L’avenir du transport: aux croisements du covoiturage, de la multimodalité et de la collaboration

Comme beaucoup d’autres secteurs, celui du transport traverse une période de bouleversements profonds. De l’économie du partage à «la mobilité en tant que service», en passant par les véhicules autonomes, les batteries à semi-conducteurs et les nouvelles technologies, les modèles économiques comme les tendances sociales viennent transformer la manière dont les passagers voyagent et le fret s’organise. Olivier Gallay, professeur assistant à HEC Lausanne et expert en recherche opérationnelle, explique comment son travail sur l’optimisation des transports contribue à façonner l’avenir de ce secteur.

Dans quel domaine de recherche travaillez-vous?

Je suis un mathématicien appliqué qui se concentre sur la recherche opérationnelle et l’optimisation de divers systèmes dans les domaines de la logistique, du transport et des chaînes d’approvisionnement. Par le passé, j’ai travaillé pour le laboratoire de recherche IBM à Zurich au sein de l’équipe Business Optimization, où j’ai été impliqué dans de nombreux projets touchant à l’optimisation de divers aspects du transport – du train au trafic automobile en passant par la tarification pour les compagnies aériennes.

À la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, je continue de travailler sur ce type de problèmes, et plus particulièrement sur les aspects opérationnels des réseaux de transport, en me concentrant sur les problèmes réels qui émergent de la pratique, généralement en collaboration avec des partenaires industriels.

La planification d’itinéraires des véhicules est un bon exemple des cas pratiques que j’étudie. Il faut se rendre à différents endroits pour la livraison de colis par exemple, et trouver les itinéraires optimaux permettant d’atteindre un certain nombre de clients tout en poursuivant un objectif précis d’optimisation: qu’il s’agisse de réduire la distance à parcourir, les émissions de CO2, le nombre de véhicules qui composent la flotte ou le temps nécessaire pour effectuer la tournée.

Quelles organisations publiques font appel à des expert·e·s comme vous pour étudier ce type de cas?

Il s’agit principalement du gouvernement, des décideurs et décideuses ainsi que des organismes de réglementation.

D’un point de vue général, les besoins en mobilité ne cessent d’augmenter. Songez à la croissance démographique dans les villes, à l’accroissement du nombre de passagers ou du fret en raison, par exemple, de l’essor du commerce électronique. Cette évolution devrait se poursuivre pendant au moins une décennie, car seuls des changements de société radicaux sont susceptibles d’inverser cette tendance. En effet, en améliorant l’efficacité des systèmes de transport, cette tendance s’en trouve même renforcée: augmenter la vitesse des trains permet par exemple à une partie de la population de s’éloigner de son lieu de travail. Simplifier ou accélérer les conditions de livraison de biens à domicile a un impact direct sur les commandes enregistrées en ligne.

Par conséquent, l’optimisation des réseaux de transport et de meilleures performances entraîneront vraisemblablement une hausse de la demande, du moins à court et à moyen terme. Ce qui, à son tour, aura une incidence sur les besoins en mobilité, avec un nombre croissant de personnes qui voyagent et de marchandises à livrer, et les conséquences qui en découlent comme la congestion, la pollution et les problèmes de durabilité.

On peut alors supposer que les entreprises à but commercial vont également s’intéresser à cette optimisation des transports, que ce soit pour réduire leurs coûts ou améliorer le service à la clientèle?

Oui, mais même si ces organisations peuvent être motivées par les facteurs coûts ou l’amélioration du service à la clientèle, elles s’intéressent aussi à découvrir des solutions permettant de résoudre de nouveaux ou potentiels problèmes lorsqu’aucune solution satisfaisante n’existe encore.

Par exemple, l’une des tendances actuelles est de considérer la mobilité en tant que service, c’est à dire l’idée que des personnes qui n’ont pas de véhicule puissent profiter des systèmes de transport partagés. Il s’agit ici de mobilité à la demande. Par conséquent, une organisation qui offre «la mobilité en tant que service» peut exploiter une flotte de véhicules – qu’il s’agisse de voitures, de scooters électriques ou de vélos. L’exploitation d’un tel service comporte différents défis, comme celui, par exemple, d’attribuer disons dans le 99% des cas, un véhicule à son client dans un délai de cinq minutes. Il s’agira d’expérimenter alors différentes méthodes pour déterminer le nombre optimal de véhicules à utiliser afin d’atteindre ce niveau de service.

Pourriez-vous nous donner des exemples de projets d’optimisation des transports sur lesquels vous avez travaillé?

J’ai récemment travaillé sur un problème qui concernait un important fournisseur d’énergie en Europe. Les ingénieur·e·s de cette entreprise se rendent quotidiennement chez des clients pour effectuer des travaux d’entretien. Une intervention dure en général entre 5 et 30 minutes. Chaque ingénieur a son propre véhicule, qui n’est finalement que peu utilisé durant la journée. Dans les zones urbaines par exemple, la plupart des employé·e·s garent leur voiture pour une durée importante, contents de trouver une place de stationnement, puis se rendent à pied à chacun des endroits à visiter dans les environs.

L’entreprise dispose d’une impressionnante flotte de véhicules, avec quelque 1’000 travailleurs parcourant plus de 2 millions de kilomètres par an. Elle souhaitait savoir s’il était possible de trouver et de mettre en œuvre une solution permettant de dire aux travailleurs où se garer, et dans quel ordre se rendre sur les différents lieux. Elle souhaitait aussi étudier l’efficacité du covoiturage en comparaison avec l’attribution d’un véhicule par ingénieur.

Dans cette situation, une entreprise peut viser l’optimisation de différents facteurs: il peut s’agir du nombre de travailleurs concernés, du nombre de voitures utilisées, ou encore du nombre de kilomètres parcourus. Une partie du challenge consiste à identifier les potentiels conflits et compromis à trouver entre ces différents objectifs. Avec le covoiturage, par exemple, vous pouvez réduire le nombre de véhicules utilisés, mais vous devez ensuite réaliser de trop nombreux détours pour déposer les passagers, ce qui peut finalement augmenter la distance à parcourir.

Et qu’avez-vous découvert?

Nous avons développé une solution qui a montré que, dans la plupart des cas, il était possible d’obtenir une situation gagnant-gagnant en réduisant à la fois la taille du parc de véhicules et la distance parcourue. En intégrant la possibilité de covoiturage, tout en laissant les ingénieurs continuer à garer leur voiture et à sillonner ensuite à pied les différents sites, le parc automobile a pu être réduit de 8,2% en moyenne et, dans le même temps, le nombre de kilomètres parcourus de 5,4%. Le covoiturage vient en effet compenser la distance supplémentaire occasionnée par les détours pour le transport des passagers. Et en remplaçant la marche par des trottinettes électriques, le gain s’élèverait à 14,1% pour la flotte de véhicules et à 9,2% en moyenne pour la distance parcourue.

Pouvez-vous nous donner un autre exemple?

Dans un autre projet, nous avons examiné le transport multimodal pour la livraison de marchandises. En effet, l’avenir du transport se fera très probablement en partie par l’utilisation de différents moyens de transport pour effectuer un trajet. Nous pouvons en effet vouloir profiter de différents types de véhicules avec leurs avantages et leurs inconvénients. Les drones, par exemple, sont rapides et respectueux de l’environnement, mais ils ont une faible capacité de chargement et des limites d’autonomie. Les fourgonnettes peuvent quant à elles transporter plus de marchandises et voyager plus loin, mais elles sont plus polluantes. Il en va de même pour les passagers. Les bicyclettes sont bénéfiques pour l’environnement, mais peu pratiques sur de longues distances. Il faut donc faire des compromis.

Un problème connexe est la synchronisation de ces différents modes de transport. Si un drone est placé à bord d’un véhicule, il devra quitter le véhicule puis revenir à un moment précis. Si un passager prend le train puis loue un vélo, le vélo devra être disponible au bon moment et au bon endroit. C’est là qu’une grande partie de la complexité surgit.

Pour ce second exemple, pouvez-vous préciser avec quel type d’entreprise vous avez collaboré?

Il s’agissait d’un acteur majeur du milieu de l’automobile qui souhaitait offrir une solution de transport de marchandises à la demande. L’entreprise souhaitait combiner un nouveau prototype de fourgonnette avec un deuxième mode de transport plus écologique et modulable qui, à un moment donné, se sépare de la fourgonnette pour effectuer des livraisons de manière indépendante – un robot roulant ou un drone par exemple.

Les constructeurs automobiles réalisent qu’ils vendent ou vendront moins de véhicules et que l’un des moyens pour évoluer et survivre est d’offrir des solutions de transport entièrement intégrées. Cette société prévoyait de mettre sur le marché des camionnettes avec une offre complète de système de service de mobilité, dont un algorithme permettant à un fournisseur de services de calculer une solution optimale d’utilisation des camionnettes et des robots ou drones intégrés pour des livraisons prédéfinies.

Nous avons réussi à développer un algorithme qui résout le problème et optimise les opérations pour 100 à 150 colis, ce qui est suffisant pour rendre la solution viable dans la pratique. En remplaçant l’usage de certaines fourgonnettes par l’utilisation de drones, vous pouvez économiser jusqu’à 33% du parc automobile. En même temps, vous pouvez réduire la distance parcourue par les camionnettes jusqu’à 58%. La solution que nous avons créée est 15% moins chère, en moyenne, que l’approche conventionnelle utilisée, et bien que la distance totale parcourue – y compris par les drones – soit plus grande. À noter que cette distance parcourue par les drones est rentable et plus respectueuse de l’environnement.

C’est une grosse économie de coûts. Vous produisez donc quelque chose – un algorithme – que ces entreprises sont capables d’utiliser pour calculer l’itinéraire et l’horaire idéal pour leurs employés et leurs véhicules?

Exactement. Les entreprises saisissent les données pertinentes, telles que l’ensemble des colis à livrer et leur lieu de livraison, ainsi que les diverses contraintes qui y sont liées: comme l’heure à laquelle certains clients vont devoir réceptionner la marchandise, et l’autonomie de vol limitée des drones. Une fois les données saisies, l’algorithme informatique réalise les calculs. Cela peut prendre entre une minute et 10 heures selon la complexité du problème. Finalement, l’algorithme produit une solution optimisée pour une ou plusieurs dimensions, tout en respectant les contraintes définies.

Idéalement, vous devriez être en mesure d’utiliser, en plus des données statiques, des informations dynamiques, afin de pouvoir ré-optimiser en temps réel, comme dans le cas par exemple d’une camionnette qui serait bloquée dans le trafic. Dans ce cas précis, nous avons fait une étude de faisabilité sur des données statiques pour mettre en évidence le potentiel de ces nouveaux paradigmes de transport. L’optimisation dynamique est quelque chose que nous ferons à l’avenir.

Même si les entreprises optimisent leurs propres opérations de transport, on peut supposer que la présence même de la concurrence signifie que les réseaux de transport sont loin d’être globalement optimaux?

Il est vrai que l’avenir du transport se trouve non seulement dans le partage et la multimodalité, mais aussi dans la collaboration. Un trop grand nombre d’entreprises qui se font concurrence dans le même espace géographique pose problème. Si tous les clients exigent que leur voiture soit disponible dans les cinq minutes, il faudra beaucoup de véhicules pour répondre à la demande, en particulier aux heures de pointe. Si plusieurs entreprises se font concurrence pour offrir ce service, cela va créer des problèmes de congestion et de durabilité. Même si chaque entreprise optimise individuellement ses propres opérations, le nombre de véhicules utilisés restera trop important. Il est donc probable qu’un système entièrement globalisé s’avèrera nécessaire à un moment donné.

Dans le domaine du transport de marchandises, il existe une marge de manœuvre considérable pour accroître l’efficacité globale. Pensez au facteur de charge: le coefficient de remplissage moyen d’un camion est inférieur à 60% dans l’ensemble, car la plupart du temps, une fois la livraison effectuée, le retour se fait à vide. De plus, il arrive trop fréquemment – des milliers de trajets par jour – que plusieurs camions, partiellement chargés, effectuent des livraisons vers des destinations similaires. Il y a ainsi beaucoup de potentiel pour une optimisation par la collaboration. Certaines initiatives existent déjà, comme celle de la plate-forme technologique européenne ALICE, dans le domaine du transport de marchandises, qui vise à favoriser la collaboration en matière de logistique et de planification et de contrôle de la chaîne d’approvisionnement.

Mais un obstacle majeur vient compromettre toutefois cette optimisation collaborative. C’est le partage de données et la confidentialité commerciale. L’une des approches possibles pour résoudre la problématique de protection des données pourrait être une solution fondée sur la blockchain et le cloud, où le partage des données est facilité tout en restant anonyme.

On peut supposer que les gouvernements peuvent aider à faciliter la collaboration?

Les régulateurs étatiques ont un rôle important à jouer. Ils peuvent inciter les entreprises à adopter un comportement responsable. Si l’on continue à augmenter les taxes sur les émissions de CO2 par exemple, les entreprises de transport seront incitées à collaborer entre elles.

Il semble que les bénéfices de l’optimisation des transports s’étendent au-delà de l’entreprise qui les met en œuvre?

En général, oui. Bien que l’objectif principal d’une entreprise à but lucratif opérant dans un environnement concurrentiel soit de réduire ses coûts et d’augmenter ses profits, ces initiatives profitent souvent simultanément à la société. Si réduire les coûts de transport par l’optimisation signifie réduire le nombre de véhicules sur la route, le nombre de kilomètres parcourus, et donc les émissions polluantes, c’est également bénéfique pour la société et les clients qui obtiennent de meilleurs prix et un meilleur service.

C’est très gratifiant de travailler sur ce type de problème où l’on peut observer le lien entre le problème, la solution et la vie quotidienne. Nous utilisons les transports tous les jours, nous subissons le stress des embouteillages, nous subissons la pollution et nous demandons à quoi pourraient ressembler les systèmes de transport de demain lorsque nous les voyons évoluer tout autour de nous.

Il est très enrichissant de contribuer à l’élaboration de systèmes de transport qui sont bénéfiques pour les entreprises, les consommateurs et la société. Le travail que nous faisons, en nous concentrant sur des cas pratiques, en créant des prototypes appropriés, et en prouvant que les solutions développées peuvent être gagnantes pour tous, aide à encourager la participation nécessaire pour atteindre la masse critique, et ainsi offrir les meilleurs systèmes de transport pour l’avenir.


Article de recherche: Coindreau Marc-Antoine, Gallay Olivier, Zufferey Nicolas (2019). Vehicle Routing with Transportable Resources: Using Carpooling and Walking for On-Site ServicesEuropean Journal of Operational Research, 279(3):996-1010.


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