Après avoir exploré les versants du Népal, la Dre Judith Eeckman a posé ses capteurs dans le Vallon de Nant. Cette réserve naturelle des Alpes vaudoises présente un système hydro-climatique particulièrement passionnant : la structure du Vallon offre un relief varié, avec un glacier situé au fond du vallon, et des alpages séparés par les anciens verrous glaciaires. Savez-vous que «nant» est le nom des petits ruisseaux qui parcourent le vallon ? Ils confluent pour former la rivière principale : l’Avançon de Nant.
La géologie et l’environnement de ce site ont été étudiés depuis le 19e siècle au moins et sont très bien documentés. Plusieurs groupes de recherche de la FGSE y ont travaillé ou y sont actifs, dans les domaines de l’écologie, du changement climatique, de l’hydrologie, de la géologie et de la pédologie. Pour mener à bien ses recherches, Judith Eeckman, première assistante à l’Institut de géographie et durabilité, profite du matériel mis en place par d’autres groupes de la FGSE (trois stations météo et une station hydrologique). Elle a également mis en place ses propres instruments de mesure. Elle nous décrit sa recherche et son travail dans le Vallon.
Quels sont les axes essentiels de votre recherche ?
Judith Eeckman : Je mène actuellement deux projets :
- Premièrement, j’établis une climatologie spatialisée des températures dans le vallon : en somme, j’estime les températures mensuelles sur un maillage de résolution très fin (de 25 m en 25 m) à partir des mesures sur le terrain, mais aussi de calculs statistiques.
- En parallèle, je décris les mécanismes d’infiltration des eaux de fonte des neiges dans les différents types de sols que l’on rencontre dans le vallon. J’estime aussi les temps de stockage de cette eau dans les sols avant qu’elle ne s’exfiltre vers la rivière.
Cette recherche s’inscrit dans la continuité de ma thèse, durant laquelle j’ai mis en place une modélisation numérique pour comprendre le fonctionnement hydrologique de petits bassins versants dans l’Himalaya. Ce sont des milieux très complexes et il faut faire beaucoup d’hypothèses simplificatrices pour réussir à les modéliser. En général, l’on considère qu’en montagne, les sols sont peu épais, sableux et que l’eau ruisselle plutôt en surface du fait de la pente. Mais c’est loin d’être toujours vrai, en particulier pour l’eau de fonte qui peut s’infiltrer lentement dans les sols. L’aboutissement principal de ma thèse était donc de me pencher sur cette problématique peu documentée, en particulier en montagne.
Quel matériel utilisez-vous pour vos recherches ?
JE : Pour le premier projet, j’utilise en partie les données des trois stations météorologiques qui étaient déjà en place dans le Vallon (et que j’ai en partie remises en état). J’ai également installé de nombreux thermomètres répartis dans tout le vallon. Ceux-ci me permettent d’avoir des mesures de la température à des endroits clés du Vallon et de pouvoir ainsi en constituer une cartographie précise.
Pour mon deuxième projet, j’utilise plusieurs mesures : d’une part, la surface et l’épaisseur du manteau neigeux et d’autre part, le volume d’eau susceptible de s’infiltrer dans les sols lors de la fonte de la neige.
Le manteau neigeux est-il mesuré automatiquement ?
JE : Aux stations météorologiques, un capteur de hauteur de neige fonctionne avec des ultrasons et des caméras permettant de vérifier les jours d’enneigement.
Un deuxième système moins commun a été mis en place en 2021 grâce au soutien du Fond d’investissement de la FGSE (FINV). Il s’agit d’un portique métallique muni de deux électrodes qui se placent à 3 cm du sol. Ces électrodes permettent de mesurer la quantité d’eau contenue dans la couche neigeuse à proximité du sol, dont on estime qu’elle va quasi totalement s’infiltrer. Cet appareil fournit de précieuses mesures, mais fonctionne moins bien lorsque la couche neigeuse est faible (quelques centimètres). C’est pourquoi la combinaison de ces trois sources de mesures est nécessaire afin d’avoir des données précises de l’enneigement du vallon.
Comment peut-on suivre l’infiltration de l’eau ?
JE : L’humidité des sols est mesurée à l’aide de capteurs d’humidité du sol en forme de petits tridents, disposés dans le sol à trois profondeurs différentes. Trois sites de mesure ont été choisis en fonction de leur intérêt (deux sur des poches argileuses, un sur sol sablo-limoneux représentatif de la majorité des sols du vallon) et de leur accessibilité. Ils sont aussi placés de manière à ne pas déranger promenade et élevage, et sont munis d’une petite pancarte explicative pour les esprits curieux.
Finalement la part d’eau qui arrive dans la rivière principale est mesurée au niveau de la station hydrométrique installée et maintenue par le groupe de Virginia Ruiz-Villanueva. Cette station me permet de suivre le débit de la rivière tout au long de l’année.
Les premiers résultats obtenus sont prometteurs : j’observe la fonte rapide de la neige au printemps ou durant l’hiver, puis avec un intervalle de décalage, une augmentation de l’humidité des sols selon une courbe moins rapide. Une troisième courbe se dessine ensuite au niveau du débit de la rivière qui augmente également. Ces courbes dessinent comme une danse en se succédant selon leur propre rythme. L’effet tampon des sols dans un tel système est très important, notamment dans des situations de sécheresse, car il permet d’assurer la disponibilité de l’eau dans les sols et dans les rivières, même en dehors des périodes de pluie ou de fonte de la neige. Cependant les écoulements dans les sols en montagne restent encore peu compris. Cette question est au cœur de ce projet.
Quels sont les aspects les plus difficiles de votre travail sur le terrain ?
JE : Le travail de terrain en montagne est la plupart du temps sportif : les sites de mesures sont éloignés les uns des autres et un grand dénivelé est à parcourir. Outre les relevés réguliers à effectuer, il a par exemple fallu quatre jours à deux personnes pour installer les thermomètres dans le Vallon. Tout cela en transportant des piquets de 2 mètres de haut, en plus du reste du matériel. Les aléas de la météo font également partie du travail. Durant l’hiver 2021-22, une caméra n’a pas résisté au froid et une station météo a été emportée dans une coulée de neige. En début d’été, il faut donc consacrer du temps à remettre le matériel en place et en fonction. Le fait de travailler la plupart du temps seule sur le terrain me pèse parfois.
Qu’est-ce que vous appréciez le plus dans votre activité sur le Vallon ?
JE : Le cadre de travail est magnifique et vraiment idéal pour ma recherche. Le Vallon de Nant est un peu comme un «concentré» des divers milieux que l’on peut trouver en montagne, avec différents mécanismes hydrologiques. On trouve d’anciennes moraines glaciaires, qui stockent énormément d’eau tout au long de l’année, mais aussi des alpages avec différents types de sols. Ce terrain est à la fois relativement accessible et assez préservé des infrastructures humaines, ce qui permet d’étudier les processus hydrologiques «naturels».
Par ailleurs, ce travail me donne l’occasion d’échanger avec divers acteurs du Vallon. J’ai pu créer un contact avec les usagers réguliers du Vallon et leur expliquer mes recherches et mes démarches. Lorsque je travaille près des sentiers touristiques, des randonneurs s’arrêtent souvent pour me demander ce que je fais et sur quoi je travaille, ou posent des questions sur les instruments de la station météo. C’est suite aux questions qui me sont régulièrement posées lorsque j’y travaille que j’ai décidé d’installer un panneau pédagogique à l’intention des visiteurs.
Comment voyez-vous la suite de cette recherche ?
JE : Je vais récolter les données des thermomètres que j’ai installés en 2021. Ces données vont me permettre de comparer de manière critique les estimations de températures que j’ai effectuées à partir de modèles ou de méthodes statistiques. L’idée est de publier ces résultats sur la température pour que cela puisse servir à d’autres études dans des domaines comme la botanique ou l’écologie dans le Vallon de Nant. Ensuite, durant l’hiver 2022-2023, je réinstallerai l’instrument de mesure de la fonte et tout mon dispositif de mesure «hiver», pour récupérer les données au printemps. J’aurai ainsi deux années de mesures de la neige dans le Vallon, ce qui, je l’espère, me permettra d’analyser l’infiltration de l’eau de fonte dans les sols. Il s’agit pour moi d’approfondir cette question du rôle de «tampon» des sols, de décrire le trajet de l’eau et le temps qu’elle prend dans ses transferts. Je pense qu’il est fondamental actuellement de mieux comprendre le rôle des sols au niveau hydrologique, en particulier pour ce qui est d’estimer et de réduire le risque de sécheresse.