Auguste Blanqui et la Commune (1/2) : Blanqui, penseur de la révolution

« Portrait de Félix Fénéon par Paul Signac en 1890 » Paul Signac, tableau peint en 1890, The Metropolitan Museum of Art

S’il n’a pas directement participé à la Commune de Paris, le révolutionnaire Auguste Blanqui est cependant lié à elle de différentes manières. Les 150 ans de la Commune nous offrent donc une belle occasion de revenir un peu sur la vie et la pensée d’un homme finalement assez méconnu.

Alors que le soulèvement fondateur de la Commune éclate le 18 mars 1871, Auguste Blanqui est enfermé depuis la veille sur ordre du gouvernement de Thiers en représailles à sa tentative de coup d’État du 31 octobre 1870. Blanqui, qui ne sera libéré que neuf ans plus tard, est donc absent durant tout l’épisode de la Commune. Pourtant, malgré cette absence, et parfois même sous l’angle de celle-ci, le nom de Blanqui revient souvent lorsqu’il s’agit d’aborder la Commune. Si l’éternel révolutionnaire manque la dernière révolution du XIXème siècle, il exerce encore une influence politique non négligeable dans la période qui la précède. En témoigne notamment la place occupée par les blanquistes – quel que soit le sens accordé à ce mot – dans les institutions de la Commune.

Saisissons donc l’occasion pour revenir dans ce premier billet sur la vie, la pensée et les actions d’un homme, qui, pour incarner peut-être le mieux l’idée révolutionnaire qui traverse le siècle, s’en trouve parfois caricaturé. Ce premier aperçu nous conduira à l’aube de la Commune, période durant laquelle Blanqui oscille entre l’impératif révolutionnaire et celui de défendre la patrie dans la guerre contre la Prusse.

Dans un second billet « Auguste Blanqui et la Commune : présence d’une absence », nous interrogerons plus spécifiquement les liens entre Blanqui et la Commune, notamment au travers de l’importance qui a pu être accordée à son absence et du rôle des blanquistes dans la période. Nous verrons ensuite comment Blanqui semble après la Commune se détourner un temps des contingences de la politique par l’écriture d’un texte en apparence étonnant : LÉternité par les Astres.

Un bref portrait politique d’Auguste Blanqui 

L’option révolutionnaire

On résume difficilement en quelques lignes une vie presque entièrement vouée à l’action politique sous sa forme la plus radicale, qui débute dès le milieu des années 1820 au sein des cercles estudiantins et dans la fréquentation des groupes carbonaristes et saint-simoniens, pour s’achever le 1er janvier 1881, quelques jours après une ultime réunion politique consacrée à l’anticléricalisme et la défense du drapeau rouge contre le drapeau tricolore.

Disons, bien trop rapidement, que la vie d’Auguste Blanqui est centrée autour de l’idée de révolution, révolution à laquelle il n’a de cesse d’appeler et de se préparer. Derrière cette détermination révolutionnaire, un constat simple : la révolution, le renversement par la force du pouvoir en place pour son remplacement par quelque chose de tout à fait autre, est la seule option politique susceptible d’apporter une véritable solution à la domination politique, sociale, économique d’une classe sur l’autre qui structure la société. Si Blanqui se plonge dans le bouillonnement politique dès son arrivée à Paris au début des années 1820, cette conviction révolutionnaire se fixe au tournant des années 1830, suite notamment à la révolution de 1830 et plus encore à l’amère constat qu’il tire rapidement de l’arrivée au pouvoir du duc d’Orléans et du sort que fait celui-ci à une révolution qui se voulait républicaine.

« Portrait de Louis-Auguste Blanqui » par Amélie-Suzanne Serre (son épouse), vers 1835,
Peinture, Musée Carnavalet, Paris

La révolution puise donc pour Blanqui sa nécessité dans les structures de classe de la société. Sur ce point, celui qui fréquente au tournant des années 1830 les milieux saint-simoniens notamment comme journaliste au Globe et membre de la Société des Amis du Peuple, s’inspire autant de la pensée du comte Saint-Simon qu’il ne la détourne. Saint-Simon, dans plusieurs textes célèbres, met en avant le fait que la société est composée de différentes classes, aux positions et rôles sociaux distincts. Pour comprendre les dynamiques sociales et apporter des réponses politiques, il est donc nécessaire selon lui d’analyser les relations qui définissent ces classes et de délimiter précisément la place que chacune doit occuper, dans l’optique de limiter les conflits les opposant et d’assurer in fine le progrès social auquel elles ont toutes intérêt. Pour Blanqui, à l’inverse, la société est avant tout composée de deux classes absolument antagonistes et aux intérêts opposés, les dominants et les dominés. Toutes les prises de positions et analyses des différents enjeux sociaux qu’il propose dans ses articles ou discours sont ainsi structurées par cet antagonisme premier et le conflit de classe qu’il manifeste. L’ordre social est l’expression d’une « guerre entre les riches et les pauvres »[1] qui se traduit par l’accaparement par quelques-uns de la propriété foncière et des outils de production au détriment du peuple des « prolétaires », victime d’une « spoliation permanente »[2]. Cette domination se décline sur le terrain politique, les détenteurs du pouvoir s’opposant aux exclus du champ politique et le parti des dominants monopolisant la production du savoir et de l’information sous forme de propagande conservatrice et religieuse pour manipuler une population maintenue volontairement dans l’ignorance. Sur le plan moral, enfin, les dominants « oisifs » et immoraux sont l’exact opposé du peuple travailleur et honnête[3].

Entre ces deux groupes, il n’y a selon lui pas de convergences ni de réconciliation possibles, le renversement de l’un par l’autre par la révolution apparaît comme la seule option. Blanqui ne dévie jamais de cette ligne, refusant de transiger avec les différents régimes qu’il voit se succéder, cherchant toujours à affirmer la nécessité du soulèvement populaire, à l’appeler de ses vœux dans ses discours et à en penser secrètement l’organisation et le plan d’action stratégique. À ce titre également, il en vient à s’opposer frontalement à tous les discours politiques porteurs d’une prétention à dépasser l’antagonisme de classe par une autre voie. Cette négation de la nécessité révolutionnaire n’a en effet pour lui comme seule conséquence que de permettre le maintien du statu quo : « Saint-simoniens, fouriéristes, positivistes, ont tous déclaré la guerre à la révolution »[4], écrit-il ainsi encore en 1872 à propos de ses trois adversaires favoris.

Les écrits de Blanqui sont épars. À l’exception notable de Critique Sociale (1885), d’Instruction pour une prise d’armes (1868) et de l’Éternité par les astres (1872), ils nous sont parvenus principalement sous la forme d’articles de journaux ou d’extraits de discours. Sa pensée se présente donc de façon assez peu structurée ou synthétisée et, pour cette raison notamment, il est souvent apparu comme un penseur assez insignifiant, bien moins capable ou soucieux de théorie qu’obsédé par l’action révolutionnaire. C’est notamment ainsi que le présente l’historiographie marxiste qui, tout en lui redonnant une certaine visibilité et en rendant hommage au révolutionnaire intransigeant, se plaît à voir en lui une forme de Marx inabouti, « pas en mesure de s’élever à la compréhension matérialiste dialectique du développement de la société »[5]. Maurice Dommanget, dont il faut rappeler toujours l’importance de l’œuvre consacrée à l’Enfermé[6], souligne pourtant malicieusement et à raison l’antériorité de la conception de la lutte des classes chez Blanqui, se risquant même à l’hypothèse d’une influence de Blanqui sur Karl Marx[7]. Sans aller jusque-là, notons simplement des influences saint-simoniennes communes et un même mouvement de transformation du rôle accordé à la structuration en classes chez Saint-Simon. Au reste, on serait tenté de dire que ce n’est pas dans ses proximités avec l’œuvre de Marx que réside le plus grand intérêt de la pensée de Blanqui, mais au contraire dans ce qui l’en distingue, et le distingue également de la plupart des courants de pensée socialistes du XIXème siècle.

Un penseur antidogmatique dans le siècle des philosophies de l’histoire 

Ainsi, bien qu’elle ne se laisse lire le plus souvent qu’en creux, l’originalité de la pensée de Blanqui est sans doute à chercher dans sa critique des conceptions progressistes et déterministes de l’histoire, et dans son rejet d’une conceptualisation dogmatique de la politique qui irait puiser ses fondements dans la science, la religion, ou dans la rencontre entre les deux. En effet, derrière le souci singulier qu’a Blanqui de s’opposer aux discours niant le caractère nécessaire de la révolution, on découvre en filigrane une critique aussi lucide qu’originale de la façon dont ces discours sont structurés par une philosophie de l’histoire et une idée de progrès. On comprend alors comment pour Blanqui, ces conceptions progressistes ou scientistes tendent à substituer à la valeur performative de l’action des individus un sens de l’histoire, enfermant ainsi le peuple dans une passivité qui lui interdit d’être au principe de sa propre émancipation.

Sa critique de l’idée de progrès comme nécessité, et de son caractère anti-révolutionnaire, trouve un écho tout à fait pertinent dans la façon dont il déconstruit la dimension dogmatique ou scientiste des discours « progressistes », dans leur prétention à déduire par la science des principes d’organisation de la société et/ou des certitudes historiques pour le présent et l’avenir. Certitudes qui, là encore, neutralisent la nécessité de l’action révolutionnaire. En cohérence avec cette critique, la pensée de Blanqui, aussi tournée vers la révolution soit-elle, se veut totalement antidogmatique. Blanqui se montre en effet prolixe dans ses démonstrations sur les mécanismes des formes de la domination et sur les raisons qui font de la révolution le seul horizon possible de rupture politique. Il insiste sur la nécessaire instauration d’une société fondée sur des principes qu’il caractérise de « communistes » qui viendrait à bout de la domination économique par le régime d’association, la domination intellectuelle par l’éducation gratuite, laïque et obligatoire pour tous et toutes, etc. Il se refuse cependant explicitement à développer un programme ou système politique détaillé de l’après-révolution. Puisque les principes d’une organisation sociale et politique ne peuvent se déterminer scientifiquement, qu’il est de même impossible d’anticiper sur l’avenir par des déductions scientifiques à caractère messianique, la révolution est ainsi pour lui une véritable rupture cognitive, dont on ne peut déterminer a priori l’organisation à laquelle elle aboutira. En somme, prétendre anticiper ou déterminer ce que sera l’après-révolutionnaire, est en soi pour Blanqui une négation de la révolution dans sa potentialité créatrice d’une organisation autre :

« Une révolution improvise en un jour plus d’idées que trente ans de veilles n’en peuvent arracher aux cerveaux de mille penseurs »[8].

La meilleure illustration de la façon dont Blanqui parvient à penser à la fois la nécessité de l’action politique et le refus de présumer ce qu’il sera fait de cette action se trouve sans doute dans la façon dont il développe le rôle de l’éducation, notamment dans sa Critique Sociale. Puisque la science, le savoir ne doivent ni ne peuvent pas transmettre ou imposer les principes d’organisation de la société (au contraire par exemple, de ce que théorisent Fourier ou Comte), l’éducation doit surtout chez Blanqui développer l’esprit critique des individus, les protéger de la manipulation intellectuelle et de la propagande en tant qu’ils constituent des ressorts de la domination. La façon dont l’éducation permet aux individus de se prémunir de la manipulation et de l’utilisation des uns par les autres est alors pour lui l’un des moteurs de l’instauration du communisme après la révolution. Celui-ci n’est pas dicté scientifiquement, ou résultant d’une nécessité historique, mais devrait pouvoir s’imposer de facto une fois détruites les institutions, lois, forces armées sur lesquelles reposent le pouvoir en place, et que par un accès généralisé à l’éducation, les individus peuvent se prémunir en quelque sorte les uns des autres. 

L’activiste révolutionnaire : La révolution pour le peuple mais sans le peuple ?

Ce n’est alors pas sans paradoxe que Blanqui, inspiré sur ce point par les thèses babouvistes et sa rencontre avec le révolutionnaire Buonarroti dans les cercles de la Charbonnerie au début des années 1830, n’en conçoit pas moins l’action politique comme du ressort d’une minorité éclairée. Le peuple des dominés est ainsi selon lui dans sa grande majorité sous l’emprise d’une dépendance économique, d’une exclusion du jeu politique et d’une ignorance maintenue par la propagande politique et religieuse qui l’empêchent de concevoir son propre intérêt, d’être à l’initiative de la résolution du conflit de classe. Ainsi, s’il ne délaisse jamais dès qu’il en a l’opportunité un rôle d’informateur public, l’organisation de l’action politique prend toujours chez lui la forme de sociétés secrètes à la structure militaire et résolument verticale d’inspiration carbonariste. Avec Barbès, ils sont notamment à l’initiative de la Société des Saisons, à la tête de laquelle ils tentent sans succès de mener en 1839 un renversement par les armes de la monarchie de Juillet.

« République rouge, Auguste Blanqui » , médaille cuivre et dorure, février 1848

La situation d’emprise dans laquelle la population est selon lui placée le conduit également à théoriser la nécessité d’une période de dictature post-révolutionnaire ayant vocation à sécuriser la révolution, en annihilant complètement les institutions du régime renversé, et en s’assurant que le peuple soit suffisamment informé de ses intérêts pour ne pas être tenté de redonner le pouvoir à ceux à qui il vient d’être ôté. Dans cette logique, Blanqui s’oppose farouchement en avril 1848 aux élections générales qui doivent suivre la révolution, réclamant un ajournement d’un an au moins : « Le peuple ne sait pas, il faut qu’il sache. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour, ni d’un mois »[9]. La victoire aux élections des républicains modérés puis la suite d’événements menant au coup d’État de 1851 confirment pour Blanqui l’idée que des élections trop hâtives conduisent à redonner le pouvoir à ceux qui le détenaient la veille. Il revient ensuite régulièrement sur cet épisode, reprochant notamment à tous les membres du Gouvernement Provisoire de 1848 d’avoir trahi la révolution dans leur empressement à organiser ses élections au scenario selon lui écrit d’avance. 

Toujours résolument actif, Blanqui se retrouve dans les mois qui suivent les élections de 1848 – presque malgré lui si on en croit le récit des événements que propose Gustave Geoffroy[10] – à la tête de la manifestation du 15 mai en soutien à la Pologne, dont la tournure insurrectionnelle le conduit à prendre part à la proclamation d’un gouvernement insurrectionnel à l’Hôtel de Ville. L’insurrection étant déjouée, il est condamné lors du procès qui s’en suit à la prison à perpétuité. Il n’est libéré qu’en 1859, pour être de nouveau enfermé deux ans plus tard après avoir été accusé, vraisemblablement à tort cette fois-ci, de comploter contre l’Empire. Emprisonné à Saint-Pélagie il est déplacé, souffrant, à l’hôpital Necker dont il parvient à s’échapper en 1865 pour gagner clandestinement la Belgique. Blanqui « l’Enfermé » paie ainsi son engagement révolutionnaire par de longues et nombreuses périodes d’enfermement dans des conditions souvent terribles.

Blanqui, à l’aube de la Commune : le rendez-vous manqué

Un Blanqui toujours révolutionnaire rejoint par les blanquistes

Âgé de soixante ans, Blanqui est en 1865 un prisonnier en fuite. Exilé à Bruxelles, il effectue cependant à partir de 1867 des séjours discrets à Paris. À partir de 1868 sa présence parisienne semble s’intensifier, alors que s’accentue la contestation du régime impérial. Dans un climat de tension grandissante, Blanqui, contraint à la clandestinité, entreprend depuis 1867 de remettre en place avec quelques fidèles gravitant autour de lui comme Eudes, Granger ou Tridon, une organisation susceptible d’entreprendre une insurrection armée. La forme reste sensiblement identique à celle des sociétés secrètes de la première moitié du XIXème siècle. Avec le même groupe de fidèles, il entame en parallèle une activité de publication semi-clandestine, dont est issu par exemple le journal Candide au destin éphémère. C’est ce groupe, qui s’organise autour de Blanqui en vue d’une insurrection armée tout en continuant à attaquer par la presse le régime de Napoléon III, que l’on appelle communément le mouvement blanquiste.

Lors des dernières années du Second Empire, Blanqui, qui bénéficie finalement d’une amnistie en 1869, dispose grâce à son capital insurrectionnel et sa figure de martyre d’une aura révolutionnaire certaine. Il faut préciser cependant que Blanqui est loin de faire l’unanimité même au sein du camp républicain. Son image reste en effet ternie par l’affaire dite du « document Taschereau », à savoir la publication en 1848 d’un document supposé prouver la dénonciation par Blanqui en 1839 d’une partie des membres de la Société des Saisons. S’il est raisonnable de penser l’affaire montée de toutes pièces, elle ne lui vaut pas moins une inimitié aussi forte que durable de la part de Barbès (avec lequel il semble brouillé depuis l’échec de 1839) et de ses proches, dont un certain Delescluze, c’est à dire d’une partie importante du camp révolutionnaire. Toujours en 1848, en finissant par s’opposer au Gouvernement Provisoire puis à l’Assemblée issue des élections d’avril, Blanqui s’est également comporté en adversaire de beaucoup de républicains plus ou moins modérés comme Ledru-Rollin, Raspail, Arago ou Louis Blanc.

Malgré tout, il semblerait que Blanqui incarne pour les jeunes militants de la cause républicaine que sont Gustave Tridon, Édouard Vaillant ou George Clemenceau une sorte de figure tutélaire, porteuse de l’idéal révolutionnaire de 1830 et 1848, ce qui lui confère un pouvoir d’entraînement non négligeable. Au plus haut, l’organisation militaire qu’il dirige alors aurait compté près de 2500 hommes, si on en croit G. Geoffroy. Il fournit également en publiant en 1868 Instruction pour une prise d’armes un véritable manuel d’insurrection, qui détaille dépôt d’armes par dépôt d’armes et rue par rue la façon dont doit s’effectuer la prise d’arme. C’est la même année qu’il entame également la rédaction de Critique Sociale, où il reprend voire intensifie les conceptions politiques développées plus haut : la période de dictature provisoire, qu’il estimait devoir durer une année en 1848, devrait désormais être d’au moins dix ans. Pourtant, si Blanqui prépare et met en mots la prise d’armes, il semble en 1868-69 être peu désireux de lancer l’offensive, malgré l’impatience de certains de ses proches. Tout en étant un promoteur de l’insurrection, il est en effet attaché à l’idée de ne la lancer qu’au moment opportun, c’est-à-dire lorsqu’une une partie significative du peuple parisien sera disposée à rejoindre la cause des premiers insurgés.

Quand finalement, toujours sous la pression d’une partie des blanquistes, Blanqui décide enfin d’une première sortie en armes le 12 janvier 1870 dans le cadre de l’enterrement du journaliste Victor Noir, tué par un membre de la famille impériale, l’explosion espérée n’a en effet pas lieu. Une deuxième tentative le 14 août, dans le contexte de la déroute de la guerre en cours contre la Prusse et avec pour objectif la proclamation d’une République qui permettrait d’assurer le succès militaire, ne connaît pas un meilleur sort. Blanqui ne parvient à réunir qu’une centaine d’hommes là où ils étaient encore plus de 2000 en janvier. L’objectif était la prise d’une caserne à la Villette mais en l’absence de la réaction populaire attendue, Blanqui ordonne la dispersion après un bref échange de tirs et une discussion infructueuse avec les soldats présents.

Blanqui et La Patrie en Danger

La Patrie en Danger

Le 4 septembre 1870, quand la défaite militaire provoque la chute du Second Empire quelques semaines seulement après l’échec des blanquistes, Blanqui affirme immédiatement son soutien au nouveau régime républicain. L’urgence qui découle de la défaite face à la Prusse et ses alliées le pousse ainsi à relayer au second plan les divergences politiques et, par conséquent, la question sociale. Dès le 7 septembre, Blanqui lance ainsi le journal La Patrie en Danger, où il publie quasi quotidiennement des articles dans lesquels il insiste sur la nécessité de reprendre et de gagner la guerre, distille des conseils sur l’organisation militaire et la défense de Paris et multiplie les appels à la mobilisation de toute la nation dans l’effort de guerre. Il s’engage également lui-même concrètement, en parvenant à se faire nommer à la mi-septembre commandant d’un bataillon de défense de Paris.

L’ardeur patriotique que manifeste Blanqui a de quoi surprendre : le patriotisme ou le nationalisme n’occupent aucune place dans ses discours avant le début de la guerre contre la Prusse. Ce patriotisme, de circonstance, n’en demeure pas moins indéniable tout au long du conflit. On peut supposer que cette volonté de défense de la nation et le refus radical de la défaite qui l’accompagne sont autant la défense d’un espace politique dont Blanqui affirme le potentiel républicain et révolutionnaire (la défense de la France comme échelle de la révolution possible) que l’expression d’un attachement national. Force est de constater cependant la teneur résolument patriotique des propos qu’il tient dans La Patrie en danger ou dans les discours qu’il prononce presque chaque jour au Café des Halles :

« N’oubliez pas que demain on va combattre, non pour un gouvernement pour des intérêts de caste ou de parti, non pas même pour l’honneur, les principes, les idées, mais pour ce qui est la vie, la respiration de tous, pour ce qui constitue l’être humain dans sa plus noble manifestation, pour la patrie. »[11]

Alors que la menace sur Paris se renforce, le 10 septembre, il développe même une vision proprement raciale de la guerre, évoquant la « férocité d’Odin » et la volonté des prussiens de voir périr la « race latine ». Il semblerait que la dimension eschatologique que Blanqui confère à la guerre justifie alors de laisser de côté toutes les questions d’ordre politique et social. Pourtant, Blanqui en revient à la politique face à la succession des échecs militaires. Au fil des défaites et de l’avancée de l’armée prussienne, ses textes et discours se chargent de critiques de plus en plus virulentes des choix stratégiques des gouvernements successifs et la conduite de la guerre par le général Trochu. Accusé de division, Blanqui se voit vite retirer le commandement de son bataillon. Ses critiques ne se font que plus acerbes, et la conviction que le gouvernement n’est pas capable de mener à bien la guerre, voire cherche, avec le retour annoncé de Thiers, à conclure un armistice, finit par l’emporter chez lui comme chez beaucoup d’autres. En résulte la tentative de renversement du 31 octobre 1870 et l’envahissement de l’Hôtel de Ville. Blanqui, fidèle à sa doctrine, pousse lors des discussions menées au soir du 31 octobre à l’ajournement des élections envisagées et à la proclamation d’un gouvernement de guerre. Il n’est pas entendu, et l’occupation de l’Hôtel de Ville prend fin dans la nuit.

Blanqui n’est pas immédiatement inquiété pour sa participation aux événements du 31 octobre, mais l’échec de la tentative peut être vu comme une manifestation de son poids politique finalement assez faible dans la capitale et il se retrouve alors marginalisé. Dans le même sens, La Patrie en Danger cesse d’être publié début décembre, les ventes ne parvenant pas à couvrir les frais de sa publication. Le 17 mars, alors qu’il a quitté Paris pour se réfugier dans le département du Lot, tant pour sa santé devenue fragile que pour se mettre à distance d’un gouvernement qu’il sait lui être hostile, Blanqui est finalement rattrapé par ses actes du 31 octobre et arrêté sur ordre de Thiers.

Blanqui est donc incarcéré loin de Paris un jour avant que se produise le soulèvement qu’il a tenté de provoquer en vain par trois fois depuis le 12 janvier 1870. Comme en 1848, Blanqui manque la révolution pour avoir tenté de la faire en amont, et il est difficile de ne pas voir la cruelle ironie de ce double rendez-vous manqué. Si le révolutionnaire par excellence ne joue donc aucun rôle dans la révolution du 18 mars, retenons à ce stade son positionnement dans la période qui précède la Commune. Un patriotisme radical qui s’exprime dans le refus d’un armistice avec la Prusse. Une hostilité à un gouvernement responsable de la défaite et traître au peuple parisien qu’il n’a pas su ou voulu défendre. Enfin une volonté – certes tue momentanément – de résoudre par la révolution la question sociale. En somme, une attitude qui semble trouver bien des échos dans les motivations à l’origine de l’explosion révolutionnaire.

(lire le deuxième billet)

Léonard Bartier est bibliothécaire à Paris. Il est diplômé en Histoire de la pensée politique de L’École normale supérieure de Lyon où il a soutenu en 2016 un mémoire de recherche intitulé «Critique sociale, cosmogonie et révolution chez Auguste Blanqui : un socialiste atypique ?».

Notes de bas de page

  1. Blanqui, « Le procès des Quinze » in Blanqui, Oeuvres T.1 des origines à Révolution de 1848, textes rassemblés et présentés par D. Le Nuz, préface de P. Vigier, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993, p. 60.
  2. Blanqui, « La richesse sociale doit appartenir à ceux qui l’ont créé », in Blanqui, Oeuvres T1, op. cit. p. 284.
  3. Blanqui, « notre drapeau c’est l’égalité » op. cit. p. 263.
  4. Blanqui, Critique Sociale, Felix Alcan, Paris, 1885, p. 199.
  5. Blanqui, Textes choisis, présenté par V.P Volguine, Paris, Les éditions sociales, 1971, p. 18.
  6. Surnom que donne notamment à Blanqui Gustave Geoffroy, auteur de sa première biographie « Blanqui, L’Enfermé » en 1886.
  7. Dommanget, Maurice, Les idées politiques et sociales d’Auguste Blanqui, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1959, p. 375-404.
  8. Blanqui « Lettre à Fauvety, 5 juillet 1852 » cité in Dommanget : Les idées politiques et sociales d’Auguste Blanqui, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1959, p.139.
  9. Blanqui, Textes Choisis, Les Éditions sociales, Paris, 1971, p. 114.
  10. Geoffroy, Gustave, Blanqui, L’Enfermé, L’Amourier Édition, Coaraze, 2015[1886] p. 240.
  11. Blanqui, article « Fraternité » du 8 septembre 1870 dans La Patrie en Danger.

Pour citer ce billet de blog : Léonard Bartier, « Auguste Blanqui et la Commune (1/2) : Blanqui, penseur de la révolution », Blog du Centre Walras-Pareto, 5 septembre 2021, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2021/09/auguste-blanqui-et-la-commune-1-sur-2/.

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