Proscrits de la Commune à Lausanne : entre hostilité et solidarité

Train de la Société des Chemins de Fer de la Suisse Occidentale entre Lausanne et Renens, en 1856

Après l’échec de la Commune de Paris et alors que la répression versaillaise bat son plein, des milliers de personnes sont forcées de prendre, en 1871, le chemin de l’exil. Démunis et entourés d’une population souvent hostile, les exilés doivent se serrer les coudes pour subsister. A Lausanne, un exemple de solidarité entre proscrits voit le jour. Autour des voies ferrées, l’un d’entre eux parvient à fournir à ses compatriotes, durant quelque temps, une activité inespérée, synonyme de gagne-pain.

Communards en Suisse : un accueil inhospitalier

En exil, l’entraide entre réfugiés peut devenir nécessaire, et des liens patriotiques, ou encore idéologiques, sont alors les seuls éléments sur lesquels se reposer. C’est ce qui a été observé, notamment, lors du passage des proscrits de la Commune en Suisse.

Après la reprise de Paris par les Versaillais, et l’échec des autres communes en France, de très nombreux individus n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers l’étranger pour échapper à la répression, qui pouvait se traduire par des peines de déportation à vie au bagne, lorsqu’il ne s’agissait tout simplement pas d’exécution. Leur nombre, difficile à établir avec précision, semblait être compris entre quatre mille et, selon les estimations de Jacques Rougerie, historien français spécialiste de la Commune, une dizaine de milliers d’individus.

Une grande partie se rend en Angleterre, d’autres en Belgique. On estime que près de deux mille personnes se sont réfugiées dans chacun de ces deux pays. Mais un nombre important de communards s’est quant à lui exilé en Suisse. Ce groupe de proscrits comprenait 600 à 800 individus. Marc Vuilleumier, historien helvétique spécialiste de la proscription communaliste en Suisse, estime que 500 d’entre eux se sont réfugiés dans la seule Genève.

Or, malgré la tradition d’accueil du territoire helvétique, terre d’exil, les proscrits n’étaient pas les bienvenus. À leur arrivée, ils ont été conspués. La propagande versaillaise les avait dépeints comme des révolutionnaires assoiffés de sang, et le mythe des « pétroleuses », des femmes incendiant des bâtiments entiers avec une efficacité remarquable, avait été largement véhiculé.

Sans le sou, démunis et entourés d’une population locale hostile, les communards n’ont pas vécu des premiers jours faciles, à leur arrivée en territoire helvétique. Aristide Claris, délégué de la Commune de Paris dans le 10e arrondissement, le dit lui-même dans sa Proscription française en Suisse 1871-1872 : « Notre arrivée en Suisse fut accueillie par des protestations et des cris de réprobation. Comment, disaient les bourgeois de Genève et d’ailleurs, notre gouvernement accorde l’hospitalité à ces assassins, au lieu de les livrer à la justice de leur pays ! »

Subsister en exil

Si, en Suisse, la majorité des réfugiés de la Commune s’installent à Genève, il en est une petite partie qui, grâce à l’un d’entre eux, s’est trouvée, quelque temps, un gagne-pain à Lausanne. À peu près une année s’est écoulée depuis leur arrivée. Il s’agit d’une véritable aubaine qui se présente alors, pour ces exilés.

Au printemps 1872, Paul Pia est employé à Lausanne par la société française Laurent et Bergeron, qui couvre toute l’exploitation des chemins de fer de la Suisse occidentale. L’entreprise lui donne le feu vert pour recruter, lui-même, le personnel dont il aura besoin pour procéder à la liquidation de la compagnie. Garde national du 4e arrondissement et contrôleur général des chemins de fer sous la Commune, dissimulé près de la porte Champerret lors de la Semaine Sanglante, Paul Pia s’est d’abord réfugié en Belgique, puis en Suisse, où cette responsabilité lui est confiée.

Ni une ni deux, il décide de venir en aide à ses compagnons d’infortune en Suisse, et engage plusieurs d’entre eux. Parmi ceux-ci, Gustave Lefrançais, qui raconte dans ses Souvenirs de deux Communards :

« Au moment où je songeais à quitter Genève à mon tour, notre ami Paul Pia, ex-employé supérieur d’une importante ligne française, me propose de venir à Lausanne. […] Cette liquidation menace de devoir être très compliquée par suite des encombrements de marchandises qui se sont produits sur toutes les voies ferrées suisses durant la guerre. Notre camarade Pia, ayant carte blanche pour le recrutement de son bureau, m’offre d’y venir travailler. Deux cents francs par mois d’assurés durant au moins une année et peut-être davantage, c’est une fortune qui me permet d’assurer l’existence des miens. J’accepte sans hésiter et… en route pour Lausanne. »

Tout comme Gustave Lefrançais, d’autres exilés de la Commune acceptent l’offre de Pia et bénéficient de cette chance presque inouïe. Pour ne citer que quelques-uns d’entre eux, notons qu’Adolphe Clémence, Jules Montels, Henri Bellenger, Anatole Legrandais ou encore Jules Vallès en font partie. Au total, une vingtaine de communards sont passés par les bureaux de Paul Pia[1].

Le wagon de l’entraide

C’est à la Rasude, un bâtiment situé sur la route de Lausanne à Ouchy, que ceux-ci se trouvent. Ce bâtiment tire son nom d’un lieu-dit, « A la Rasudaz », où se serait tenu un banquet révolutionnaire de patriotes vaudois en 1791[2].

Si les réfugiés français n’ont aucune formation pour les tâches qu’ils doivent effectuer, cela n’empêche en rien Paul Pia de les engager et, en peu de temps, de leur expliquer leur rôle.

Ce petit groupe de proscrits échoué en terres vaudoises reste très soudé, à tel point que, lors de son passage à Lausanne, il parvient à redonner vie à la section de l’Internationale de cette ville.

Pourtant tout ne va pas sans difficultés. La présence de ces exilés dérange bon nombre de personnes, à Lausanne. Tout d’abord l’un de leurs collègues qui, sous couvert de fausse sympathie, envoie des rapports sur tous les individus et leurs activités à la police de Paris, ce que mentionne Gustave Lefrançais dans ses Souvenirs de deux Communards. Les autorités vaudoises, quant à elles, accordent des permis de séjour renouvelables tous les six mois aux communards. Cependant, en novembre 1872, ce n’est pas un renouvellement que bon nombre d’entre eux reçoivent, mais un avis d’expulsion. Le canton de Vaud ne veut plus d’eux, sous prétexte qu’ils seraient trop bruyants et causeraient des scandales… Ils n’ont alors d’autre choix que de retourner à Genève.

La liquidation de la compagnie de chemins de fer se termine en mai 1873. Tous les communards y travaillant n’ayant pas été expulsés, ceux qui peuvent rester bénéficient, pendant une année environ, d’une condition leur permettant de subsister en exil. Au terme de cette activité, les réfugiés de la Commune se dispersent. La plupart retournent à Genève, certains tentent leur chance ailleurs en Suisse (Louis Pindy dans le Jura, Maxime Vuillaume sur le chantier du tunnel du Gothard) ou en Angleterre.

Paul Pia, quant à lui, devient quelque temps marchand de tableaux à Genève, puis dirigeant d’une exploitation de mines d’anthracite à Grône, dans le Valais. Après l’amnistie, en 1880, il retourne en France, où il est à nouveau employé dans le domaine des chemins de fer.

Christian Marmy est auteur d’un travail de mémoire intitulé L’exil politique en Suisse : les réfugiés de la Commune (1871-1880) soutenu en 2017 à l’Université de Lausanne, sous la direction du professeur François Vallotton.

Ouvrages mentionnés

  • Claris Aristide, La proscription française en Suisse 1871-1872, Paris, EDHIS, 1968 (1e édition 1872).
  • Arnould Arthur et Lefrançais Gustave, Souvenirs de deux Communards réfugiés à Genève 1871-1873, présentation par Marc Vuilleumier, Genève, Collège du Travail, 1987.

Notes de bas de page

  1. Les communards à qui Paul Pia a fourni du travail à Lausanne sont mentionnés dans la notice du Maitron qui leur est dédiée. Le Maitron est un dictionnaire biographique en ligne recensant des notices sur les personnes impliquées dans les mouvements ouvriers et les mouvements sociaux. Le lien pour la notice de Paul Pia : https://maitron.fr/spip.php?article68204.
  2. Informations tirées du site web sur le quartier de La Rasude : https://la-rasude.ch/timeline/#1896.

Pour citer ce billet de blog : Christian Marmy, « Proscrits de la Commune à Lausanne : entre hostilité et solidarité », Blog du Centre Walras-Pareto, 20 septembre 2021, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2021/09/proscrits-de-la-commune-a-lausanne/.

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