Un Christ sachant danser: Eugène Varlin et la Commune

L’histoire de l’émancipation humaine en Occident est plurimillénaire. Pour d’aucuns, elle débute en 494 avant notre ère, à Rome, sur la colline de l’Aventin[1]. Elle se poursuit notamment avec les Ciompi florentins en 1378 ou dans le bouillonnement des sections des sans-culottes de l’an II. Il est, cependant, un événement, mal connu, qui hante plus que les autres les mémoires insurgées – un événement aujourd’hui vieux de 150 ans: la Commune de Paris.

Dans l’introduction qu’il rédige au texte de Marx, La Guerre civile en France, à l’occasion des vingt ans de l’événement, Friedrich Engels en fait l’illustration d’une forme politique aujourd’hui abhorrée: la «dictature du prolétariat»[2]. Sans contradiction, dans son Etude sur le mouvement communaliste à Paris, Gustave Lefrançais y voit, lui, une révolution contre l’Etat[3]. De fait, le principe de l’association domine l’esprit des communards. Pendant ce printemps de 1871, les espaces de la délibération populaire (clubs communalistes, églises, squares, rues et autres sites ouverts à toutes et tous – femmes et étrangers compris) se multiplient. Les fonctions ministérielles sont assumées collectivement, les mandats des élus impératifs, leur révocabilité permanente, les rémunérations des fonctions délégatives plafonnées et la dimension de l’action directe – de l’action par soi- même – bien présente. En sus, pour lester cette souveraineté nouvelle, l’armée permanente se voit remplacée par le peuple en arme.

Est, en somme, instaurée une forme de démocratie des sans-part, des travailleurs – renouant ainsi avec les définitions originaires, plébéiennes de Xénophon et d’Aristote[4]. Jusqu’à la désignation d’un Comité de salut public d’inspiration jacobine – quand la réaction versaillaise se fait oppressante, les instances officielles du pouvoir communaliste pulsent au rythme du mouvement populaire –, le politique se trouvant arrimé à la vie sociale, happé par elle.

Une figure unanimement admirée

Difficile voire contestable dans un événement aussi complexe et multitudinaire de pointer une individualité remarquable. A moins de viser une figure appréciée de tous (des bakouniniens comme des marxistes… ça n’est pas peu dire!), de célébrer un être jouissant d’une «popularité mystérieuse» (Benoît Malon): Eugène Varlin.
 Osons l’édifiant portrait suivant. Goûtant peu au «parlage» (Eugène Faillet), ce militant ouvrier est très largement salué pour sa lucidité, son honnêteté, sa mansuétude, sa sensibilité, ses manières dignes, son charme, sa pudeur, sa modestie et son énergie résolue. «Toute (sa) vie est un exemple» affirme Prosper Olivier Lissagaray, le brillant historien de la Commune. Face à semblable «saint laïque», difficile, ajoute Michel Cordillot, de ne pas verser dans l’hagiographie.

Né en 1839 dans une famille paysanne et républicaine de Seine-et-Marne, cet ouvrier d’art, relieur hors pair, grandit avec le Second Empire et connaîtra l’exaltation tragique de la Commune. Son instruction progresse quand, à la dérobée, il compulse les ouvrages qu’il fabrique ou ceux que son revenu lui permet de se procurer. Type de «l’ouvrier parisien supérieur» selon le journaliste Edmond Lepelletier, il dévore Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, L’Organisation du travail de Louis Blanc, La Femme et les mœurs d’André Léo. Dans ses heures de repos, il fréquente les cours pour adultes; aucun domaine ne semble alors devoir le rebuter: il corrige son orthographe et soigne sa syntaxe, découvre le latin, la comptabilité, la géométrie, le droit des associations. La musique et le chant aussi.

Impossible pour les biographes (Faillet d’abord puis Adolphe Clémence, Maurice Foulon, Maurice Dommanget, Jean Bruhat, Jacques Rougerie, Cordillot et les autres) de suivre son évolution à la trace; aussi convient-il de saisir sa vie par le prisme des dynamiques socio-historiques à l’œuvre en ce temps-là («L’essence de l’homme, écrivait Marx dans la VIe Thèse sur Feuerbach, n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.») Chez Varlin se superposent ou se succèdent les influences proudhoniennes, fouriéristes et internationalistes, le coopératisme, le mutuellisme, le collectivisme et le communisme non autoritaire. La recension de ses écrits par Paule Lejeune (chez Maspero en 1977) et surtout, plus récemment, par Michèle Audin (chez Libertalia en 2019) incite à y voir plus clair dans la maturation de sa pratique révolutionnaire et son cheminement doctrinal. «Doctrinal» étant une expression sans doute impropre s’agissant de notre homme, car celui-ci n’était l’affidé d’aucun prophète. Il considérait – suivant en cela les Statuts généraux adoptés par le congrès genevois de L’Internationale, en 1866 – «que l’émancipation des travailleurs (devait) être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes».

Un engagement multidimensionnel

Revenons sur quelques épisodes et réalisations de la brève existence d’Eugène Varlin. Commençons par une vignette. 
Tôt membre de la section parisienne de l’Association internationale des travailleurs (AIT), Varlin se rend à Londres pour la conférence qui s’y tient en septembre 1865. Le soir venu, rompant avec son tempérament réservé, il fait – dit-on – valser les filles de Marx. A cette occasion mais aussi par sa correspondance avec le Conseil général de l’AIT, il révéla certainement ses multiples vertus. En tout cas, énumérant les plus valeureux militants français, Jenny Marx – l’aînée des filles de – citera Varlin, en tout premier.

Ses combats s’avéreront protéiformes. Le féminisme, d’abord. Dans une inspiration possiblement fouriériste, il se déclarera pour la liberté de l’amour et s’engagera – à contre-courant de maints proudhoniens – pour les droits des femmes (notamment leur droit au travail, à l’indépendance). L’instruction ensuite. Considérant que l’ignorance fait obstacle à la libération de la classe ouvrière, il réclamera l’émancipation intellectuelle des travailleurs, l’éducation intégrale, l’épanouissement des facultés intellectuelles et matérielles de tous par tous.

«Il est temps, écrivit-il, que le travailleur laisse de côté sa timidité ordinaire et se décide à produire lui-même ses observations et ses idées par la plume comme par la parole. Dût-il s’exprimer en de mauvais termes et par des phrases incorrectes, sa pensée en ressortira mieux encore que s’il la faisait traduire par d’autres qui ne comprennent pas et ne ressentent pas comme lui.»

Intéressantes aussi ses conceptions politiques: la représentation devra, selon notre homme, être assignée aux seules fonctions d’exécution des volontés générales, non à leur expression. Sur le plan social, Varlin s’avéra un organisateur méthodique et scrupuleux, fondant plusieurs chambres syndicales et ouvrières, fédérant les professions et les régions entre elles. Sa contribution fut significative pour l’émergence d’une conscience de classe dans le monde des ouvriers, artisans et employés. Au point que Lissagaray en fit le «nerf des associations ouvrières», Rougerie l’initiateur du syndicalisme français.
 En l’absence d’Etat social, il créera – entre autres initiatives – une société d’épargne et de crédit mutuels des relieurs de Paris, La Ménagère – une coopérative d’achat dans l’alimentaire – et, avec le concours de sa collègue Nathalie Le Mel, toujours soucieux d’améliorer concrètement les conditions matérielles des travailleurs, des restaurants coopératifs et populaires à l’enseigne de La Marmite – cantines qui firent office de foyers de sociabilité prolétarienne:

«La gaîté régnait autour des tables. (…) l’on causait. On chantait aussi, se souvient le bakouninien Charles Keller. Le beau baryton Alphonse Delacour nous disait du Pierre Dupont (le poète du travail humain). La citoyenne Nathalie Le Mel (…) philosophait»[5].

La sociabilité ouvrière parisienne

Dans les Additifs du Troisième Cahier de ses Manuscrits économico-philosophiques de 1844, se référant à son exil parisien (antérieur de plus de vingt ans à l’expérience de Varlin et Le Mel), Marx signale déjà combien la sociabilité populaire participe de la fin même de la lutte des classes, de l’émancipation sociale:

«Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, ce qui leur importe d’abord comme but, c’est la doctrine, la propagande, etc. Mais, en même temps, ils s’approprient par là un nouveau besoin, le besoin de société, et ce qui apparaît comme moyen est devenu le but. On peut observer ce mouvement pratique (…) lorsque l’on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc. ne sont plus là à titre moyens de liaison. L’association, la réunion, la conversation qui a de nouveau la société comme but, leur suffisent, la fraternité des hommes n’est pas un vain mot, mais une vérité pour eux et la noblesse de l’humanité nous illumine depuis ces figures durcies par le travail.»

A la fin de l’Empire, Varlin devint commandant d’un bataillon de la Garde nationale; il fut élu – après l’insurrection parisienne – membre de la Commune, s’occupant tout à tour des finances, des subsistances, de l’Intendance, de la manutention et des approvisionnements militaires.

On a pu incriminer la pusillanimité supposée de Varlin face à la Banque de France, son légalisme devant l’usage de ses fonds. Circonspection morale? Varlin savait la Commune condamnée – la conscience ouvrière était encore larvée et la solidarité de la province très relative; aussi l’essentiel put lui paraître de laisser à la postérité l’image d’un peuple diligent.

La fin est un calvaire. Varlin meurt avec la Commune, au terme de la Semaine sanglante. Dénoncé par un prêtre, le voilà passé par les armes au pied de la butte des martyrs (Montmartre):

«Sous la grêle des coups, sa jeune tête méditative qui n’avait jamais eu que des pensées fraternelles devint un hachis de chairs, l’œil pendant hors de l’orbite. (…) il ne marchait plus; on le portait. On l’assit pour le fusiller»[6].

Comme le cadavre de ce Christ de la classe ouvrière disparut, les Versaillais poursuivirent leur acharnement aveugle: ils le condamnèrent une seconde fois à mort, en novembre 1872, par contumace…

L’Espoir, toutefois, gonfle encore et attend. Et attend.

Mathieu Menghini est historien, et praticien de l’agir et de l’action culturels.
Ce texte est paru dans Le Courrier les 19 et 30 mars 2021 (https://lecourrier.ch/2021/03/19/un-christ-sachant-danser-i/). Sur le même thème, on pourra également écouter l’interview de Mathieu Menghini au sujet d’Eugène Varlin sur France Culture: https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-vendredi-19-mars-2021.

Notes de bas de page

  1. Nos « Chroniques aventines », qui paraissent toutes les deux semaines dans Le Courrier, lui doivent leur intitulé générique. Nous en rappelions l’histoire dans celle du 1er septembre 2012.
  2. «Introduction à l’édition allemande de 1891 de La Guerre civile en France», dans : Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la Commune de Paris, textes et controverses, Paris, Éditions Sociales, 2021, p. 229.
  3. Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste [1871], suivi de « La Commune et la Révolution », Paris, Klincksieck, 2018.
  4. Lire à ce sujet l’interprétation du philologue italien Luciano Canfora restituée dans notre chronique du 9 août 2017 (https://lecourrier.ch/2017/08/09/le-gouvernement-des-travailleurs/).
  5. L’association du plaisir simple, de l’art et de la transformation sociale a inspiré nos marmites romandes nées en 2016 (http://lamarmite.org).
  6. Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871 [1896], Paris, La Découverte, 2000, p. 378.

Pour citer ce billet de blog : Mathieu Menghini, « Un Christ sachant danser: Eugène Varlin et la Commune », Blog du Centre Walras-Pareto, 13 avril 2021, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2021/04/un-christ-sachant-danser-eugene-varlin-et-la-commune/.

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