Sur la route du changement climatique en Alaska

Du Danemark, en passant par la Norvège puis traversant la Sibérie pour se terminer en Alaska. Tel est l’itinéraire sur la route du Grand Nord qu’ont parcouru cet été sept équipes de journalistes du quotidien 24Heures, accompagnées de jeunes scientifiques romands. La mission de ce reportage estival est d’appréhender les impacts du changement climatique dans ces régions extrêmes. Ce processus de réchauffement est complexe, les journalistes sont alors chargés de l’observer tant du point de vue du scientifique que de celui de l’autochtone, la réalité de ce dernier étant parfois bouleversée par cette évolution du climat. Les effets sur la géopolitique du nord, à l’instar du nouveau passage maritime du nord-est, potentiellement libéré des glaces, est également le sujet de ce reportage.

Notre équipe, composée de trois journalistes et d’une étudiante, s’est envolée vers l’Alaska pour la dernière étape du reportage. La première vision du Grand Nord s’est révélée depuis l’avion qui relie Francfort à Anchorage. Après quelques heures de vol, nous apercevons les côtes du Groenland. Heureux de sentir l’aventure commencer, nous tentons de capturer des images de cette étendue blanche à la topographie passablement escarpée. Le Grand Nord, enfin !

Fairbanks – Latitude : 64° 50’

La première étape du voyage se déroule à Fairbanks, qui se dessine en une organisation caractéristique des villes d’Amérique du Nord avec son quadrillage central des rues, qui se délite au fur et à mesure que l’on s’éloigne du « centre ». La voiture, ou plutôt le pick-up y est roi, ce qui étend le périmètre urbanisé sur des distances effarantes pour les voyageurs venus de Suisse, pays dans lequel chaque mètre carré compte, ou presque.

Centre ville de Fairbanks (Source : Aude Weber)

Toutefois, le mode de transport privilégié des Américains n’est pas le seul responsable de cette urbanisation extensive et forestière, car il faut l’admettre, Fairbanks est une véritable ville-forêt, les constructions se fondant progressivement dans la masse de branchages d’épinettes noires. Notre « cabine » est d’ailleurs située dans le périmètre urbain de l’arrondissement (« borough ») de Fairbanks, alors que nos premiers voisins sont majoritairement des épineux et des feuillus. Ce dispersement des constructions est aussi le résultat d’un besoin d’adaptation aux contraintes de l’environnement, à savoir les zones humides mais surtout le permafrost, dont les poches situées de manière disparate sur le territoire de Fairbanks orientent le développement de la ville.

Il est d’abord difficile de construire sur un sol gelé en permanence, cela nécessite l’intervention d’engins de construction puissants, si l’on veut créer des fondations solides.

Constructions subissant la fonte du pergélisol (Source : Chloé Banerjee-Din)

Mais le plus important est que le permafrost n’est plus stable depuis plusieurs années. Il a tendance à fondre en été, ce qui provoque une instabilité des bâtiments. Des techniques de construction ont alors été développées pour parer à cette éventualité de plus en plus courante avec un changement climatique qui affole les températures : il s’agit de bâtir sur des pieux enfoncés dans le sol, qui permettent de modifier la hauteur de la maison par rapport aux mouvements du sol lorsque le permafrost fond. Néanmoins, il n’est pas rare de rencontrer des maisons présentant tout sauf une assise horizontale, faute de moyens pour une telle installation, ou simplement de précautions.

Dalton Highway

Après deux jours à Fairbanks, nous prenons la route pour rejoindre le nord jusqu’à la mer de Beaufort. Il ne s’agit pas des habituelles highway larges d’au moins quatre pistes : nous empruntons la Dalton Highway, ouverte au public il y a une vingtaine d’années, qui peut se transformer très vite en piste tout juste praticable ! Elle a été construite au milieu des années 70 pour le développement de l’exploitation pétrolière à Prudhoe Bay. Le pétrole, nerf de la guerre du réchauffement climatique, représente en effet selon certains spécialistes le 90% des ressources économiques de l’Etat d’Alaska.

L’extraction au nord du continent se fait dans des conditions extrêmes : glace, températures en dessous de -40° C en hiver et absence d’infrastructures sur des centaines de kilomètres couverts par la toundra. Ainsi, pour des raisons pratiques et logistiques, le procédé de raffinage est élaboré au sud ; le pétrole est donc transporté brut via un pipeline traversant l’Alaska du nord au sud, véritable colonne vertébrale économique de cet ancien territoire russe ! Ainsi est née la mythique Dalton Highway, principal moyen de construction et aujourd’hui de gestion du serpent métallique qui sillonne le territoire de l’Alaska.

La route que nous empruntons suit pratiquement dans sa totalité le tronçon du pipeline, hormis les secteurs enterrés. Le départ se situe à plusieurs miles de Fairbanks, mais nous rencontrons déjà l’oléoduc avant d’aborder la Dalton Highway.

L’oléoduc depuis la Dalton Highway (Source : Aude Weber)

Le début de la route nous plonge dans l’immensité de la forêt boréale, des épinettes noires à perte de vue. Jusqu’au moment où apparaissent les premiers signes des feux de forêts qui ravagent ce territoire chaque été.

Ce phénomène n’est pas considéré comme destructeur, au contraire, il permet de régénérer la végétation de manière cyclique. L’intervention de l’homme reste toutefois un élément majeur en premier lieu car, dans 60% des départs de feu, l’origine est anthropique. Néanmoins, on estime que 90% de la totalité des surfaces brûlées a une origine naturelle : la foudre ! L’homme ajoute cependant un deuxième facteur dans ce phénomène avec l’impact qu’il a sur le climat : le réchauffement terrestre global provoque en effet un assèchement de la forêt et de la végétation au sol et les feux deviennent alors plus fréquents et plus fulgurants dans leur propagation. Cette intensification des feux détruit un réservoir majeur de CO2, la forêt boréale, qui libère alors son carbone dans l’atmosphère. Dans cette boucle rétroactive, la fonte du permafrost, accélérée par les feux qui réchauffent le sol et le démunissent de sa protection, libère le méthane qu’il contient, amplifiant venant amplifier encore la libération de gaz à effet de serre dans l’atmosphère : le méthane présente un effet vingt-trois fois supérieur à celui gaz carbonique dans ce processus.

L’étendue des forêts calcinées nous surprend, mais nous comprenons qu’il s’agit d’une part d’un cycle naturel et que d’autre part, toute intervention directe pour éteindre ces feux serait inconcevable au regard de l’immensité à couvrir.

Forêt calcinée sur la Dalton Highway (Source : Aude Weber)
Forêt calcinée sur la Dalton Highway (Source : Aude Weber)

Sur notre route nous rencontrons de nombreux personnages, des chauffeurs poids-lourds, des archéologues, des ouvriers. En dehors du pétrole, la Dalton Highway semble occuper un microcosme de personnalités qui ont tous une histoire à raconter, que ce soit au sujet de la construction du pipeline, de la cueillette des myrtilles sauvages aux abords de la Dalton ou de l’état de la route défoncée par les rudes et longs hivers.

Nous passons nos nuits dans des campements initialement aménagés pour la construction du pipeline puis qui ont été reconvertis pour l’hébergement des chauffeurs poids-lourds. A présent on y rencontre également des touristes. Le container semble être le mode d’habitation typique le long de cette route.

Toolik Field Station – Latitude : 68° 38’

Au troisième jour de notre périple routier, nous rencontrons un nouvel environnement, la toundra, et avec lui notre prochaine étape, la Toolik Field Station. Il s’agit d’une base scientifique de biologie arctique ouverte en 1975 et qui a vu défiler au fil des années de nombreux spécialistes. Nous avons eu la chance de pouvoir y séjourner, de goûter un bref moment à la vie sur le terrain dans le Grand Nord et surtout de pouvoir nous pencher sur certains des travaux menés actuellement.

Jianwu Tang est un spécialiste du cycle du carbone, dont la recherche actuelle porte sur l’adaptation des plantes de la toundra au réchauffement climatique. Il présente son travail selon deux scénarios : le premier considère que la fonte du permafrost va inexorablement engendrer une plus grande libération de gaz carbonique et de méthane dans l’atmosphère. Le deuxième émet l’hypothèse que les plantes présentes dans la toundra s’adapteront au changement et qu’elles pourront potentiellement absorber une plus grande quantité de CO2 grâce à une amplification du procédé de photosynthèse. Cela formerait ainsi une rétroaction négative dans le processus de réchauffement. Afin de mettre en pratique et tester les deux hypothèses, de la végétation est transplantée à un degré de latitude plus au sud (ce qui pourrait, selon les prévisions, correspondre au futur climat de la station scientifique).

Chambres ouvertes pour l’étude du comportement des plantes (Source : Aude Weber)

L’autre moyen mis en œuvre est l’installation de chambres ouvertes, permettant de simuler les conditions de l’effet de serre futur selon les modèles connus aujourd’hui. Jusqu’à présent ces recherches ont conclu que la génétique de la plante est plus forte que sa capacité d’adaptation et qu’un manque de nutriments risque de freiner son développement. Cela signifie qu’une plus grande captation du CO2 n’est pas vraisemblable, au regard des recherches menées jusque là.

Les enjeux du changement climatique ont été abordés avec plusieurs scientifiques de la base. Ils sont unanimement d’accord sur le fait que l’Arctique représente un terrain de recherche majeur dans ce domaine, ne serait-ce que par la concentration en gaz carbonique et en méthane qu’il représente. Toutefois, certains avancent prudemment, ne préférant pas confirmer de manière absolue le constat d’un réel phénomène de réchauffement climatique, tout en précisant que de nombreux indices laissent à penser qu’il a bel et bien lieu. La plus grande crainte pour le moment se dessine à l’horizon de l’automne 2016. Tous s’accordent sur le fait qu’un président Trump pourrait réduire à néant le financement de leurs futures recherches.

Deadhorse – Latitude : 70° 12’

Arrivés au bout de la Dalton Highway, c’est un paysage désolé qui nous accueille, une ville-containers. Deadhorse constitue un énorme campement en dur comprenant containers d’habitation et monstrueux engins de chantier, établie uniquement pour l’exploitation des champs pétroliers de Prudhoe Bay. Car il faut être averti, en arrivant au bout de cette route interminable : ce n’est pas la mer de Beaufort qui nous accueille mais une ville sans habitants officiels, qui compte pourtant 3’000 travailleurs en permanence, chacun travaillant 12 heures par jour et ayant le droit de rentrer chez lui deux semaines par mois. L’organisation rappelle celle d’une plateforme pétrolière. La surface balayée par le vent, la proximité de l’exploitation à la mer et l’accessibilité principale par les airs renforcent encore cette impression. Par contre, on ne rencontrerait pas « offshore » un caribou ou un ours entre deux forages, comme c’est le cas à Prudhoe Bay !

Les réserves d’or noir à extraire s’amenuisant, un nouveau projet d’exploitation est à l’étude, un gazoduc. Ce dernier permettrait la prolongation du prélèvement des ressources du site et garantirait une continuité dans la production économique majeure de l’Alaska. Ce nouveau pipeline traverserait également l’Etat du nord au sud, mais avec pour destination une localité à l’ouest de Valdez, qui voit arriver l’actuel oléoduc. La survie de cette manne financière est d’autant plus encouragée qu’elle arrose individuellement chaque résident de l’Alaska en fonction des bénéfices annuels par le biais d’un dividende personnel variant de 300 à 2’000 dollars. De plus, les ethnies natives ont scellé un accord financier concernant leurs droits sur les terres exploitées, permettant à leurs corporations de brasser des millions de dollars et d’augmenter ainsi leur niveau de vie, à l’instar des Inupiats, largement majoritaires dans la région.

Barrow – Latitude : 71° 18’

Depuis Deadhorse – que nous sommes impatients de quitter – une partie de l’équipe rejoint Barrow en avion alors que l’autre partie doit rapatrier à Fairbanks le monstrueux pick-up qui nous a permis de parcourir la Dalton Highway en toute sécurité.

Barrow (Source : Aude Weber)

Le village de Barrow constitue le point le plus au nord de notre expédition. A cheval entre la mer de Beaufort et celle des Tchouktches, son climat est rude : il fait 1°C au 31 juillet, -5°C ressentis lorsqu’on tient compte des rafales de vent et de la pluie ! Les premiers habitants de cette localité joignable uniquement par la mer ou par les airs, sont les Inupiats. Ils composent encore aujourd’hui une grande majorité de la population locale.

Le premier jour nous nous rendons à l’Université, au département de la faune et de la flore sauvage, dont les couloirs sont couverts de posters scientifiques dédiés à la faune locale : baleines, morses, phoques, caribous, ours polaires. Malheureusement, suite à de précédentes mésaventures avec des journalistes, les chercheurs locaux ne peuvent discuter de leurs travaux avec nous sans une autorisation délivrée par le maire, injoignable.

A défaut, nous allons à la découverte des environs de Barrow en nous promenant, tout en prenant garde à ne pas rencontrer d’ours polaire, ce qui n’est pas rare dans la région, surtout lorsque la glace est proche du rivage, comme ce jour-là. Nous finissons par rencontrer un capitaine de baleinier. Attention, il ne faut pas se méprendre, un baleinier représente ici une petite embarcation pouvant contenir 6 à 8 hommes tout au plus. La chasse à la baleine fait partie intégrante de la culture inupiak locale et reste un moyen de subsistance important, bien qu’un quota de chasse soit imposé chaque année par l’Etat. Elle a lieu lors de la migration des baleines à bosse, au printemps et à l’automne. La personne chez qui nous logeons nous raconte une histoire locale bien connue à ce sujet : il y a une trentaine d’années, deux baleines sont restées bloquées par les glaces. Si cela ne tenait qu’à eux, les Inupiats les auraient tuées pour se nourrir, cela représentant une aubaine pour des chasseurs de baleines. Mais les médias ont eu vent de la situation et se sont rendus sur place afin de relayer l’information dans le monde entier. Le tapage médiatique a abouti au sauvetage des deux cétacés par un brise-glace russe. Afin de se consoler et trouvant probablement ce dénouement loufoque, les Inupiats ont porté pendant quelques temps des t-shirts à l’image de l’événement. L’avant du t-shirt indiquait : « Save the Whales » et le dos « For Breakfast »…

La glace dérivante estivale à Barrow (Source : Aude Weber)
La glace dérivante estivale à Barrow (Source : Aude Weber)

Récemment, les saumons sont venus compléter de manière plus importante le régime alimentaire local. Certains habitants mettent leur migration plus au nord sur le compte des effets du changement climatique. Aucun scientifique n’a pu nous le confirmer, mais il semble que les habitants ancestraux de ces territoires extrêmes voient aussi évoluer leur environnement, à l’image de la glace à la dérive présente sur la côte en plein été, qui empêche les petites embarcations de prendre le large.

Au départ de Barrow nous entamons notre voyage de retour avec une étape à Kotzebue suivie d’une autre à Anchorage. Le trajet en avion nous permet d’appréhender une dernière fois l’immensité de ce territoire encore en grande partie intact, du moins visiblement, puisque le changement climatique, lui, agit en silence.

De Point Hope à Kotzebue (Source : Aude Weber)

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