Laissés dans l’ombre: pourquoi la transparence n’est pas toujours la meilleure solution pour institutionnaliser la responsabilité d’entreprise

La transparence est généralement considérée comme partie intégrante des bonnes pratiques de responsabilité d’entreprise (RE). Elle permet une surveillance plus étroite des entreprises qui s’attribuent des compétences en matière de RE. Mais si nous voulons obtenir des résultats optimaux en matière d’adoption des pratiques de RE dans l’ensemble de l’industrie, il est peut-être préférable de tolérer un brin d’hypocrisie de temps à autre, plutôt que de souligner la différence entre ce qu’une entreprise dit et ce qu’elle fait vraiment.

Article publié la première fois le 01.12.2016 / Mis à jour le 12.03.21 avec la nouvelle version du papier de recherche A Bait-and-Switch Model of Corporate Social Responsibility.

La responsabilité d’entreprise est devenue un élément de plus en plus important pour les compagnies. Dans de nombreuses industries, il est jugé essentiel d’adhérer à une série de principes et pratiques sociaux et environnementaux. Toutefois, mettre en œuvre et incorporer la RE n’est pas une tâche facile. Cela demande à la fois du temps et des ressources. Il est tentant d’emprunter des raccourcis, comme par exemple, le «greenwashing» (écoblanchiment) d’une organisation avec une fine façade de respect de la RE, tout en n’adoptant pas ces pratiques de manière significative.

Pour éviter que les organisations complaisantes se cachent derrière cette façade et pour encourager, voire forcer, les organisations à institutionnaliser la RE, les défenseurs de la RE appellent à une plus grande transparence. Selon eux, permettre une étroite surveillance expose les comportements non conformes aux principes de RE adoptés et persuade les organisations de passer de la parole aux actes. Souligner les disparités entre la politique et la pratique fait l’objet de critiques et force les organisations à mettre en œuvre une plus grande responsabilité et une performance de RE améliorée, et ce, afin de renforcer leur légitimité et d’éviter les dommages au niveau de la réputation. Lorsque les organisations dissimulent leurs activités de RE, il est difficile d’évaluer leurs compétences en matière de RE et d’exiger des comptes.

Certaines données laissent toutefois penser qu’un manque de transparence – ou un degré d’opacité – peut être bénéfique pour l’adoption de certaines pratiques organisationnelles. Cela peut accroître l’apprentissage organisationnel et améliorer la confiance et la motivation. Il semble que l’absence de surveillance procure un espace pour l’expérimentation, pendant que les dirigeants s’adaptent aux nouvelles pratiques de RE et envisagent la manière dont ces pratiques seront mises en œuvre. Avec le temps, cette absence peut amener à une institutionnalisation accrue des pratiques de RE.

Le défi est de réconcilier les deux approches. C’est la question que les chercheurs Patrick Haack de HEC Lausanne (Université de Lausanne), Dick Martignoni de l’Université de Lugano et Dennis Schoeneborn de l’École de Commerce de Copenhague ont exploré dans leur article «Corporate Responsibility as Myth and Ceremony: Bad, but not for Good» (La responsabilité d’entreprise en tant que mythe et cérémonie: le mal, mais pas pour le bien).

La relation entre l’évaluation et l’adoption

Haack et ses co-auteurs adoptent une perspective nouvelle et dynamique en examinant l’adoption des pratiques de RE et leur visibilité par le monde extérieur au fil du temps. Le régime d’évaluation, le degré selon lequel les pratiques de RE en place sont visibles par le monde extérieur, peut changer, à cause par exemple des mesures réglementaires ou des conditions du marché. Les auteurs utilisent une modélisation mathématique pour examiner les résultats des différents modèles d’adoption de la RE. Ils examinent en particulier deux régimes d’évaluation – la transparence et l’opacité – et trois niveaux d’adoption – la non-adoption, l‘adoption cérémoniale (ou superficielle), et l’adoption substantive (ou significative).

Des quatre différentes séquences d’évaluation, les auteurs attachent une attention particulière à la situation où dans un premier temps il y a une faible visibilité (opacité), suivie par une plus grande visibilité (transparence), et les conditions dans lesquelles cette séquence exploite au maximum les perspectives d’adoption substantive.

Les résultats de l’étude remettent en question les perceptions conventionnelles concernant la manière optimale de soutenir l’adoption substantielle des pratiques RE au sein des organisations et de l’industrie. D’un point de vue traditionnel, l’approche coercitive est la plus efficace, accompagnée d’un cadre réglementaire externe, et de sanctions appropriées. D’autres estiment que les pressions de la surveillance externe, ainsi que le risque de préjudice à la réputation et une évaluation défavorable par rapport aux concurrents sur le marché, sont suffisants pour entraîner une action rapide.

Cependant, il y a dans ces deux approches un appel à être transparent à la première opportunité qui se présente, comme catalyseur d’une intégration rapide et efficace des principes de RE dans les processus et structures d’une organisation. On pense que sans cette surveillance, la séparation initiale entre la politique et la pratique pourrait échapper à l’examen et ne pas être remise en question, entravant ainsi les perspectives à long terme d’une adoption substantive.

L’étude présente une alternative étonnante. Elle indique qu’au contraire, loin d’être une entrave, le manque de transparence est un élément important pour maximiser l’adoption substantive des pratiques de RE. Sous certaines conditions fréquemment rencontrées, une période initiale d’opacité suivie par un passage à un régime plus transparent est la meilleure option pour maximiser l’adoption des pratiques de RE. De plus, exiger dès le début la transparence, à laquelle s’ajoute une approche plus stricte concernant la responsabilité, peut être contre-productif, ralentissant ou paralysant un passage aux pratiques de RE.

Une des conditions est la faible probabilité que l’organisation passe rapidement et directement de la non-adoption à l’adoption substantive. C’est certainement le cas pour de nombreuses entreprises, en particulier les grandes entreprises – les multinationales, par exemple – où une adoption substantive est onéreuse et longue. L’autre condition est une forte probabilité que l’organisation continue à mettre en œuvre le programme de politique de RE une fois que ces politiques sont adoptées en tant que pratiques; les données indiquent qu’il est difficile pour les organisations de faire marche arrière une fois que les politiques sont adoptées.

Le timing de la transparence

Le greenwashing ne doit donc pas nécessairement être considéré sous un jour négatif. Un manque de visibilité permet initialement à suffisamment d’organisations au sein d’une industrie de formuler des politiques de RE. Au fur et à mesure que le nombre de compagnies se réclamant conformes aux principes de RE, et non soumises à une surveillance, augmente, les observateurs externes ont de plus en plus de mal à faire la distinction entre les organisations qui ont mis en pratique les politiques RE et celles qui ne l’ont pas fait. Par conséquent, les compagnies en règle, afin de s’assurer de se distinguer des autres compagnies, s’efforcent d’établir des mesures qui imposent une transparence dans l’industrie toute entière. Réciproquement, le passage à un environnement plus transparent encourage un «effet d’engrenage» de la performance de RE dans toute l’industrie.

A long terme, le manque de visibilité d’adoption de la RE, suivi par une plus grande transparence, entraîne une adoption globalement plus substantive des pratiques de RE qu’une approche où les entreprises sont transparentes dès le début. Ce résultat contre-intuitif a un nombre de ramifications importantes.

D’abord, il laisse entendre qu’il pourrait profiter aux militants de la RE d’être circonspects dans leurs critiques des organisations, et notamment le greenwashing par exemple, dans les premiers stades de développement des politiques de RE, surtout là où les taux d’adoption substantive sont généralement bas, dans l’industrie, dans un domaine en particulier. À long terme, nommer et blâmer, ainsi qu’exiger une plus grande transparence, peut être contreproductif.

De la même manière, pour les organisations qui souhaitent agir en chef de file dans les pratiques de RE, il y a des questions concernant la mesure dans laquelle elles devraient souligner les échecs de la RE des concurrents et le timing de tout appel à une plus grande transparence. De fait, il se peut qu’il y ait des conflits entre le plan d’action qu’il est préférable de suivre pour conserver un avantage compétitif et celui qui est optimal pour une durabilité mondiale à long terme.

Ces idées ont également des ramifications au-delà de la RE. Elles indiquent que l’adoption de pratiques prometteuses et de comportements souhaitables pourrait être réalisée non pas par une approche binaire auto-réglementaire ou réglementaire, mais par la combinaison des deux. Aussi, l’approche transparence-opacité pourrait s’avérer être la meilleure voie pour maximiser l’adoption substantive des pratiques souhaitées, et ce, même lorsque de nombreuses organisations n’ont guère l’intention d’adopter les politiques de manière significative.


Papier de recherche: Haack, P., Martignoni, D, & Schoeneborn, D. (2020). A Bait-and-Switch Model of Corporate Social Responsibility. Academy of Management Review, forthcoming, doi: 10.5465/amr.2.2018.0139