Non, le COVID-19 n’est pas « bon pour le climat » … mais il devrait nous faire réfléchir

Par Augustin Fragnière,

La différence flagrante entre les efforts déployés pour combattre l’épidémie de COVID-19 et ceux qui sont consentis pour éviter une catastrophe climatique planétaire n’aura échappé à personne. Les effets des mesures de distanciation sociale sur les émissions de gaz à effet de serre et autres pollutions ont eux aussi été largement couverts dans la presse. Pourtant, même en faisant abstraction un instant des nombreuses tragédies personnelles causées par le nouveau coronavirus, il n’y a pas vraiment de quoi s’en réjouir.

Les émissions de gaz à effet de serre de 2020 vont certes baisser de quelques pourcents des suites de l’épidémie (celles de la Chine ont baissé d’environ 25% durant le mois de février, et la demande en électricité en Italie aurait baissé de 18%) mais cela reste anecdotique par rapport à ce qu’il faudrait faire pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris[1]. Tout au plus cela montre ce que nous savions déjà, à savoir que l’activité économique est aujourd’hui encore très largement dépendante des énergies fossiles.

D’autre part, laisser entendre que la réponse au changement climatique pourrait être similaire à celle apportée au nouveau coronavirus pourrait s’avérer contre-productif. Car en dépit d’un certain nombre de similitudes entre COVID-19 et changement climatique, il existe aussi des différences notable entre les deux problématiques, au sujet desquelles il s’agit de rester lucide. La plus évidente est sans doute leurs temporalités très différentes. Une autre tient au fait que le changement climatique se résoudra par une transformation de nos économies, non par leur arrêt pur et simple.

Au niveau politique enfin, on peut douter que la crise du COVID-19 ait des effets positifs sur le plan climatique. Une fois l’épidémie passée, il est pratiquement certain que la première et unique priorité des gouvernements sera de relancer l’économie. On peut donc craindre non seulement un effet rebond en termes d’émissions de gaz à effet de serre, mais également que le problème climatique redescende considérablement dans l’agenda politique.

Il appartiendra alors aux mouvements de protection du climat de bien faire entendre leur voix afin que l’après-crise et les mesures de revitalisation de l’économie servent de tremplin à une transition énergétique urgente et indispensable. La bataille du changement climatique se gagnera, encore et toujours, dans la rue et dans les urnes, non en comptant sur une soudaine épiphanie de la classe politique devant le péril du COVID-19.

Le changement climatique n’est pas une crise

Bien qu’il requière lui aussi une action urgente, changement climatique est une nouvelle réalité à laquelle nous allons devoir nous adapter à très long terme. Contrairement à une épidémie, il ne peut être résolu par des mesures temporaires qui seraient levées une fois la « crise » passée. Et même si les dommages du changement climatique et le nombre de victimes potentielles à long terme sont incommensurablement plus importants que dans le cas du nouveau coronavirus, ces dommages restent pour l’heure encore relativement abstraits par rapport aux victimes quotidiennes causées par le COVID-19.

Il est certes tentant de voir dans l’épidémie une sorte d’allégorie du changement climatique en condensé, comme ramassée dans le temps. Dans les deux cas la capacité à prendre des mesures fermes de manière anticipée est fondamentale pour limiter les dégâts. Dans les deux cas le fait de pouvoir s’appuyer sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles est indispensable à la prise de décision. Et dans les deux cas les comportements de millions de personnes doivent être coordonnés et changer en même temps pour espérer venir à bout du problème, ce qui requiert des mesures politiques fortes.

Mais ces similitudes ne doivent pas nous faire oublier le fossé qui sépare la capacité à anticiper de quelques jours la diffusion d’une épidémie (et il semblerait que même face à cela nos démocraties soient parfois relativement démunies), et celle d’anticiper de plusieurs décennies voire siècles une modification fondamentale de notre climat.

Il ne faut pas sous-estimer la différence qu’il y a entre un problème immédiat qui touche de plein fouet les citoyens actuels des pays développés et un problème de long terme qui se manifeste de manière graduelle. L’épidémie de COVID-19 est un problème d’action collective standard, le climat un problème d’action collective intergénérationnel. Car si les conséquences du changement climatique sont déjà bien réelles aujourd’hui, en particulier dans les pays les plus vulnérables, le pire est largement à venir. La temporalité longue du changement climatique rend la tentation de procrastiner pratiquement irrésistible pour des sociétés qui, comme les nôtres, ont développé une addiction à la consommation et aux énergies fossiles. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, forts de leur victoire sur le coronavirus, les États décident soudain de retrousser leurs manches et de s’attaquer avec la même vigueur aux causes du changement climatique.

À maux différents, remèdes différents

Si le fait d’arrêter net une économie a sans aucun doute pour effet une réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce n’est bien évidemment pas là une solution viable à long terme. Les mesures visant à limiter la diffusion du nouveau coronavirus cherchent à réduire au maximum les contacts sociaux. Elles ont donc en premier lieu un effet sur l’économie de service (culture, lieux de convivialité, restauration, commerce, etc.) en laissant l’infrastructure technique de nos sociétés inchangée. Chacun étant confiné chez soi, les déplacements et le tourisme sont certes limités, mais il n’y a pas à priori de remise en cause fondamentale du modèle énergétique ni du modèle de consommation, qui peut continuer à distance.

Lutter contre le changement climatique demande au contraire des changements structurels et permanents dans nos économies qui les rendent durables à long terme. Décarboner notre société revient avant tout à réduire notre consommation énergétique et à assurer une transition rapide vers les énergies renouvelables. Mais rien ne s’oppose à un maintien, voire à une augmentation, des contacts sociaux si ceux-ci sont entrepris dans un contexte de relative sobriété énergétique. On peut de ce point de vue aisément imaginer que vivre dans une société durable soit nettement plus agréable sur le long terme que de vivre dans une société régulièrement soumise à des risques d’épidémie[2].

Les deux cas de figure sont donc passablement différents. Ce dont nous avons besoin dans le cas du changement climatique est l’invention d’un nouveau modèle économique et énergétique, dimension qui est absente des actions visant à endiguer l’épidémie de COVID-19. Et si certaines mesures contre l’épidémie semblent à première vue aller dans la direction de la protection du climat (p.ex. la réduction des vols en avion, la démocratisation des visioconférences), d’autres semblent plutôt aller en sens contraire (p.ex. éviter les transports publics et donc favoriser la mobilité individuelle). Il n’y a donc pas de transposition immédiate d’un problème à l’autre, et il convient de ne pas se bercer d’illusions sur d’éventuelles retombées positives de cette crise sanitaire en matière de climat, du moins si celles-ci ne sont pas activement revendiquées par la population.

Vers un nouveau modèle ?

Cela étant dit, ce que cette crise semble offrir de plus important est un espace de réflexion qui, s’il est bien utilisé, pourrait s’avérer précieux à plus long terme. Nous avons là une occasion sans doute unique de nous arrêter un instant et de questionner le modèle existant et nos pratiques de consommation, mais aussi de nous interroger sur les facteurs de blocage qui rendent l’action contre le changement climatique si timorée. Parmi eux figurent en premier lieu notre relation aux générations futures (pourquoi mériteraient-elles moins d’être protégées que nos contemporains ?) et le rôle des connaissances scientifiques dans nos prises de décision (les climatologues s’époumonent depuis trois décennies pour nous alerter sur les conséquences catastrophiques du changement climatique, mais sans effet politique notable à ce jour). Alors que la nécessité de protéger les plus vulnérables est sur toutes les lèvres, et de manière tout à fait légitime, dans le cadre de l’épidémie de COVID-19, il est intéressant de constater que ce même argument est formulé au sujet du changement climatique depuis les années 1990. Il est maintenant temps de joindre les actes aux paroles dans ce domaine également.

L’épidémie actuelle montre également que ce qui paraît absolument impensable dans un contexte normal peut très vite devenir réalisable lorsque le contexte change. On assiste dans le traitement de cette crise à un spectaculaire retour en force du politique, que l’on pensait irrémédiablement subordonné aux enjeux économiques. La crise du coronavirus montre au contraire que les démocraties sont prêtes à prendre des mesures extrêmement vigoureuses lorsque la protection de leur population est en jeu, et il serait utile de réfléchir à la manière de capitaliser sur cette soudaine démonstration de courage politique dans le domaine du climat.

La crise actuelle permet notamment de mettre en perspective les coûts de la transition vers les énergies renouvelables. Le coût de la transition énergétique a été estimé à un montant allant de 300 et 800 milliards d’euros par année pour le monde entier[3], chiffres qui semblent raisonnables lorsqu’on les mets en regard des sommes de soutien à l’économie débloquées par certains pays dans le cadre de la crise du coronavirus (40 milliards d’euros pour la Suisse, 820 milliards pour l’Allemagne et 1800 milliards pour les USA, et ce n’est probablement pas fini).

Les coûts de la lutte contre le changement climatique sont certes des dépenses annuelles, mais ces dépenses permettraient de sauver des millions de vie, d’éviter une péjoration des conditions d’existence de milliards d’êtres humains (et non-humains) et de réduire le risque d’un emballement climatique irréversible. Elles auront un impact positif sur l’économie et le marché du travail et permettront d’éviter des coûts économiques bien plus importants à court et moyen terme. Pour peu que l’on prenne au sérieux le droit des plus vulnérables et des générations futures à bénéficier d’un environnement leur offrant des conditions de vie décentes, c’est une dépense que les pays industrialisé peuvent se permettre et ont même le devoir moral de mettre en œuvre.

On peut d’ailleurs se demander à cet égard si les vastes plans de relance économique post-coronavirus ne devraient pas s’assortir de conditions dans certains secteurs (transports, énergie, industrie lourde) afin de commencer à infléchir sérieusement la courbe, non de la progression du virus cette fois-ci, mais des émissions de CO2. La semaine dernière, huit sénateurs démocrates des États-Unis ont proposé que toute aide financière aux compagnies aériennes devrait s’accompagner d’une obligation de réduction de leurs émissions de CO2. Faire autrement, écrivent-ils très justement, serait manquer « une occasion majeure de lutter contre le changement climatique ». Cela semble d’autant plus pertinent dans le cas de l’industrie fossile qui, dans certains pays, demande elle aussi des aides gouvernementales face à la chute du prix du pétrole.

Dans tous les cas il appartiendra aux élus et à la société civile de veiller à ce que la relance économique de la sortie de crise ne se fasse pas aux dépends du climat et de l’environnement, car il existe un risque réel que les pays se raccrochent alors à ce qu’ils savent le mieux faire : exploiter les énergies fossiles pour revitaliser la croissance économique.

Il s’agira en particulier pour les milieux de protection du climat de maintenir vivante la belle dynamique de 2019 afin de s’assurer que la lutte contre le changement climatique soit rapidement remise à l’agenda avec l’urgence qui s’impose. En attendant, protégeons les plus vulnérables parmi nous, occupons-nous de nos proches et prenons le temps de la réflexion. Toute crise est porteuse de risques et de difficultés, mais aussi d’opportunités. C’est le moment ou jamais de les saisir.

[1] Une baisse permanente des émissions mondiales de 45% d’ici 2030, par rapport à leur niveau en 2010, pour ensuite atteindre zéro émissions nettes en 2050.

[2] Il existe bien-sûr des liens entre la dégradation de l’environnement et l’apparition de nouveaux agents pathogènes, en particulier en ce qui concerne la destruction massive de la biodiversité. https://www.theguardian.com/environment/2020/mar/18/tip-of-the-iceberg-is-our-destruction-of-nature-responsible-for-covid-19-aoe?CMP=share_btn_link

[3] En 2008 l’économiste du changement climatique Nicholas Stern avait estimé le coût de la transition énergétique à environ 2% du PIB par année. Le prix des énergies renouvelables a aujourd’hui chuté, à tel point qu’il ne voit aujourd’hui plus vraiment la réduction des émissions de CO2 comme un coût, mais simplement comme « une bien meilleure manière de faire les choses, même si l’on avait jamais entendu parler de changement climatique ».

Augustin Fragnière travaille au Centre interdisciplinaire de durabilité de l’Université de Lausanne et fait partie du conseil scientifique de la Fondation Zoein. Docteur en sciences de l’environnement et philosophe, il a mené des recherches sur les enjeux éthiques et politiques des problèmes environnementaux globaux en Suisse, en France et aux États-Unis. Ses réflexions portent en particulier sur les questions de justice climatique et environnementale et sur les théories de la durabilité.

Article initialement publié le 23 mars 2020 sur le site du journal Le Temps. Également publié sur VIRAL, les multiples vies du Covid-19.

A lire aussi, interview d’Augustin Fragnière dans Le Temps : «La relance économique risque de s’accompagner d’un rebond des émissions de CO2», publié le 20 avril 2020. La crise actuelle peut offrir des enseignements utiles dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques, d’après le philosophe de l’environnement.

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