Le 21 février dernier à La Grange de Dorigny de l’UNIL, 6 artistes et un chercheur de l’université se partageaient l’affiche lors d’une soirée de performances artistiques et scientifiques autour du thème de la « Fin du monde ». La sixième édition du Labo 6×15′ proposait donc à Delphine Depres, Jocelyne Rudasigwa, Gabriel Salerno, Robin Michel, Thibault Walter, Chloé Delarue et à Alain Freudiger, une carte blanche de 15 minutes exactement pour offrir au public présent leur vision personnelle des effondrements.
Alain Freudiger, écrivain et performeur, offrait une relecture et un montage de textes issus de « Liquéfaction » (éd. Hélice Hélas, 2019). Il nous a gentiment permis de le reproduire ici.
Liquéfaction et Oralité
par Alain Freudiger
1.
Les jours s’enchaînaient et l’eau tombait sans discontinuer, il pleuvait, pleuvait encore et toujours. L’eau aplatissait les perspectives, délavait le paysage, obstruait le ciel, dessinait des rideaux qui fermaient les allées et les horizons, et puis elle pénétrait dans les embarcations, dans les vêtements et dans les cheveux, dans la peau.
C’était une chose d’être porté par les flots et de s’y mouvoir, c’en était une autre d’être écrasé sous des trombes d’eau qui les traversaient en permanence, pour venir s’ajouter au liquide en dessous d’eux. Ils avaient juste envie d’arriver quelque part, n’importe où. Il y avait trop d’eau, il fallait faire quelque chose.
– C’est bizarre, on aurait dû arriver au port depuis longtemps déjà… tu vois quelque chose sur ta tablette ?
– Non, c’est la fin… regarde. L’écran est définitivement figé, plus rien ne bouge, tout est paralysé, bloqué, c’est mort. Partout autour de nous, tout est en mouvement liquide, et ce stupide écran, lui, se fige ! Ce mizerie. No use anymore.
Et elle lança sa tablette dans l’estuaire.
– Mais pourquoi tu as fait ça ? Nous aurions pu en avoir besoin.
– No use anymore. Pendant des mois, depuis ici et les autres ports de l’Atlantique, les bateaux de toute sorte ont quitté la France inondée pour prendre le large. La majorité de la population survivante a abandonné le pays. Il n’y a qu’une seule possibilité désormais : prendre la mer. Tout va être englouti. On part.
2.
Certains découvraient les impressions en mer pour la première fois : la fraîcheur collante qui pénètre tout, cheveux et cils, les limites et confusions de deux mondes qui s’interpénètrent, l’atmosphère et les eaux, le vent en permanence, la houle, le roulis, la soumission obligatoire à la force des flots. Mais pour chacun c’était neuf, car la mer change selon le navire où on la ressent. Et cet océan global, enflé, universel, c’était nouveau pour tout le monde. Il fallait se tenir aux rambardes sinon on risquait de passer par-dessus bord, car le sablier plongeait dans des vagues et des gerbes de plusieurs mètres. On ne s’en rendait pas compte à l’intérieur, même si le roulis était ressenti. Tout ce que le pied ou la main touchait, vibrait. Mais sur le gaillard d’avant, c’était amorti. En permanence, l’écume gonflait et roulait sur le bateau d’un bord à l’autre puis fuyait par les dalots : sur un tel bateau on avait les pieds directement dans la mer. On apprenait le vocabulaire nautique, passerelle, palans, caillebottis, vérins. La timonerie, c’est où il y a la barre, et pour les marins, une vague c’est jamais qu’une « bosse ». Assez vite, de plus en plus de personnes guérissaient du mal de mer, et purent rejoindre le pont, parfois même, selon leur savoir-faire, prendre des tâches sur le sablier. On put mieux diviser la journée et se partager les quarts. Une syndicaliste, qui ne jurait que par l’importance de la science météorologique, avait rejoint le pupitre avec les photos satellite, et réussi à obtenir les plus récentes : on pouvait voir l’ampleur de l’inondation et de l’engloutissement, c’était stupéfiant. Une Mer crétacique avait envahi la France, accumulant les dépôts dans le bassin de Paris, les images montraient la Seine et la Rheuse comme des vallées sous-marines.
3.
La parole se faisait de plus en plus rare à bord, et il devenait de plus en plus difficile de se faire comprendre. D’abord, parce que parmi la trentaine d’occupants du sablier, on ne parlait pas moins de vingt langues, et qu’il n’y avait pas de langue absolument commune à tous, pas même le français ou l’anglais. Ensuite parce que les grondements du bateau, les ronflements puissants et constants du moteur mais aussi des appareillages, constituaient la voix du navire et que cette voix sourde, parlant tout le temps, prenait à force le pas sur toutes les autres. Également parce que le bruit de la mer, des vagues et du vent, si puissant et constant lui aussi, même si infiniment varié, occupait une large part du champ sonore, bloquait certaines syllabes. Mais encore parce que les navigants eux-mêmes articulaient de moins en moins bien, perdaient peu à peu leur langue, dissolvaient leurs aspérités dans un globish dont la texture rappelait le flan ou mieux, le yaourt. La situation déjà constatée par Lionel lors de la fête de départ ne s’était certes pas améliorée. Les langues en souffraient plus ou moins. Les consonnes avaient tendance à s’éroder. Ataroa prétendait que le tahitien était mieux adapté à la mer, et que tous devraient s’y mettre. La Zélandaise faisait remarquer que « zee », en néerlandais, ça s’entend dans le vent, contrairement à un mot comme « mer ». La Syndicaliste que lorsqu’il y a trop de bruit, on risquait de confondre « bâbord » et « tribord », et qu’il valait mieux dire « gauche » et « droite ». Les gens se sentaient seuls mais parlaient peu, surtout les hommes. Oum Kalsoum, elle, chantait toujours une chanson, par quelque temps qu’il fasse, sa voix disparaissant parfois sous les lames et le bruit des flots puis réapparaissant intacte.
4.
Lionel fils de Baptiste voulut s’en aller au-delà de l’Angleterre et de l’Ecosse pour chercher le Spitzberg et les côtes de Norvège. Toute sa troupe le suivit, et ils cinglèrent vers le Nord le long de la chaîne de plateformes pétrolières implantées dans la région. Certaines surnageaient mais la plupart avaient été avalées par les flots, et même celles qui surnageaient avaient été ravagées et dévastées. Lionel et les siens évitèrent de trop s’approcher, et à force, furent déroutés vers le Nord-Ouest. Ils discutèrent entre eux pour savoir s’ils étaient près des Orcades ou des Shetland, et Lionel dit qu’il pensait que ce devaient être les Iles Féroé juste au-dessous d’eux. Ils nommaient ces îles et pourtant ne voyaient que la mer. Ce n’était pas nouveau : autrefois les pêcheurs évoquaient beaucoup de noms de terre, comme Labrador ou Terre-Neuve, mais en réalité le plus souvent ils ne voyaient aucune terre, ils avaient seulement été dans le secteur : c’étaient des noms fétiches. On arrivait dans la mer froide : les eaux devenaient brusquement grises, le froid piquant perçait les vêtements, rendant les lèvres violettes. La glace s’accumulait sur le bateau, la pluie gelait instantanément. Il n’y avait jamais d’horizon, ils étaient enfermés dans des vagues fortes, ne voyaient pas venir la grosse vague traîtresse, celle qui en a joint deux, car le brouillard et les embruns la masquaient. Tout le monde avait peur, même ceux qui niaient. Alors ils virent une quatrième terre, celle-ci non submergée. Ils demandèrent à Lionel s’il pensait que c’était là le Spitzberg ou non. Lionel pensa que oui, et la Syndicaliste fut du même avis : mais du Spitzberg n’émergeait qu’un petit tas de roc, une calotte rocheuse minuscule et tout le reste était englouti. Cette apparition dans la sombre mer, c’était tout ce qui restait du Spitzberg, de sa masse de pics, de chaînes, de précipices, de son front de cristaux. Engloutis les glaciers, les neiges mates, les vives lueurs vertes bleues et pourpres, les étincelles de pierreries éblouissantes.
5.
A un moment donné, un pêcheur en détresse fut secouru par l’équipage. Outre Baptiste et sa baignoire, c’était désormais trois autres objets qui se trouvaient reliés au sablier : le pêcheur Inuit, lui-même relié à sa prise – un thon rouge du Nord, qu’on croyait pourtant disparu à cause de la surpêche depuis 1930 – et le bateau russe à la technologie inutile. Le sablier se mouvait ainsi dans les flots avec des traînes, et les corps qui lui étaient attachés tantôt suivaient la trajectoire du bateau-mère, tantôt glissaient latéralement. Il fallait prendre garde à ce qu’ils ne se heurtent pas, et c’était difficile, puisque chacun à sa manière, les quatre corps attachés au sablier étaient des poids morts. Le sablier remorqueur était comme un maître tirant des chiens en laisse. Ce qui les reliait était le seul lien solide et stable, un lien mobile, une amarre, une attache qui les empêchait de se dissoudre dans l’immensité de l’océan, fil d’Ariane ou fil rouge. De fait, l’art du cordage avait dès longtemps été au cœur de la navigation, et pas seulement pour la voile, les différents types de nœuds étant ce qui déterminait les différents types de liens, certains faciles à défaire, d’autres très résistants, certains simples, d’autres multiples, tout comme les gens entre eux nouent des relations. D’une façon analogue, ils avaient perdu leurs repères mais étaient devenus des repères pour les poissons.
6.
Tout alla plus mal, et se délita. Les gens étaient de moins en moins distincts les uns des autres. Les barrières tombèrent, les cabines devinrent un merdier qui puait la sueur et la crasse, le sol dégueu était recouvert de chiures d’oiseaux et d’algues, de vomissures, de grains de porridge collés. Il y avait aussi des poux, des puces, des punaises, l’équipage était rongé de vermine. Les restes souillés de nourriture et les défécations jonchaient le sol depuis des jours. Pendant les tempêtes diluviennes, qui duraient parfois une semaine, tout le monde restait au fond de la cale, renonçant même à sortir sur le pont lors d’accalmies pour jeter les seaux d’immondices, et compissant le sablier. Les maladies progressaient, l’hygiène régressait, l’équipage avait le choix entre l’air pestilentiel de l’entrepont ou la pluie froide et le vent violent du pont. Les sécrétions, les excrétions, plus rien n’était retenu, et d’une certaine manière toutes ces humeurs, sueur, urine, bile, sang, rongeaient le bateau de l’intérieur, comme des acides. Certains tentaient de résister, de tenir au moins le moral. Ataroa prônait des exercices physiques, la Camionneuse de la musique et de la danse, Lionel la tenue d’un journal. Kuznetzov expliquait que pour survivre vraiment, il était important de passer en état végétatif. Mais tous étaient dans la dépression, avaient des envies de suicide. Ils perdaient leurs ongles, étaient rongés par le sel, avaient la peau couverte d’éruptions et de boutons, la peau des pieds qui s’en allait en lambeaux, la diarrhée. Ils se liquéfiaient. Ils avaient envie que tout cesse, envie de se dissoudre dans le sentiment océanique. Il y avait tant d’eau sur terre, mourir noyé semblait la mort la plus évidente, la plus logique. Cela ne durerait que trois ou cinq minutes, l’eau s’infiltrant dans les poumons, puis dans l’estomac, les intestins. La panique s’ensuivrait, les vaisseaux cardiaques craqueraient, la mort surviendrait.
7.
Ballottés du haut vers le bas, de la gauche vers la droite, dans la mer du Groenland, dans la mer de Barents, dans la mer Celtique, dans toutes mers dont le nom ne signifiait plus rien, dans l’interminable Atlantique Nord – ils finirent par arriver au milieu de nulle part. Ils se retrouvaient immobilisés, le sablier n’avait plus de carburant. Il n’y avait plus de vent, plus de courants. Il ne faisait plus froid. Il ne pleuvait plus, il ne neigeait plus. Mais la mer semblait épaisse. Ils y étaient comme enlisés. C’était une mer verte, verdâtre, verdasse, constellée d’algues. Les algues se collaient à la coque du sablier comme des crasses. Elles flottaient à peine, coulaient à peine, et elles puaient. C’était une prairie liquide, qui rappelait à certains les champs et les moissons ondoyant sous le vent. D’immenses algues à perte de vue, des sargasses en masse, qui se soulevaient et plongeaient, ondulaient avec la houle. En fait tout n’était pas immobile, ils s’en rendirent compte lentement. Tout tournait très lentement – c’était un gigantesque tourbillon calme et lent, un vortex de circonférence de milliers de kilomètres, un gyre. Et autour d’eux ce n’étaient pas que des algues. C’étaient d’innombrables déchets, des sacs en plastique, des jouets en plastique, des bouchons en plastique, toutes sortes d’objets bizarres qui flottaient, des sables de plastique en dérive et en désagrégation, un multicolore tournant au vert caca d’oie, tournoyant lentement au milieu de l’océan.
A bord du sablier, on attendait, étonnés de cette soudaine immobilité, inquiet aussi. Et puis au bout d’un certain temps, quelques membres de l’équipage se jetèrent à l’eau : bagarre, joie ou mouvement de panique, il était difficile de savoir l’origine du mouvement, mais le mouvement était fait. Ils flottaient dans une étendue mi-liquide mi-solide, certains s’asseyaient sur cette fausse terre ferme, d’autres se couchaient sur les sargasses et sur l’eau. Ils faisaient une sorte de masse encore agglutinée et anonyme, remplie de pareils, mais de plus en plus joyeuse : les retrouvailles avec des objets oubliés, peignes, ballons de football, poupées, animaux en plastique, et les restes de nourriture qui s’agglutinaient aussi, sardines en conserve, bouteilles de vin rouge, bananes naines, les ragaillardissaient, tout comme le soleil et l’eau chaude. L’équipage se vautrait dans cette île molle.
8.
– Mes amis, voyez ces algues pleines d’ordures et aussi de nourriture : ce n’est pas encore la terre promise, mais c’est une promesse de terre. Nous avons atteint le point où le flux recommence à devenir solide. Le liquide se densifie, forme les grumeaux à venir. C’est pourquoi, avec l’aide du Second, j’ai actionné l’élinde du sablier, pour pomper du granulat marin, coquilles ou déchets, et le rejeter en un point sous les sargasses, l’empiler, en faire un tas qui grossit toujours plus et qui finira par rejoindre la surface de l’eau pour devenir une île, notre île, et le renouveau de la civilisation humaine. Ce travail va durer longtemps, il va nous falloir de la patience, comme lors d’un état de siège, comme lors des 40 jours du Déluge, des 40 jours de Musa-Dagh ou des 120 journées de Naples. Mais pour tenir le coup, pour construire l’écoulement du temps, nous pouvons dire et conter, déclamer. Un proverbe latin disait verba volant, scripta manent : mais quand tout fuit, quand tout se liquéfie, quand les pages des livres se dissolvent dans l’eau et que les écrits numériques se dissolvent dans la matérialité corrodée de leurs supports, ce ne sont plus les écrits qui restent, mais la parole. Chroniques, récits, recettes, savoir-faire : le plus stable et le plus durable, c’est l’oralité.