La Commune n’est toujours pas morte!

Keystone. Photothèque Rouge/Martin Nodat.

Le 18 mars 1871, la population de Paris se soulève. Durant septante-deux jours, des hommes et femmes « ordinaires » vont construire l’expérience révolutionnaire la plus marquante du XIXe siècle. Questions à l’historienne Ludivine Bantigny.

Des femmes et des hommes ordinaires,
souvent sans expérience politique,
se sont emparés des enjeux politiques
les plus importants de leur temps

La guerre franco-prussienne de 1870 se termine par un siège extrêmement pénible pour la ville de Paris, puis un armistice signé le 28 janvier 1871, suivi par l’élection d’une Assemblée nationale conservatrice et monarchiste le 8 février. Craignant Paris, le gouvernement de Thiers décide de récupérer les canons de la Garde nationale regroupés à Montmartre. Le 18 mars au petit matin, l’opération est empêchée par la population parisienne qui se soulève spontanément et fait fuir le gouvernement à Versailles. S’ouvrent alors les septante-deux jours de la Commune de Paris, expérience révolutionnaire et instituante majeure du XIXe siècle, qui se terminera par la «_semaine sanglante_» (du 21 au 28 mai), durant laquelle des milliers de Communeux et de Communeuses sont massacré-e-s.

Pour saisir cet événement et ses multiples facettes, nous nous sommes entretenus avec l’historienne Ludivine Bantigny, qui vient de publier un livre très original à son sujet, La Commune au présent, composé d’une soixantaine de lettres adressées à quelque-un-e-s des multiples acteurs et actrices de la Commune. Nous poursuivrons cette commémoration dans le prochain numéro de Services Publics[1].

Pourquoi avoir décidé d’écrire des lettres à différent-e-s membres de la Commune?

Ludivine Bantigny – Je voulais prendre au mot l’expression « la Commune n’est pas morte », qui est au départ le titre d’une chanson d’Eugène Pottier. C’est une phrase qui innerve les mouvements sociaux depuis 150 ans et que l’on voit sans cesse réapparaître, mais je souhaitais lui donner un sens un peu différent.

Plusieurs acteurs et actrices de la Commune se voyaient, après l’événement, comme des mort-e-s vivant-e-s. C’est d’ailleurs ainsi que Victorine Brocher intitule son autobiographie, publiée en 1909 : Souvenirs d’une morte vivante. Quant à Louise Michel, autre actrice majeure de la Commune, elle confessait avoir l’impression de « vivre avec les morts ».

En écrivant à ces mort-e-s comme s’ils et elles étaient encore vivant-e-s, j’ai eu l’impression d’être entourée par ces hommes et ces femmes de la Commune. Cette correspondance permettait d’une certaine manière de ramener à la vie toutes ces figures, pour la plupart anonymes, et de les relier aux préoccupations de notre présent à nous, qui sont à la fois différentes et parfois étrangement proches.

La Commune de 1871 n’est-elle pas surtout célébrée aujourd’hui comme une défaite héroïque du peuple parisien, et non comme une victoire?

La mythologie qui entoure la Commune, y compris lorsqu’elle lui est favorable, réduit souvent l’événement à la guerre franco-prussienne de 1870 et à la « semaine sanglante ». On s’intéresse à ce qui a déclenché et à la fin de l’expérience communale parisienne, comme s’il ne s’était rien passé entre les deux ! Or en se concentrant sur la défaite finale, on rend celle-ci inéluctable.

C’est précisément l’inverse que j’ai voulu faire : montrer les réalisations de la Commune, et l’ouverture historique qu’elle a permis dès son premier jour. En parlant de ce qui a été essayé pendant ces septante-deux jours, ou parfois seulement esquissé, on transforme la Commune d’une défaite, certes héroïque, en une victoire. Des hommes et des femmes ordinaires, souvent sans expérience politique, ont pris le pouvoir et se sont emparé-e-s des enjeux politiques les plus importants de leur temps – l’éducation, le travail, la démocratie – en proposant pour chacun d’eux des solutions révolutionnaires.

Dans le domaine de l’éducation par exemple, les expériences de la Commune sont fascinantes : des institutrices et des instituteurs cherchent à mettre en place une école égalitaire, une instruction «_intégrale_» (intellectuelle et manuelle), gratuite, destinée à toutes les classes sociales. Ces idées permettent de remettre en cause le mythe français de l’école républicaine de Jules Ferry, qui était en réalité l’un des plus féroces adversaires de la Commune et qui instaurera, lui, une école d’ordre et de classe.S’agissant du travail, la Commune prend plusieurs décisions importantes concernant le droit du travail. Elle s’appuie pour ce faire sur un réseau de coopératives et d’associations ouvrières, qu’elle renforce.

Ces réalisations ne surgissent pas de nulle part. La longue tradition utopiste et socialiste qui a précédé la Commune lui fournit certaines de ses idées, tout comme l’expérience de la révolution de 1848. On assiste cependant à la cristallisation d’une foule d’actions, d’initiatives et d’idées rendues soudain possibles par ces quelques semaines d’autogestion de la ville par ses habitant-e-s.

Ces expériences seront recouvertes dans les années qui suivent l’écrasement de la Commune. On ne peut pas repérer d’héritage direct, car la IIIe République, bâtie sur les cadavres des Fédéré-e-s, a constamment occulté la Commune. Et pourtant, cette ambition de penser des changements radicaux nous interpelle encore aujourd’hui, 150 ans plus tard.

On a souvent dit que la Commune avait mis en œuvre une démocratie directe. Quels problèmes cela a-t-il soulevé?

La trahison des notables républicains de 1848 a rendu les acteurs et actrices de 1871 très vigilant-e-s à l’égard de leurs représentants. Les quartiers et les arrondissements élisent des personnes que les électeurs connaissent souvent directement. En ce sens, on assiste véritablement à l’instauration, pour la première fois à un niveau aussi radical, d’une démocratie par en bas.

Et pourtant, la Commune n’a pas été sans conflits. On a assisté à des débats sur de nombreux sujets, pour la plupart toujours actuels : la liberté de la presse par exemple (la Commune se refuse à exercer une censure contre les journaux versaillais) ou les fonds de la Banque de France (que la Commune ne cherche pas à confisquer).

La question de l’organisation du pouvoir est vertigineuse, mais les contraintes créées par la guerre civile ont sans doute été négligées. Les membres de la Commune veulent être tellement démocrates qu’ils n’agissent qu’avec des scrupules extrêmes, ce qui a parfois freiné une action qui aurait dû être plus rapide et déterminée. Cependant, comme le dit la journaliste André Léo: « Si nous agissons comme nos adversaires, comment le monde choisira-t-il entre eux et nous?.»

La Commune a-t-elle été féministe?

Les femmes occupent une place tout à fait exceptionnelle pour l’époque durant cette révolution. Les institutrices, notamment, jouent un rôle particulièrement important. On voit des femmes qui prennent la parole dans les réunions, adressent des demandes aux autorités, organisent des manifestations, combattent sur les barricades (et ne se contentent pas d’y intervenir comme infirmières).

Une Union des femmes est créée. Elle porte des revendications que l’on qualifierait aujourd’hui de féministes, même si le mot n’a pas ce sens-là à l’époque. Celles-ci se concentrent sur le travail, qui est un environnement que les femmes souhaitent organiser différemment et à propos duquel elles se sentent légitimes d’intervenir. On voit notamment apparaître des demandes de déspécialisation de tâches décrites comme abrutissantes.Il y a cependant une question qui n’est jamais posée : celle du suffrage féminin. Pourtant, pour importante que soit la question du vote durant la Commune, on voit que l’activité politique ne se limite pas à cet acte.

Quelle a été la place de l’internationalisme durant la Commune?

Le défilé des troupes étrangères dans la ville après la défaite française est une humiliation pour la population parisienne. Le Second Empire, honni par le peuple parisien, est tenu pour responsable de la défaite. Cependant, lorsque le pouvoir de la nouvelle république, réfugié à Versailles, cherche à récupérer les canons de la Garde nationale le 18 mars, allumant la mèche de l’insurrection, la situation se transforme complètement. La défense patriotique de Paris se mue en combat pour la liberté. Les sections de l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale créée en 1864, sont particulièrement actives pendant la Commune.

Les militant-e-s internationalistes que l’on retrouve dans les différentes instances communales sont déjà solidement implanté-e-s à Paris avant 1871, malgré la répression de l’Empire et du patronat. Les réseaux internationalistes organisent régulièrement des grèves et des protestations, et se livrent à un intense travail de propagande.

Et puis, il ne faut pas oublier ces figures devenues célèbres comme Dombrowski, le général polonais qui mourra sur une barricade durant la semaine sanglante, ou Frankel, un Hongrois membre de l’Internationale et délégué au travail de la Commune.

Dans votre livre, vous donnez à voir la violence physique et morale à l’égard des insurgé-e-s. Pourquoi est-ce important de mettre en lumière ces stigmates?

Dans mes livres, je n’adopte jamais le rôle d’une entomologiste qui dissèquerait des insectes. Comme historienne, il est pour moi essentiel que j’assume une position par rapport aux personnes sur lesquelles j’écris.

En travaillant sur ces parcours extraordinaires des Communeux et des Communeuses, pour reprendre le nom qu’ils et elles utilisaient pour se désigner, j’admets sans peine avoir éprouvé beaucoup d’admiration pour leur courage. Je me sens véritablement en dette envers elles et eux, sans que cette dette soit un fardeau. C’est plutôt l’exigence d’une transmission, un héritage que l’on peut examiner librement.

Pour en venir aux violences infligées aux acteurs et actrices de la Commune, la comparaison entre le traitement qui leur a été réservé et celui d’autres mouvements populaires est frappante. On retrouve à chaque fois les mêmes figures. Les Communeux-euses sont décrit-e-s comme des animaux. On pathologise leur lutte, ou on la psychologise, ce qui n’est qu’une autre manière de la dépolitiser. Dans mon livre sur 1968, j’ai vu des choses semblables, et on les a de nouveau observées lors du mouvement des Gilets Jaunes en France.

Mon travail d’historienne consiste donc aussi à m’assurer que l’on n’assassine pas une nouvelle fois les combattant-e-s de la Commune.

Est-ce la raison pour laquelle vous insistez sur les expériences positives lors de la Commune?

Oui, pour moi la Commune n’est pas un événement triste. Pendant ces semaines, qui forment un moment révolutionnaire partagé par une ville entière, il y a beaucoup de joie. C’est la joie, par exemple, d’être enfin légitime dans sa parole, dans ses demandes. Cette intelligence collective qui est à l’œuvre, cette manière d’avoir des idées ensemble, représente une brèche contre le défaitisme.

Il ne faut toutefois pas oublier la mort, qui rôde en permanence à Paris pendant la Commune. Elle fait partie de l’univers sensible de la ville. On entend le canon, des soldats blessés ou morts reviennent en permanence des fortifications. Mais, malgré ces épreuves, les Communeux-euses qui ont survécu ont toutes et tous déclaré, par la suite, que l’aventure avait valu la peine d’être vécue!

Qu’est-ce que la Commune peut encore nous dire aujourd’hui?

Ce qui m’a beaucoup frapée en étudiant les Communeux-euses et en lisant leurs écrits, c’est combien le passé est présent et presque incarné pour elles et eux. On assiste à une historicité vécue, concrète, reliée aux expériences, généralement tragiques, du passé – en particulier juin 1848 et la répression terrible qui s’était alors abattue sur le mouvement ouvrier parisien, souvenir encore vif chez de nombreuses personnes.

Cependant, malgré cette présence du passé et cette tentation de mimer les grands événements qui l’ont constitué, notamment la Révolution française et la Commune de 1790, la première, les acteurs et actrices de celle de 1871 prennent soin de ne pas être « les plagiaires de l’histoire », pour reprendre la mise en garde de Courbet.

L’histoire est un modèle, mais elle ne se répète jamais. C’est peut-être l’une des leçons de la Commune que nous pouvons aujourd’hui appliquer à nous-mêmes : reconnaître à son égard une dette et la considérer comme une source d’inspiration.

Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférence à l’université de Rouen. Elle vient de publier La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps (Paris, La Découverte, 2021).

Tatiana Fauconnet et Antoine Chollet sont respectivement doctorante et assistante diplômée, et maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne, et membres du Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique.

Note de bas de page

  1. Cette interview a été publiée originellement dans Services publics, le journal du Syndicat suisse des services publics, le 19 mars 2021 (https://ssp-vpod.ch/publications/journal-services-publics/).

Pour citer ce billet de blog : Tatiana Fauconnet, Antoine Chollet et Ludivine Bantigny, « La Commune n’est toujours pas morte! », Blog du Centre Walras-Pareto, 30 mars 2021, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2021/03/la-commune-nest-toujours-pas-morte/.

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