Un manuel indien de macroéconomie à l’Unil

Détail d'une des illustrations du manuel d'Alex M. Thomas par Sahana Subramanyam

Une classe lausannoise de politologues a été initiée à la macroéconomie avec un manuel indien. Macroeconomics: An Introduction d’Alex M. Thomas, publié en 2021 chez Cambridge University Press, s’est avéré un manuel très innovant pour appréhender cette discipline souvent trop occidentalo-centrée. Petit retour d’une expérience pédagogique que j’ai menée à l’université de Lausanne au semestre de printemps 2023.

1. Enseigner la macroéconomie à des politologues

L’enseignement de la macroéconomie dans un cursus de science politique est utile pour au moins deux raisons. La première, que je qualifierais de substantielle, est que la plupart des questions politiques implique une dimension économique. Ainsi, même un apprentissage sommaire de quelques principes économiques permet de les appréhender avec plus de réalisme, ou moins de naïveté. La macroéconomie est la branche de l’économie qui traite de questions qui préoccupe plus directement les politologues, comme le chômage, l’inflation, ou l’évaluation des politiques économiques.

À côté de cette raison substantielle, il en existe une deuxième, plus instrumentale. Commencer l’apprentissage de la macroéconomie, c’est aussi commencer à entrer dans le cerveau d’un économiste. Or, les politologues même les moins intéressés par les questions économiques auront tôt ou tard à faire face à des économistes dans leur future carrière. Et un économiste, ça s’exprime avec des modèles. Se priver d’une formation de base en économie, c’est s’offrir peu d’opportunités lors d’une interaction avec un économiste. Le langage des économistes s’enrobe souvent d’un apparat mystificateur qui peut impressionner au premier abord, mais la pyrotechnie s’évanouit rapidement une fois acquis les outils pour déchiffrer cette manière de faire.

Il reste la question de comment transmettre la macroéconomie à des politologues. L’enseignement de cette discipline dans les facultés d’économie se fait souvent en parallèle à des cours quantitatifs en mathématiques et en statistiques, et mobilise souvent plusieurs modèles mathématiques (géométriques et algébriques), enrichis de séries d’exercices pour s’assurer de leur maîtrise. L’appétence des politologues pour l’algèbre n’étant pas garantie, je ne recommande pas de passer beaucoup de temps sur plusieurs modèles, ni d’en perdre plus encore à la résolution d’exercices impliquant des exemples numériques. Il est beaucoup plus efficace à mon sens de restreindre le nombre de modèles, et de restreindre son appréhension à une forme géométrique, sans faire de calculs, pour accorder du temps à autre chose : des exemples historiques, qui suscitent l’intérêt avec leur contexte historique ; et une perspective retraçant l’histoire des idées économiques, pour mieux saisis les enjeux conceptuels derrière les modèles.

Il restait la question du manuel de macroéconomie à utiliser. Ces dernières années, j’utilisais celui d’Olivier Blanchard et de de Daniel Cohen, Macroéconomie (Pearson), qui a le clair mérite de bien expliquer ce qu’il fait. Ce manuel n’était toutefois pas entièrement satisfaisant pour moi, pour les raisons suivantes : parce qu’il n’abordait que le courant théorique dominant (ce qui rend plus difficile le débat d’idées politiques), et ne mobilisait que peu d’histoire des idées économiques. J’allais bientôt découvrir qu’il souffrait comme tant de manuels de macroéconomie d’une autre aporie, celle d’être très occidentalo-centré.

2. Découvrir un nouveau manuel de macroéconomie

Le manuel d’Alex M. Thomas, professeur à l’université Azim Premji à Bengalore, dans l’État du Karnataka en Inde, présente quelques caractéristiques singulières. Macroeconomics: An Introduction compare tout au long de son ouvrage deux approches, l’une néoclassique (qu’il préfère appeler marginaliste) et l’autre post-keynésienne (qu’il préfère appeler keynésienne). Le livre introduit les deux traditions grâce à l’histoire de la pensée économique. Il est très bien rédigé, pédagogique, est accompagné de citations tirées de la littérature indienne, et il est joliment illustré par Sahana Subramanyam. En neuf chapitres, il couvre des thématiques comme la définition de l’économie et la conceptualisation de la macroéconomie, la monnaie, la production, l’emploi, la croissance, les politiques du plein emploi et de maîtrise de l’inflation, ainsi que la place de la théorie.

Le manuel est très indien, en ce qu’il mobilise non seulement des agrégats macroéconomiques indiens, et des exemples tirés de la vie quotidienne et régionale indienne, mais également des institutions locales indiennes. Sur la relation entre le taux d’intérêt directeur de la banque centrale et l’activité économique, la discussion d’un manuel habituel porte sur le canal de transmission bancaire de la politique monétaire. Ici, si celui-ci est évoqué, c’est pour montrer la difficulté de l’appliquer en présence d’un très large secteur financier informel, avec des campagnes dominées par des prêteurs sur gage et des systèmes traditionnels d’épargne-loteries collectives. Autre exemple, la très large part de travail informel, et de travailleurs auto-employés, qui échappent aux politiques publiques sur le travail formel.

Le manuel rend attentif à la grande difficulté d’appliquer des politiques économiques sans tenir compte du contexte. Ainsi, la lutte contre l’inflation en Inde passe-t-elle rarement par une politique monétaire visant le taux de croissance de la masse monétaire. En mobilisant le concept de bien fondamental de Piero Sraffa, Alex Thomas rappelle combien le prix du carburant est essentiel dans l’économie indienne, via le rôle crucial qu’il joue dans l’économie agricole, alors que cette dernière est si importante pour le bien-être de la majorité de la population. Or, pour lutter contre une inflation par les coûts due à une hausse du prix des carburants, deux politiques apparaissent plus efficaces qu’une politique monétaire traditionnelle : une politique de taux de change pour baisser le prix des carburants importés, combinée à une politique budgétaire qui viserait à faire baisser le prix des semences, en accordant par exemple des prêts à taux zéro, bien en-deça des centaines de pour-cents réclamés par les prêteurs sur gage dans les campagnes, comme illustré dans les citations littéraires du livre. Combinées, ces deux mesures permettent d’alimenter l’Inde en produits agricoles moins chers. D’autres exemples, comme le rôle des castes comme frein à la mobilité sociale et géographique du travail, viennent rappeler que les théories économiques auront souvent du mal à faire sens sur une réalité indienne.L’utilisation de ce manuel dans une classe de bachelor avancée n’était pas sans poser quelques questions : l’ouvrage est en anglais, ce qui est déjà un défi important pour un manuel de base à ce stade des études (défi important, mais pas insurmontable, et surtout utile). En outre, sa lecture nécessite une certaine connaissance de l’Inde pour en apprécier pleinement les subtilités (comparer Zurich au Jura évoque inévitablement un imaginaire à Lausanne, tandis que d’évoquer l’économie du Karnataka et celle du Manipur peut ne rien évoquer du tout). J’ai toutefois décidé de l’utiliser.

3. Mettre en place un scénario pédagogique

Je disposais de quatre heures par semaine pendant 14 semaines pour ce cours de macroéconomie. J’ai donc décidé, étant donné les défis que posaient ce manuel, d’utiliser deux heures par semaine pour discuter collectivement ce dernier, à raison d’un chapitre par semaine. Cela permettait de s’assurer à la fois d’une lecture régulière de l’ouvrage, et en même temps que les notions, parfois denses, soient bien comprises. Cela offrait également l’occasion de régler les difficultés liées à la langue, ou au contexte spécifiquement indien. Ces discussions étaient initiées grâce à quelques questions génériques qui accompagnaient la lecture chaque semaine :

  • de quoi parle ce chapitre
  • souligner 3 mots-clés qui vous paraissent importants
  • soulignez une phrase importante, et soyez prêt·e·x à expliquer en quoi elle vous paraît importante
  • préparer une questions sur quelque chose que vous n’avez pas bien compris (si vous avez tout compris, vous pourrez répondre aux questions de vos collègues)

Avec une trentaine d’étudiant·e·x·s, cela fournissait un réservoir important d’éléments à discuter. Pendant la partie théorique du cours, qui a duré 10 semaines, la discussion du texte était accompagnée d’une deuxième partie plus magistrale, où j’enseignais ce qui m’apparaissait comme des compléments utiles au manuel, à savoir un cours sur l’économie indienne, un autre sur l’économie suisse à titre de comparaison, une introduction à la comptabilité nationale, et une discussion plus approfondie des modèles présentés dans le manuel sous forme graphique. Voilà pour la théorie.

Les quatre dernières semaines du cours ont été consacrée à une partie plus pratique. Suivant une tradition initiée par mon collègue Roberto Baranzini, j’ai repris l’idée d’un jeu de rôle parlementaire. L’idée d’impliquer des partis politiques dans un cours de macroéconomique est un excellent moyen pour s’entraîner à mobiliser des théories économiques en contexte – ici partisan – et ainsi de saisir les forces et faiblesses des différentes théories. En l’occurrence, plutôt que de mobiliser des partis politiques suisses uniquement, j’ai décidé d’organiser une rencontre interparlementaire entre l’Inde et la Suisse. Par tirage au sort, les étudiant·e·x·s étaient répartis dans 10 partis politiques : 5 indiens et 5 suisses. Leur tâche était de se renseigner sur leurs partis respectifs, leurs programmes politique et économique, et de réfléchir à la question posée par la session interparlementaire, qui devait réfléchir à la mise en place d’un accord de libre échange entre les deux pays. L’exercice était facilité par le fait que les deux pays essaient en effet depuis quelques décennies, sans y parvenir pour l’instant, à signer un tel accord, et donc qu’une documentation officielle, partisane et journalistique existe sur ces questions. Chaque parti, comme le Parti libéral radical suisse ou le Bharatiya Janata Party, a dû présenter son parti, sa politique économique, et faire état de ses positions sur l’accord de libre échange lors d’une conférence de presse de 5 minutes, une semaine avant la session. Le jour de la session interparlementaire, qui a duré 4 heures, les parlementaires ont participé à des sessions plénières, à des groupes de travail, et des discussions de couloir pour former des coalitions sur plusieurs points de l’accord. En fin de compte, un accord timide a été établi, où sortent vainqueurs les grandes entreprises pharmaceutiques en Suisse, ainsi que l’agriculture et les transports en Inde. Le résultat du jeu de rôle n’est toutefois pas ce qui importe. Ce qui compte, c’est de savoir ce qu’ont pu retenir les étudiant·e·x·s de ce scénario pédagogique. Comme il fallait s’y attendre, la session interparlementaire est toujours très appréciée pour son côté dynamique, pour sa capacité à rendre participatif le cours, et même si certaines personnes redoutent plus particulièrement les épreuves orales, la plupart ont su oublier que ces séances faisaient partie des évaluations, et jouer le jeu sans stress, c’est-à-dire défendre des positions qui n’étaient pas nécessairement les leurs avec conviction. De l’avis général, la séance était un très bon moyen de voir ce qui pouvait se retirer de concret d’un enseignement théorique.

***

L’idée d’avoir choisi l’Inde est très généralement plébiscitée comme une bonne idée, permettant à la fois de sortir des sentiers battus pour comprendre des théories qui semblent faciles sur le papier mais qui sont difficilement applicables en pratique ; et également pour regarder l’économie suisse sous un autre angle. L’avis général est donc que l’ouvrage d’Alex Thomas, malgré la difficulté de la langue et la densité des informations qu’il convoie, est parfaitement adéquat dans sa fonction de manuel : très bien écrit et parfaitement compréhensible, à condition d’avoir le temps de bien le discuter en classe, et d’apporter quelques compléments, notamment sur l’Inde. Autre atout du manuel : sa vision pluraliste, qui offre plus d’angles d’accroche pour les différents partis politiques. Je dois encore ajouter que si les étudiant·e·x·s sont dans l’ensemble très contents de ce manuel pour tout ce qu’il leur a apporté, je dois en dire la même chose pour moi-même, qui ai appris à regarder la macroéconomie avec de nouveaux yeux. Je recommande donc évidemment Macroeconomics. An Introduction, comme manuel de cours.

François Allisson est historien de la pensée économique, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de l’Université de  Lausanne, et membre du Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique. Il vient de publier, avec Nicolas Brisset, Aux origines du capitalisme: Robert Brenner et le marxisme politique (ENS Editions & OpenEditions Books, 2023).

Pour citer ce billet de blog : François Allisson, « Un manuel indien de macroéconomie à l’Unil », Blog du Centre Walras-Pareto, 2 octobre 2023, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2023/10/un-manuel-indien-de-macroeconomie/.

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