Jean Liermier

Entretien radiophonique avec le metteur en scène.

Le 26 mars 2022, le metteur en scène Jean Liermier s’est entretenu dans l’émission À vous de jouer, animée par Daniel Rausis sur Espace 2 (RTS), avec Marc Escola et Josefa Terribilini, respectivement professeur et assistante diplômée à l’UNIL. Ils reviennent sur plusieurs mises en scène de Molière proposées par Jean Liermier.

Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :

Entretien chez Daniel Rausis (Espace 2 – RTS) entre Marc Escola, Josefa Terribilini et Jean Liermier.

Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.

Pour aller plus loin

Sur L’École des femmes (Théâtre de Carouge, 2010), signalons l’existence de matériel supplémentaire et cet extrait du spectacle en libre accès :

Extrait de “L’École des femmes”, m.e.s. J. Liermier, disponible en libre accès sur YouTube.

Sur Le Malade imaginaire (Théâtre de Carouge, 2014), signalons l’existence de matériel supplémentaire et ce trailer :

Teaser du “Malade imaginaire”, m.e.s. J. Liermier, disponible en libre accès sur YouTube.

Plusieurs critiques du Malade imaginaire avaient paru dans l’Atelier critique de l’UNIL.


« Molière est un homme de situation et de profondeur de champ. » Entretien avec Jean Liermier

Cet entretien a été réalisé le 29 avril 2021 à Carouge.

Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?

Jean Liermier : Molière est devenu pour moi comme un fidèle compagnon que j’ai eu l’occasion de côtoyer à plusieurs reprises au cours de ma carrière. J’ai toujours été frappé par sa maîtrise scénique : Molière était un homme de plateau, qui écrivait pour des acteurs, avec le jeu au cœur de son dispositif. Et puis, le caractère autobiographique qu’il parvient à donner à certaines de ses pièces me touche beaucoup. Il devient bouleversant au moment du Malade imaginaire, forcément, mais j’ai aussi été marqué par ce que l’auteur parvenait à raconter de sa vie dans L’École des femmes. Ces pièces recèlent une dimension presque fraternelle qui nous donne l’impression de devenir l’intime de Molière. Personnellement, j’ai toujours fait en sorte de considérer que ses comédies étaient des écrits contemporains et de les prendre très au sérieux – même dans le cas du Le Médecin malgré lui, une farce souvent considérée comme mineure dans sa production, alors qu’elle est pour moi une grande pièce. Cette approche, qui nécessite de se libérer de toute idée préconçue, permet à l’œuvre moliéresque d’ouvrir des pans qui sont parfois vertigineux.
Ma scolarité, en revanche, n’a pas du tout influencé mon rapport à Molière. Pourtant, ayant grandi en France voisine, c’est un auteur que j’ai beaucoup étudié. Mais l’enseignement du théâtre à l’école m’a toujours posé des problèmes : les enseignants sont généralement démunis face aux pièces. Trop souvent, on les aborde à travers l’analyse grammaticale ou sémantique, sans profiter en rien de la multiplicité des approches que permet le théâtre. Y compris avec des élèves qui auraient plus de peine, alors que la pratique scénique permettrait justement de les intéresser davantage. Il suffirait de pousser les tables, et l’on pourrait leur montrer que tout est histoire d’interprétation, que chacun peut avoir une idée et qu’une mise en scène est un regard porté sur une œuvre. Je pense que c’est une formidable façon de faire de la philosophie en trois dimensions.

J.T. : Qu’est-ce qui fait selon vous que cet auteur du XVIIe siècle soit encore joué aujourd’hui ?

J.L. : Les acteurs, c’est tout. Certes, il est possible de trouver un cadre ou une esthétique qui permette d’éviter que le spectateur ne se sente gardé à distance des enjeux du texte (c’est bien le travail de la mise en scène). Mais on peut être terriblement ringard en jouant en jeans et en baskets :  seule la grâce de l’interprétation des acteurs et des actrices permettra de rendre Molière vraiment accessible aujourd’hui. 
Deux comédiens qui m’ont bouleversé en ce sens : Éric Elmosnino, d’abord, qui jouait Sganarelle dans notre Médecin malgré lui (2007). Chaque soir, des gens venaient me demander si je n’avais pas considérablement changé le texte, alors que je n’en avais pas modifié une virgule. C’est que l’acteur parvenait à faire si bien entendre l’écriture de Molière qu’il nous permettait d’en rire et d’en être émus. L’autre comédien, ensuite, est Gilles Privat, avec qui j’ai compagnonné sur L’École des femmes (2010) et Le Malade imaginaire (2013). Cette fois encore, j’ai assisté à une magnifique rencontre entre un acteur et une langue. En le voyant faire, dans le Malade imaginaire, je ne pouvais qu’être troublé d’imaginer Molière amuser son public en faisant dire à Argan qu’il souhaitait « la mort de Molière », alors que le dramaturge lui-même se savait malade. Lorsque ce genre de mises en abyme est prise en charge par un comédien comme Gilles Privat, alors la pièce prend des dimensions qui sont de belles promesses de théâtre.
Lorsqu’on parvient, par le jeu, à rendre ainsi hommage à cette écriture, il est alors saisissant d’observer à quel point ses pièces continuent de faire mouche aujourd’hui. Le Tartuffe, par exemple, est une très grande pièce du point de vue de son traitement du fanatisme. La mise en scène qu’en a proposé Ariane Mnouchkine en 1995 a été pour moi exemplaire dans sa manière de le mettre en valeur : elle a transposé l’action dans le nord du continent africain, où Tartuffe était un islamiste, si bien que ce nouveau contexte permettait de comprendre qui étaient ces faux dévots et quels rapports de forces ils avaient pu instaurer. Tartuffe était charmeur mais surtout dangereux. On percevait comment Orgon pouvait se faire attraper par un tel système. La mise en scène ouvrait le sens de la pièce en apportant des perspectives parfaitement compréhensibles pour les spectateurs, c’était visionnaire.
Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples de l’actualité de Molière : lorsque j’ai monté Le Médecin malgré lui, je faisais le lien avec Jean-Claude Romand qui, en France voisine, s’était fait passer pour un médecin pendant des années, et qui a massacré tout le monde quand il n’a plus été en mesure de conserver son secret. Cette tragédie fait écho au parcours de Sganarelle qui, au début de la pièce, est alcoolique, tabasse sa femme, se montre épouvantable avec ses enfants, et qui, parce des gens veulent trouver de l’aide pour soigner une adolescente, va être investi du rôle de médecin. Le personnage reste le même, mais son habit change et le regard des autres, alors, se modifie aussi. Or, de manière saisissante, Sganarelle est mis dans des situations où il réussit effectivement à guérir des personnes. D’abord, parce que la jeune femme n’est pas muette, mais qu’elle fait une crise d’adolescence, peut-être en partie due à l’absence de sa mère. Sganarelle la soigne alors en lui recommandant de manger quantité de pain trempé dans du vin et, en lisant Molière attentivement, on découvre que cette méthode, en apparence peu orthodoxe, a en réalité pour but de la désinhiber : Lucinde ivre perd le contrôle, finit par reparler, et tout le monde trouve Sganarelle merveilleux. La toute-puissance qu’on met entre les mains de cet homme est incroyable du point de vue de ce qu’elle raconte de la société.
Ainsi Molière parvient-il à sonder les êtres de l’intérieur, pour autant qu’on les regarde avec attention. Il ne faut pas le cataloguer dans un genre, ni dans un style, mais le suivre dans les situations qu’il décrit. Molière est un homme de situation et de profondeur de champ.

J.T. : Parmi toutes les comédies de Molière, pourquoi Le Médecin malgré luiL’École des femmes et Le Malade imaginaire ? Qu’est-ce que ces pièces, spécifiquement, vous permettaient ?

J.L. : Pour L’École des femmes et Le Malade, je voulais avant tout travailler avec Gilles Privat et le rapprochement avec les grands personnages qu’a joués Molière, à savoir Arnolphe et Argan, faisait sens pour moi. Plusieurs éléments ont ensuite conforté ces choix, en particulier les thématiques et le caractère autobiographique des pièces, que je n’ai découvert que plus tard. J’ai lu récemment les nouvelles notices de la Pléiade qui remettent en cause certaines idées reçues, notamment au sujet de la maladie de Molière, mais il y a quand même, à mes yeux, quelque chose de l’ordre de la prescience dans ces comédies : dans le cas du Malade imaginaire, on est bien avant Freud, mais Molière ne fait que parler d’inconscient, à travers Argan. Dans ma mise en scène, je voulais d’ailleurs qu’on comprenne la souffrance du personnage, sans faire de lui un homme bêtement caractériel et hypocondriaque. J’ai donc fait en sorte que sa peur de mourir l’amène à transformer la maison entière en hôpital, où tout sentirait l’urine et la javel. C’est Jean-Marc Stehlé qui a créé la scénographie : elle comprenait un lit d’hôpital contemporain posé au milieu d’un salon qui aurait pu dater du XVIIe siècle. De cette manière, et comme dans tous mes projets, j’évitais de donner trop de signes d’actualisation au spectateur qui l’auraient empêché d’effectuer son travail, tout en lui laissant des indices permettant de relier la pièce au présent. J.-M. Stehlé a par ailleurs inventé deux figures mortifères, deux marionnettes immenses qui permettaient de matérialiser les cauchemars d’Argan : sitôt qu’il s’assoupissait, la mort planait au-dessus de lui. Ainsi, le public était lui aussi traversé par sa peur. 
La notion du théâtre dans le théâtre est en outre récurrente dans le Malade. Chez Molière, le jeu amène toujours une solution. D’ailleurs c’est lors d’un spectacle que les jeunes amants se rencontrent dans la pièce, et tombent amoureux. Ensuite, le jeune homme se déguise en professeur de chant pour pouvoir entrer dans la maison du malade, et tout se passe comme si l’amour donnait de l’esprit. C’est précisément grâce à cet épisode qu’il réussit à gagner la main d’Angélique. De même, Toinette se déguise au troisième acte pour convaincre le malade de laisser tomber ses médecins, et c’est elle qui convînt Argan de jouer le mort pour laisser éclater les sentiments de Béline, puis de sa fille. Le Théâtre comme révélateur.
Dans L’École des femmes, outre la relation entre Agnès et Arnolphe qui, d’une certaine manière, fait écho à la relation entre Molière et Armande Béjart, c’est la structure de la pièce que j’ai trouvée fascinante. Elle ressemble à une tragédie. L’intérêt est d’observer comment le récit du hors-scène modifie ce qui se passe sous nos yeux. À chaque fois, Arnolphe se prend des boomerangs. Je trouve ce procédé satanique de la part de Molière, qui est allé jusqu’à affubler son personnage du nom d’Arnolphe, Saint Arnould étant le patron des maris cocus. Il porte ainsi une malédiction dans son patronyme, exactement comme Œdipe. Il décide de construire sa vie pour contrer cette fatalité mais, ce qu’il ne saisit pas, c’est qu’aimer se passe à deux et qu’on ne contrôle pas la personne en face de nous : Agnès rencontre un jeune homme et finit par se rebeller, menant Arnolphe à sa perte. Dans notre mise en scène, Gilles Privat interprétait alors tout un monologue en pleurant, c’était bouleversant. Il n’y avait pas de « gentils » ni de « méchants » : Molière donne une profondeur à ses personnages, en-deçà même de la psychologie.

J.T. : Quelle(s) autre(s) pièce de Molière aimeriez-vous mettre en scène ?

J.L. : Tartuffe et Don Juan. La seconde pour une mauvaise raison : j’ai eu la chance de travailler avec un metteur en scène qui montait Don Giovanni à l’opéra. Nous travaillions alors sans la musique, uniquement sur le livret. D’abord, il ne se passait rien. Puis, le metteur en scène nous a demandé de lire le texte en italien, et j’ai compris quelque chose de fondamental : entre ma pensée, qui était vive en français, et ma bouche, qui devait parler en italien, il y avait un espace, l’espace du jeu. J’ai donc un attachement particulier à cette œuvre, que je souhaiterais monter un jour à l’opéra, mais je serais content d’être passé par Molière auparavant. D’abord parce que plusieurs scènes manquent chez Mozart, comme celles du mendiant et des paysans, que je trouve sublimes. Ensuite, parce que certains passages sont très compliqués, à l’image des dialogues entre le héros et Elvire ; or, justement, c’est quand je ne sais pas comment m’y prendre que je sens qu’il y a quelque chose à faire. Quant au Tartuffe, je crains que l’ombre de Mnouchkine ne soit encore trop présente au-dessus de moi. Toutefois, avec la bonne équipe, il me plairait de la monter intégralement : je trouve fondamental que certains lieux proposent encore les textes in extenso.

J.T. : Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de les monter ?

J.L. : Dans notre nouveau théâtre flambant neuf bien sûr ! Les travaux de reconstruction sont exceptionnels tant du point de vue des infrastructures techniques, des circulations, que du rapport au public : ce sera sans aucun doute le plus beau Théâtre de Carouge du monde !…