Par Horace Perret,
Et si le pic que les épidémiologistes ont annoncé avec soulagement avoir été franchi à la mi-avril n’en masquait pas un autre, le pic de notre civilisation consumériste ? La crise du covid-19 représente une opportunité historique de faire émerger une société plus durable, juste et joyeuse grâce à l’électrochoc qu’elle nous inflige.
Cela faisait longtemps que le phénomène s’amplifiait, atteignant au fil des décennies des proportions tellement grandes qu’on lui ajouta un préfixe… Certains n’hésitaient pas à le qualifier de « mal du siècle », « d’addiction », d’autres, au contraire, en parlaient comme d’une « nécessité », « d’un acte civique »… Au-delà des divergences de perceptions sur le phénomène, on s’accordait à lui reconnaître un point, ses effets néfastes sur notre planète : montagnes de déchets, pollutions atmosphériques, gaspillage des ressources. Le phénomène dont je veux parler, vous l’aurez deviné, c’est ce que nous faisons tous les jours, la consommation, devenue sur-consommation, et son pendant, la croissance économique.
La croissance économique est peut-être l’un des phénomènes les plus analysés… En ce début d’année 2020, les analystes, justement, s’étaient livrés à leurs pronostics. Le SECO par exemple annonçait que la consommation allait s’accélérer quelque peu en Suisse en 2020 du fait de la bonne situation sur le marché du travail . Au niveau international, le FMI faisait quant à lui état d’un certain optimisme, tablant sur une légère augmentation de la croissance, de 2,9 % en 2019 à 3,3 % en 2020. Le ciel n’était pas tout bleu, mais l’on pensait globalement que la situation irait en s’améliorant. C’est un euphémisme de dire que personne n’avait anticipé ce qui allait arriver…
Il aura fallu d’un grain de sable, ce virus invisible, pour que les rouages du système économique mondial se grippent d’un coup, entraînant un grounding généralisé : plus d’avions dans le ciel, plus de voitures sur les routes, plus de consommateurs dans les magasins, plus d’écoliers dans les écoles, plus de travailleurs dans les usines, etc. Ce qui était impensable se produisait là, en direct, en cette fin d’hiver 2020, sous nos yeux ébahis. La consommation, qui en temps normal fait preuve d’une inertie qui la rapprocherait davantage d’un pétrolier que d’une voiture de course, était stoppée net par les impératifs de santé publique. La toute puissante économie pliait devant la santé publique, les épidémiologistes avaient eu raison des économistes. Une situation vécue comme « au-delà du réel » par ceux qui, il y a encore peu, regardaient, impuissants, la fuite en avant du capitalisme moderne. Voilà que ce que les militants pour le climat s’étaient efforcés d’obtenir au fil d’interminables COP et de manifestations se matérialisait d’un coup comme par enchantement… Cette crise est une « rupture historique », comme la qualifie le sociologue allemand Hartmut Rosa dans une interview au journal « Libération » (édition du 23 avril 2020) , « car elle marque la fin d’une augmentation presque ininterrompue de la mobilité physique et matérielle globale de la Terre depuis le 18ème siècle ». Pour le philosophe, « il suffit de regarder les données disponibles des dernières décennies : la quantité totale de de voitures produites et conduites dans le monde, le nombre et la taille des camions sur les routes, les trains, les tramways, les bus et les métros, le nombre et la taille des conteneurs, navires et bateaux de croisière : ils augmentaient tous d’année en année, pas seulement en Asie, mais aussi dans toute l’Europe. Et bien sûr, le plus spectaculaire, le nombre d’avions, de vols et de passagers dans le trafic aérien connaissait une croissance exponentielle au niveau mondial. Et c’est dans ce domaine que vous voyez les également les effets les plus dramatiques de l’arrêt actuel : 85 % du trafic aérien st actuellement bloqué ».
Partant de ce constat, on est en droit de se demander si le pic que les épidémiologistes ont annoncé, avec soulagement, avoir été franchi à la mi-avril n’en masque pas un autre, le pic de notre civilisation consumériste ? Des analystes dans les secteurs de l’aviation, du tourisme, de l’industrie des loisirs, parlent de plusieurs années pour retrouver les niveaux qui étaient les leurs avant la crise sanitaire. Et s’ils étaient trop optimistes et que ces niveaux n’étaient plus jamais atteints ? Que les PIB des États occidentaux ne remontaient plus jamais la courbe ? Car, au-delà des mécanismes économiques qui favoriseront ou non le retour « à la normale » – que certains souhaitent si ardemment – il est des paramètres plus subtils à l’œuvre. Le virus agit comme un révélateur, le révélateur de notre vulnérabilité face à la nature, le révélateur du conditionnement dont nous sommes victimes. Il agit aussi comme le vecteur puissant d’une prise de conscience, nous amenant à nous poser la question : et si cet autre monde, dont on parle depuis si longtemps, était à notre portée aujourd’hui ?
Grâce à ces semaines passées en semi-confinement, nous avons pu expérimenter – pour les plus chanceux d’entre nous en tous cas – d’autres façons de vivre, de travailler, de partager. Nous avons vu le monde changer sous nos yeux, la solidarité se développer, la nature reprendre ses droits, la pollution se dissiper au-dessus des grandes villes. Ce serait faux, bien sûr, de penser que la situation actuelle n’a que des avantages. Elle nous a été imposée, implique beaucoup de souffrances, de peurs. Mais n’est-ce pas le prix à payer ? Qui croit encore sincèrement que les changements nécessaires à la transition écologique se feront – à temps – dans les enceintes des institutions ? Quand on connaît les interminables marchandages que sont devenues les COP, les atermoiements dont sont l’objet les parlements nationaux, minés par les lobbies, alors que le temps presse…
La crise actuelle nous offre une opportunité unique, qu’il serait dommage de ne pas saisir. Nos sociétés se trouvent là où elles auraient dû avoir la sagesse de se mettre par elles-mêmes depuis longtemps. Cela n’a pas été possible… Comme l’a souvent démontré l’histoire, les buts que nous nous fixons peuvent être atteints si les volontés et les ressources sont mises en commun. L’arrivée d’un vaccin efficace, grâce à la mobilisation de la communauté scientifique, le prouvera certainement, reléguant la pandémie au rang des mauvais souvenirs. Tout comme le prouvera, nous l’espérons, l’émergence d’une société plus durable, juste et joyeuse grâce à ce coup de pouce inespéré du destin !
Article initialement publié le 14 mai 2020 sur le VIRAL, les multiples vies du Covid-19.