Par Augustin Fragnière
La transition écologique va imposer un certain nombre de contraintes nouvelles sur nos modes de vie. Elle n’est pas pour autant liberticide, ou du moins pas plus que beaucoup d’autres questions de société, comme la sécurité, la santé publique, la défense, l’aménagement du territoire et bien d’autres.
Contrairement à ce que l’on entend régulièrement dans les débats et dans la presse, et en dépit des craintes qu’elle suscite parfois, la transition écologique ne fait pas peser de lourdes menaces sur notre liberté individuelle. Une prétendue « dictature verte » ne nous attend pas au tournant et les écologistes ne veulent pas prendre le pouvoir pour nous dépouiller de nos droits. Dans cet article de blog, initialement paru sur le site du journal Le Temps [1], j’explique pourquoi les contraintes nouvelles apportées par la transition écologique sont compatibles avec les principes de la démocratie libérale et le respect de l’individu. Je propose aussi un regard un peu différent sur cette question en rappelant l’importance d’une autre conception, plus politique, de la liberté.
De quelle(s) liberté(s) parle-t-on ?
Rappelons d’abord que les libertés dites fondamentales dans les démocraties occidentales sont des libertés immatérielles telles que la liberté de conscience, de religion et d’opinion, ou la liberté d’expression. Elles sont fondamentales au bon fonctionnement de nos sociétés et il n’est pas question de les remettre en cause. Elles ne sont absolument pas mises en danger par les efforts de transition écologique, tant que ceux-ci sont entrepris par un gouvernement qui respecte l’État de droit.
Mais il est vrai que l’on parle parfois de LA liberté, sans qualificatif, comme étant une valeur centrale en elle-même. C’est là que les choses se compliquent car le terme peut prendre différentes significations et sa définition a connu des variations importantes au cours de l’histoire.
La plupart des personnes qui estiment que la liberté individuelle est mise en danger par l’écologie la définissent implicitement comme l’absence de contrainte. De ce point de vue la liberté c’est faire ce que l’on veut sans en être empêché, et en particulier sans en être empêché par le gouvernement. La transition écologique fait-elle peser une menace particulière sur la liberté individuelle comprise de cette manière ? C’est ce que l’on pourrait croire de prime abord, mais il n’en est rien.
Entre contrainte et émancipation
Premièrement, le tableau n’est peut-être pas aussi sombre qu’on l’imagine du côté des contraintes. Oui, la transition écologique implique un certain nombre de changements dans la manière dont nos sociétés fonctionnent. Politiquement elle signifie de mettre en place un jeu de nouvelles normes techniques, de taxes, et éventuellement d’interdictions, pour éliminer progressivement les énergies et les objets les plus délétères pour le climat et le reste de l’environnement. Pourquoi cela ? Eh bien parce que les problèmes environnementaux, comme par exemple le changement climatique, sont le plus souvent des problèmes systémiques qui demandent des réponses au niveau collectif. Les bonnes volontés individuelles sont nécessaires mais ne suffisent pas. Aujourd’hui, la responsabilité individuelle consiste avant tout à admettre la nécessité d’un changement systémique (plus de développements à ce sujet ici).
Et oui, à moyen terme (disons graduellement d’ici 2050) certaines activités ne seront plus possibles ou deviendront plus chères. Nos régimes alimentaires seront progressivement moins carnés, les voyages lointains seront moins fréquents ou prendront plus de temps, la mobilité sera probablement électrique et plus douce, les biens de consommation seront conçus pour durer et non plus pour cesser de fonctionner après deux ans. Certains biens ne seront à terme plus disponibles sur le marché, mais ils seront pour la plupart remplacés par des alternatives écologiques.
D’un autre côté, nous découvrirons de nouvelles saveurs et de nouvelles manières de voyager, les piétons se réapproprieront une grande partie de l’espace public, le contact avec la nature et les relations sociales pourront continuer à s’épanouir à volonté, ainsi que la créativité personnelle. L’essentiel est de comprendre que des changements sociaux, économiques et techniques tels que ceux qui nous attendent présentent autant d’opportunités que de contraintes. Même s’il met le doigt sur certaines pratiques actuelles qui ne sont pas soutenables, le mouvement écologiste a également un fort potentiel d’innovation et d’émancipation.
Les contraintes sont la condition du vivre ensemble
Deuxièmement, les contraintes qui pèsent sur l’action individuelle sont déjà omniprésentes dans nos sociétés. Ce sont elles qui nous permettent de vivre ensemble de manière harmonieuse et coordonnée, ce sont elles qui protègent notre vie, notre intégrité physique, notre sphère privée, et ce sont encore elles qui nous empêchent de causer du tort aux autres, volontairement ou par inadvertance.
Il suffit de penser, parmi tant d’autres, aux domaines de la sécurité et de la santé publique pour s’en rendre compte. Personne ne s’émeut de ne pas pouvoir rouler en voiture sur le trottoir, déverser ses ordures sur la voie publique, fumer dans un restaurant, se servir dans le porte-monnaie des passants, etc. Les lois définissent les règles du jeu de la vie en société et sont, lorsqu’elles sont bien faites, les garantes du bien commun. Une multitude de normes qui règlent nos comportements individuels passent tout simplement inaperçues car elles ont été assimilées et nous semblent aller de soi. Après une phase d’adaptation, il en ira de même avec les normes environnementales.
Dire que la transition écologique est liberticide parce qu’elle implique un certain nombre de normes nouvelles n’a donc aucun sens. Nous acceptons des lois contraignantes sur notre manière de rouler, de travailler, de construire nos maisons et même de nous comporter en public, mais nous n’aurions à souffrir aucune contrainte pour nous éviter de déstabiliser complétement le climat planétaire ? Cela paraît absurde. Une meilleure question est de savoir à quelles conditions ces contraintes sont justifiées et légitimes.
Ne pas nuire à autrui
Dans les démocraties libérales (au sens politique et non pas économique du terme), la réponse à cette question est somme toute assez simple. Les lois qui imposent des contraintes sur les comportements individuels, mais aussi sur les entreprises et le reste de la société, sont justifiéesdès lors qu’elle visent à nous empêcher de nuire à autrui, et légitimeslorsqu’elles ont été établies en suivant les procédures démocratiques prévues à cet effet.
En ce qui concerne les problèmes environnementaux le cas est clair. Il n’est plus à prouver que le changement climatique nuit aux intérêts de certaines populations, et nuira encore plus gravement aux intérêts de l’ensemble des habitants de la planète à moyen et long terme. C’est presque un euphémisme de l’exprimer ainsi, sans parler de la destruction massive de la diversité biologique sur Terre, de l’appauvrissement continu des terres arables et de la pollution plastique qui asphyxie les océans du monde entier. Tous ces phénomènes auront des répercussions extrêmement néfastes sur les conditions de vie sur Terre.
Revendiquer la liberté de perpétuer un fonctionnement qui met en péril les droits fondamentaux à la vie et à la sécurité de régions et de générations entières et qui détruit les bases ressourcielles de notre civilisation n’est donc tout simplement pas défendable. Il n’y a pas de droit inaliénable à la liberté en démocratie, si par liberté on entend le droit de faire ce que l’on veut au dépend des autres.
Imposer par voie démocratique un certain nombre de normes légales pour empêcher une catastrophe écologique est donc justifié et légitime. Mais c’est aussi un moyen d’éviter que d’autres contraintes, naturelles cette fois-ci et beaucoup plus importantes, ne nous soient imposées à l’avenir. Celles-là ne seront pas négociables.
Et si la liberté était ailleurs ?
J’ai accepté jusqu’ici l’idée que la liberté signifiait l’absence de contrainte. Mais il existe au-moins une autre définition de la liberté, qui a traversé toute l’histoire de la pensée politique de l’antiquité à nos jours, et dont nous ferions bien de nous souvenir un peu plus souvent.
Dans l’antiquité le contraire de la liberté n’était pas la présence de limites ou de contraintes, mais l’esclavage. L’homme libre était celui qui n’était pas soumis à un maître. Par analogie un peuple libre était un peuple qui n’était pas soumis aux caprices arbitraires d’un tyran et qui pouvait déterminer lui-même, de manière autonome, les contraintes auxquelles il voulait se soumettre.
La liberté ne réside pas ici dans l’absence de contrainte, mais dans la manière dont les décisions, parfois contraignantes, sont prises. Il s’agit d’une liberté éminemment politique, liée bien évidemment au fait de vivre en démocratie. Pour l’individu, elle se caractérise par la possibilité de participer au processus de prise de décision politique (par le débat, le vote, la possibilité de se présenter comme candidat) et par une protection légale contre les décisions arbitraires de son gouvernement.
De ce point de vue, une loi établie démocratiquement et pour de justes motifs – environnementaux ou autres – n’a rien d’arbitraire et n’est donc pas en contradiction avec la liberté des citoyens, même lorsqu’elle impose de nouvelles normes techniques ou comportementales. Cette définition de la liberté me semble bien plus profonde que la simple absence de contrainte. C’est avant tout au nom de cette conception que des peuples se sont soulevés et que des révolutions ont renversé des dictateurs.
Être un citoyen respecté et protégé par des lois, qui peut participer de plein droit au processus démocratique, nous semble tellement normal que nous ne voyons plus l’extraordinaire liberté que cela nous apporte. Utilisons-là donc à bon escient et profitons-en pour mettre un terme à la destruction irréversible de l’environnement planétaire.
[1] https://blogs.letemps.ch/augustin-fragniere/2019/10/14/la-transition-ecologique-est-elle-contraire-a-la-liberte-individuelle/Augustin Fragnière travaille au Centre interdisciplinaire de durabilité de l’Université de Lausanne et fait partie du conseil scientifique de la Fondation Zoein. Docteur en sciences de l’environnement et philosophe, il a mené des recherches sur les enjeux éthiques et politiques des problèmes environnementaux globaux en Suisse, en France et aux États-Unis. Ses réflexions portent en particulier sur les questions de justice climatique et environnementale et sur les théories de la durabilité.