultez les nouvelles inédites de Ramuz:
«La recontre» et «La Vie et la Mort de Jean-Daniel Crasaz»

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