Réponse à Agamben sur l’état d’exception

Danse macabre (Beram, église Sainte-Marie, XVe s.)

Le philosophe italien Giorgio Agamben est intervenu sur l’actuelle pandémie en défendant une position originale, à savoir que cette pandémie était « une invention ». Bien loin de n’être qu’une provocation purement médiatique, cette interprétation se situe en réalité dans le prolongement direct des thèses développées par l’auteur dans un livre antérieur, dont cette pandémie constituerait donc une illustration exemplaire. Nous tenterons de montrer ici qu’il n’en est rien.

Comme toujours lorsque de véritables événements se produisent dans l’histoire, celles et ceux qui font profession de penser les ramènent en terrain familier et y voient l’illustration plus ou moins éclatante de leurs théories antérieures. Nous avions déjà assisté à ce phénomène lors du mouvement des « gilets jaunes » en France, et le voyons désormais à une échelle mondiale avec l’actuelle pandémie de Covid-19.

Dans ses différentes interventions depuis l’éclatement de cette dernière en Europe, Giorgio Agamben n’échappe pas à cette habitude. Il répète ce qu’il a écrit voici une quinzaine d’années dans État d’exception, un livre marqué par le contexte des attentats du 11 septembre 2001 et qui, même s’il fait mine de les critiquer, reste très largement inspiré par les thèses du juriste nazi Carl Schmitt sur la question. Sa thèse y est simple : « l’état d’exception tend toujours plus à se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine »[1]. Ce qui nous intéresse est la conclusion de celui-ci, dans laquelle il dit deux choses qui nous permettent de mieux comprendre ses positions actuelles :

De même qu’entre le langage et le monde, entre la norme et son application, il n’existe aucun rapport interne qui permette de faire découler immédiatement l’une de l’autre.[2]

Dans tous les cas, l’état d’exception marque un seuil où logique et praxis s’indéterminent et où une pure violence sans logos prétend réaliser un énoncé sans aucune référence réelle.[3]

Ses quelques interventions depuis le début de la pandémie reprennent sans le modifier ce cadre d’interprétation.

L’épidémie n’existerait pas

Une première tribune, publiée dans le quotidien de gauche italien Il Manifesto le 26 février 2020[4], est un banal exemple de contestation de la réalité, en assimilant ce qui allait devenir une pandémie à une simple grippe saisonnière. De ce point de vue-là, Agamben ne disait pas autre chose que Boris Johnson, dans un premier temps, Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Cette étrange alliance niant la gravité de la pandémie devrait suffire à démontrer l’inanité des discours répétant que le confinement ou les mesures extraordinaires correspondraient aux « intérêts » de quelques puissants, ou du capitalisme, ou de gouvernements présentant des tendances fascisantes. La minimisation des risques de l’actuelle pandémie a au contraire précisément été avancée par les forces politiques souhaitant continuer à faire fonctionner l’industrie, le commerce et les services selon leur rythme habituel, de la Chine autoritaire aux apologètes de l’ultra-libéralisme et du moins d’État[5]. Agamben produit en réalité le même discours, lorsqu’il pense que nous nous trouvons : « face à des mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une épidémie supposée due au coronavirus »[6].

Dans un entretien paru dans Le Monde le 28 mars[7], alors que l’Italie compte déjà les morts par milliers, il maintient l’idée que l’épidémie est une « invention », même s’il l’assortit alors de quelques précautions, et annonce également que : « C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs incertain, liquider en bloc toutes ses valeurs éthiques et politiques »[8]. Malgré les informations quotidiennes sur le caractère extrêmement dangereux de l’épidémie, Agamben persiste donc à penser qu’elle ne représente aucune menace particulière, ou du moins que la réponse publique est disproportionnée. Il écrit ainsi que : « Il y a eu en Europe des épidémies bien plus graves, mais personne n’avait pensé pour cela à déclarer un état d’exception comme celui qui, en Italie et en France, nous empêche pratiquement de vivre ».

En politique, la réalité n’aurait aucune importance

Si je mentionne ces passages, c’est qu’ils illustrent la position théorique d’Agamben rappelée en introduction, à savoir qu’il n’y a pas de lien entre le discours et le monde ou, en d’autres termes, que la réalité est infiniment malléable, notamment entre les mains des gouvernements ou des détenteurs du « pouvoir souverain ». La situation actuelle nous montre précisément, et avec une acuité rare, que les choses sont évidemment beaucoup plus compliquées et que, si le pouvoir peut faire certaines choses en les énonçant, cette capacité n’est jamais illimitée et que, pour citer Machiavel, « la veritá effetuale della cosa »[9] est une catégorie politique au moins aussi importante que « l’effet performatif » des discours[10]. Ici, Agamben reste désespérément aveugle à la réalité pour y plaquer, à la place, sa grille de lecture théorique. C’est le premier problème principal de ses prises de position sur la situation présente.

Le second problème, presque aussi important, concerne la dimension temporelle de l’état d’exception et sa durée. La thèse avancée par Agamben dans son livre de 2003, comme je l’ai rappelé, est que celui-ci est devenu permanent, il le répète dans l’entretien accordé au Monde : « l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps familiarisés, est devenu la condition normale ». Sa conclusion, avec laquelle on ne peut qu’être d’accord, est donc la suivante : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre ». Cette idée d’un état d’exception permanent est évidemment liée aux mesures qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001, puis aux législations d’exception instaurées en France après les attentats de 2015. Celle-ci ont en effet été instaurées sans fin prévisible. L’inquiétude d’Agamben à cet égard est évidemment partagée par de très nombreux acteurs politiques, sans parler des juristes et des associations de défense des droits, et elle est parfaitement légitime.

Le problème de cette interprétation – que d’une certaine manière on peut rapporter au premier – est qu’elle ignore totalement la réalité présente, à savoir celle de l’épidémie. Les gouvernements et les acteurs économiques n’attendent qu’une seule chose, comme on peut le constater chaque jour : un retour à la normale aussi rapide que possible. La situation déclenchée par la pandémie de COVID-19 n’est donc précisément pas un état d’exception permanent.

La « vie nue » des autres

Enfin, Agamben développe une dernière opinion sur la vie et sur ce qu’il appelle la « vie nue ». La période que nous vivons serait à ses yeux une expression de la réduction de notre existence à cette simple vie :

Les hommes se sont tellement habitués à vivre dans un état de crise permanente qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a perdu non seulement sa dimension politique, mais aussi toute dimension humaine.

Il est très excessif de réduire l’expérience quotidienne du confinement que nous faisons maintenant à la « vie nue », sauf dans certaines situations extrêmes, mais chacun.e ressent en effet que son existence est actuellement mutilée, et nous imaginons toutes et tous ce que nous pourrons refaire une fois que le confinement sera levé : activités politiques, culturelles, sociales, etc. La conscience douloureuse de cette « réduction » est bien plutôt la preuve que notre existence ne se réduit précisément pas à une vie nue dans les conditions normales, et l’aristocratisme esthète qui consiste à mépriser le quotidien supposément minable et sans relief de la grande masse des gens n’est au final pas très convaincant. Par conséquent, il me semble que l’anticipation qu’il esquisse s’éloigne considérablement de notre expérience partagée aujourd’hui :

[…] il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser : que l’on ferme les universités et que les cours se fassent en ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour parler des questions politiques ou culturelles et qu’on échange uniquement des messages digitaux, et que partout il soit possible que les machines remplacent tout contact, toute contagion, entre les humains.

Ici aussi, la bévue d’Agamben me paraît totale. L’absence actuelle de rassemblements, de contacts, de cours, etc., conduit bien plus certainement à l’attente fiévreuse de la reprise de toutes ces activités qu’à l’acceptation de leur disparition. Les gouvernements n’ont pas remplacé depuis quelques semaines une existence civique riche par un confort douillet dans lequel les citoyen.ne.s s’endormiraient et qui les conduiraient à oublier tous les bienfaits de la liberté.

Faisant le lien avec la « guerre contre le terrorisme », il écrit ensuite :

La fausse logique est toujours la même : comme face au terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger.

Ici encore, il commet un sophisme, en multipliant les confusions sur les sens des mots. Les mesures actuelles ne « suspendent » pas la vie pour la « protéger », ce qui n’a rigoureusement aucun sens, mais elles contraignent provisoirement le quotidien de tou.te.s afin de préserver la vie d’un maximum de personnes. Les actions de la plupart des gouvernements vont donc à l’inverse de la logique d’Agamben (et elles l’ont fait très tard, sur la pression des professionnel.le.s de la santé pour l’essentiel, il convient de le rappeler) : sauver les plus fragiles, même si cela implique un coût important et une réduction drastique de l’activité économique.

Antoine Chollet est chercheur en pensée politique, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne, et membre du Centre Walras-Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique. Ses derniers travaux portent sur le tirage au sort en politique, et le populisme. Un de ses derniers séminaires portait sur James Baldwin.


Note de bas de page

  1. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, Paris, Le Seuil (trad. par Joël Gayraud), 2003, p. 12.
  2. Ibid., p. 70.
  3. Id.
  4. https://ilmanifesto.it/lo-stato-deccezione-provocato-da-unemergenza-immotivata/
  5. Sur ce point, on pourra lire cet article, à la fois terrifiant et amusant, sur les « informations » distillées à l’administration Trump : https://www.newyorker.com/news/q-and-a/the-contrarian-coronavirus-theory-that-informed-the-trump-administration
  6. « Di fronte alle frenetiche, irrazionali e del tutto immotivate misure di emergenza per una supposta epidemia dovuta al virus corona […] », « Lo stato d’eccezione provocato da un’emergenza immotivata », Il Manifesto, 26.02.20 (c’est moi qui souligne).
  7. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l-epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html 
  8. « Giorgio Agamben, “l’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale” », Le Monde, 28.03.20, p. 22 (c’est encore moi qui souligne). Toutes les citations suivantes, sauf mention contraire, sont tirées de cet article. 
  9. Nicolas Machiavel, Le prince, chapitre 15 (in Œuvres, Paris, Gallimard, 1952, p. 335). Sur cette catégorie machiavélienne essentielle, on pourra lire : Claude Lefort, « Machiavel et la veritá effectuale », in Écrire, à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 141-179. 
  10. On rattache généralement cette théorie à l’ouvrage de John Austin, How To Do Things With Words, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1962, ce qui suppose toutefois une lecture qui se serait arrêtée à son titre… 

Pour citer ce billet de blog : Antoine Chollet, « Réponse à Agamben sur l’état d’exception ? », Blog du Centre Walras-Pareto, 22 avril 2020, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2020/04/reponse-a-agamben-sur-letat-dexception/.

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