Un travail passé sous silence : l’invisibilisation du travail féminin, de la cuisine aux institutions internationales, petit extrait du fonds d’archives de Luisella Goldschmidt-Clermont

Qui a déjà entendu parler de Luisella Goldschmidt-Clermont ? Cette chercheuse a travaillé dès les années cinquante jusqu’au début des années deux-mille sur la mesure du travail domestique non-marchand et sa prise en considération par les systèmes de comptabilité nationaux. Durant deux mois, j’ai réalisé un inventaire de son fonds d’archives et j’ai eu l’opportunité de l’explorer quelque peu. J’ai tenté de comprendre l’invisibilisation de ses recherches malgré leur richesse et leur caractère international.

Le fonds d’archives de Luisella Goldschmidt-Clermont offre des focales à géométrie variable dont le fil rouge pourrait être l’invisibilisation du travail des femmes. Plus rapprochée, on est au cœur de ses réflexions méthodologiques : est-ce que donner le bain à son enfant peut être considéré comme une activité productive ? Comment opérationnaliser les gestes du privé, si longtemps définis comme a-politiques et non économiques ? En élargissant un peu, on trouve des questionnements sur les politiques publiques comme l’accès aux mêmes droits sociaux et protections pour les travailleur·ses domestiques que ceux dont bénéficient les employé·es du secteur marchand. Face aux difficultés qu’elle rencontre pour s’insérer dans le champ académique, on entrevoit un éclairage sur la condition des femmes scientifiques dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Enfin, avec un regard actuel, un constat de presque cent ans de quasi-inertie politique face à une demande de reconnaissance du travail domestique.

Archives en cours d’inventaire (Archives Luisella Goldschmidt-Clermont, photo (c) Victoria Martin)

Le parcours de Luisella Goldschmidt-Clermont fait écho au travail de Ann Mari May. Dans son livre Gender in the Dismisal Science: Women in the Early Years of the Economic Profession, l’économiste américaine met en avant les mécanismes de clôture institutionnelle à l’encontre des femmes mises en place par les mêmes économistes qui revendiquent un paradigme centré sur l’objectivité et le libre marché. Ce cadrage dominant a conduit à une distanciation face à la recherche orientée vers les politiques publiques, un champ au sein duquel les femmes étaient majoritairement actives. L’auteure travaille avec des données chiffrées et s’appuie aussi sur des biographies. Elle explique la force illustratrice de ces parcours de vie qui permettent de mettre en lumière les processus d’invisibilisation comme la nécessité de se constituer en co-auteure avec un chercheur masculin pour pouvoir être publiée ou l’absence de postes fixes au sein des universités, sans omettre les actes de discrimination comme le refus systématique d’engager une femme titulaire d’un doctorat au détriment d’un homme titulaire d’un master. Elle insiste sur la difficulté de pouvoir appuyer sa recherche sur des carrières féminines longues ou non-interrompues car pour des raisons évidentes, les abandons et changements d’orientation professionnelle étaient fréquents. Cela permet de mesurer la richesse du fond d’archives de Luisella Goldschmidt Clermont qui offre une continuité de correspondances, de recherches et de publications quasiment ininterrompues sur plus de 50 ans. Grâce à sa ténacité, aux nombreuses lettres qu’elle envoie, on peut appréhender les refus, les opportunités, les difficultés d’une chercheuse en dialogue avec son contexte et les structures institutionnelles. En continuité, je présente quelques étapes de sa vie qui ont apporté des pistes d’éclairage aux interrogations qui m’ont suivie dès le début du travail d’inventaire et d’exploration que j’ai mené sur ses archives : pourquoi son travail n’a-t-il pas reçu davantage de reconnaissance ? Comment comprendre l’immobilisme politique persistant face à la reconnaissance du travail domestique non-marchand ?

Le travail domestique est producteur de biens et services d’auto-consommation dont le fonctionnement du secteur marchand dépend directement. Ce qui le sépare d’une reconnaissance sociale, économique et politique c’est son caractère gratuit et le fait qu’il continue à être envisagé comme relevant du privé et de l’affectif. Sa traduction en unités économiques monétaires en vue de déterminer sa contribution au PIB est un enjeu de justice sociale. Reconnaître à ce travail sa « citoyenneté économique » serait un premier pas pour que ses affilié·es puissent prétendre aux mêmes assurances, droits et prestations que le restants des travailleurs. Amorcer ce débat permet aussi de questionner et de déconstruire les enjeux sociologiques et psychologiques qui sous-tendent son invisibilisation.

En 1954, elle est engagée au CERN où son mari travaille en tant que physicien. Il va sans dire que les tâches éclectiques qui lui sont attribuées (logistique et domaine du care) se rapportent davantage à une logique de division genrée du travail plutôt qu’à ses qualifications « Seule sociologue, elle y joue le rôle dit-elle, de “bonne à tout faire” : par exemple la création de la bibliothèque du CERN, mise sur pied d’un réseau de communication scientifique, étude des problèmes posés par la scolarité du personnel […], recherche de solutions pédagogiques. »[1] Elle continue cependant à solliciter de nombreuses institutions académiques avec la volonté de se procurer les publications disponibles sur le travail domestique non-marchand. Dans les années septante, les organisations internationales s’intéressent particulièrement au développement. Dans ce sens, elles se focalisent également sur l’impact de l’entrée des femmes dans le marché du travail rémunéré sur le niveau de vie et la démographie. Cet aspect représente une fenêtre d’opportunité pour Luisella Goldschmidt Clermont. Elle travaille notamment avec le Bureau International du Travail et Les Nations Unies comme consultante externe. Bien que la question de la contribution du travail domestique non rémunéré à l’économie nationale reste absente de la focale, ces mandats lui permettent de se concentrer sur les enjeux méthodologiques de la mesure statistique de l’activité des ménages. Elle acquiert une expertise importante qui lui permet de poursuivre en parallèle ses recherches personnelles avec la contribution du FNRS. On trouve de nombreuses demandes de financement dans ses archives, chaque projet de recherche se construit dans l’incertitude de l’obtention des ressources nécessaires et sans la sécurité d’une affiliation fixe à une institution académique.

Pour des raisons contextuelles, le travail de Luisella Goldschmidt-Clermont a dû trouver sa place parmi les contraintes institutionnelles. Il n’en demeure pas moins un combat politique. Elle n’entretient pas de correspondance suivie avec des politiciens ni ne semble solliciter directement leur contribution. Un document de ses archives entre en dialogue direct avec la politique, c’est la « Ghost Letter ». Cette lettre est adressée à Madame Sakiko Fukuda-Parr alors directrice du bureau en charge de la rédaction des Rapports sur le Développement Humain au sein des Nations-unies. Luisella Goldschmidt-Clermont y expose les quatre principales peurs et objections infondées que lui objectent les politiciens rencontrés lors de la rédaction du rapport sur le développement humain de 1995, qui porte sur la mesure des activités économiques non-enregistrées, principalement le travail domestique non-marchand. En d’autres termes, affirme-t-elle, les politiciens ont peur des fantômes. Par exemple, ils craignent que la prise en compte de l’activité productive non-marchande des ménages dans le calcul d’un PIB étendu fausse celui-ci et contraigne les États à payer de plus importantes contributions au sein des organisations internationales. Elle répond que ces activités seront enregistrées sur un compte satellite, de plus, ne générant pas de revenus monétaires directs, il n’est aucunement question que leur valeur implique un accroissement de la participation financière.

Lors de l’établissement du Rapport sur le Développement Humain, Luisella Goldschmidt-Clermont a récolté des données auprès des bureaux nationaux de la statistique de quatorze pays. Il s’agissait principalement de document statistiques types qui mesurent l’emploi du temps des ménages. Dans la conclusion du rapport, elle déplore l’absence d’un système unifié de mesures ce qui rend ces données difficilement comparables : « Because the time-use data presented here are not satisfactory comparable cross-nationally and because the valuation data are not comparable at all, this report should be seen more as an illustration than as a compilation of results. »[2] L’harmonisation est un enjeu très politique, qu’il s’agisse des poids et mesures ou de systèmes de comptabilité, ce processus relève d’une volonté de considérer un secteur comme primordial pour le fonctionnement économique global. Cela permet aussi aux institutions nationales et internationales ainsi qu’au monde académique de se saisir d’un enjeu en établissant des études comparatives. Le travail d’opérationnalisation de mesures et de comparaison mené par Luisella Goldschmidt-Clermont est un engagement politique. Dans un article publié en 2000, elle passe en revue la situation concernant la prise en considération de la production non-marchande des ménages. Elle informe que le système de comptabilité nationale (SNA) propose une prise en compte de ces activités en séparant celles qui relèvent des services de celles productrices de biens. Pour l’autrice, cette distinction est artificielle. Par exemple, le SNA considère le fait de ramener de l’eau au foyer comme une activité productive alors que préparer un repas serait un service. Elle y oppose la possibilité de préparer un repas et de le conserver pour un autre jour. De plus, elle met en avant les biais culturels engendrés par une comparaison directe entre les secteurs marchands et non-marchands. En effet, selon les contextes, il est parfois impossible de trouver un équivalent marchand à certaines activités domestiques : « In some societies it is socially inapropriate to delegate to a paid outsider the care of an ill household member; still economically speaking, the type of activity is such that it can be carried out by someone else. »[3] Elle propose d’établir une tâche comme productive si elle peut être déléguée à une tierce personne. En opposition, écouter de la musique est considéré comme une activité individuelle non productive car non délégable.

Luisella Goldschmidt-Clermont s’est concentrée en grande partie sur les aspects méthodologiques de la mesure du travail domestique non-marchand. Le caractère technique de ses considérations et la clôture institutionnelle peuvent fournir des clefs pour comprendre le caractère méconnu de son travail. En effet, un acteur fixe dans le secteur politique, institutionnel ou qui se place dans une posture d’opposition idéologique directe est plus facilement connu et reconnu. Ses recherches demeurent néanmoins un travail de fond pour permettre d’appréhender au plus juste l’interface entre le travail économique marchand et non marchand et l’interdépendance qui les lient.  Cette attention particulière portée au enjeux statistiques a pour but de constituer un socle permettant de penser et de mettre en place des politiques publiques éthiques et équitables. Mesurer ou non une activité est un enjeu de pouvoir, c’est un choix artificiel. En ce sens, Luisella Goldschmidt-Clermont s’est attelée à prouver empiriquement qu’invisible n’était pas synonyme d’insignifiant, et pour convaincre les plus sceptiques de l’importance du travail domestique non-marchand elle leur proposait simplement de s’en passer : « If those performing unpaid domestics services were suddenly but to sleep by a powerful wizard. Others would have to take over the provision of food and of basic essentials for themselves, for children and for handicapped; while they were performing these domestic services, crops would not be harvested, transportation services, mining, industrial production, and so on would be disrupted and less or no monetary would flow into the household for purchasing the good and services the economy might still be able to produce. »[4]

Bulletin sur le travail domestique, Ménage-toi, numéro 3, 1989, La Tribune de Genève, 29. 05. 1988 (archives Luisella Goldschmidt-Clermont, photo (c) Victoria Martin)

Victoria Martin est assistante-étudiante à l’Institut d’études politiques et au Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique dans le cadre de l’inventaire du fonds d’archives de Luisella Goldschmidt-Clermont, et étudiante en 3ème année de bachelor en science politique à l’Université de Lausanne.

Note de bas de page

  1. Luisella-Goldschmidt Clermont, biographie, non datée.
  2. Luisella Goldschmidt-Clermont, Rapport sur le Développement Humain 1995, Paris, Economica, publié pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 1995, p. 25.
  3. Luisella Goldschmidt-Clermont, « Household Production and Income: Some Preliminary Issues», Bulletin of Labour Statistics, 2000-2, p.12.
  4. Luisella Goldschmidt-Clermont, « Household Production and Income: Some Preliminary Issues», Bulletin of Labour Statistics, 2000-2, p.12.

Pour citer ce billet de blog : Victoria Martin, « Un travail passé sous silence : l’invisibilisation du travail féminin, de la cuisine aux institutions internationales, petit extrait du fonds d’archives de Luisella Goldschmidt-Clermont », Blog du Centre Walras-Pareto, 15 mai 2023, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2023/05/un-travail-passe-sous-silence/.

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