L’histoire de la pensée politique dans Gallica : le foisonnement et l’Essentiel
A l’occasion de la sortie d’un nouveau parcours guidé sur Gallica consacré aux « Essentiels de la politique », Thomas Bouchet invite à se perdre dans des sentiers plus escarpés, à la recherche des « Inessentiel.le.s ».
Gallica – la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France – a tout d’un fascinant labyrinthe en accès libre : près de 650’000 livres, près de 150’000 manuscrits, près de 50’000 partitions (mais aussi une myriade de périodiques et des ressources audio et vidéo). Ce qui est proposé sur nos écrans donne une idée toujours plus suggestive des insondables profondeurs de la BNF : lorsqu’on s’aventure sur les grandes avenues ou sur les chemins de traverse de Gallica, on trouve de plus en plus souvent ce qu’on est venu y chercher. Il arrive aussi que malgré tous ses efforts on ne parvienne pas à accéder à une ressource dont on sait pourtant qu’elle s’y trouve nichée quelque part (et qu’on a parfois même trouvée la fois précédente). Il arrive enfin que, sans prévenir et au gré des navigations, une référence inattendue s’offre au regard ; elle donne une clé pour approfondir dans la direction initiale ou pour bifurquer vers autre chose.
Un parcours guidé
Depuis l’année de sa naissance (1997), Gallica ne cesse d’évoluer et de s’adapter. Il s’y trouve de plus en plus de rubriques qui aident à délimiter des sous-univers, ou de voies balisées qui rendent praticables des parcours transversaux en tout genre. La page d’accueil offre les séductions multicolores d’une constante invitation à des visites guidées. Au tout début du mois de novembre 2019, la « Une » était consacrée aux fascinants et terrifiants vampires ; l’égyptologie était mise à l’honneur du côté du blog ; un très percutant extrait du Lélia de George Sand sur l’infériorisation contre nature des femmes par les hommes (1833) occupait le côté droit. L’exubérant foisonnement des textes et des images a de quoi stimuler la réflexion et l’imagination, faisant naître parfois une douce ivresse.
Outre la « Une », le lien vers le blog et la citation, l’annonce d’une sélection des « Essentiels de la philosophie française » attire aussi l’attention. Il s’agit là d’un corpus de textes de référence présenté par ordre chronologique. Certains écrits facilement accessibles ici ou là voisinent avec d’autres, difficilement consultables ailleurs que sur Gallica. Les lecteurs bénéficient ainsi des éditions originales ou bien d’éditions de référence qui ont servi de base aux éditions d’aujourd’hui. De courtes notices biographiques rappellent le contexte de rédaction des œuvres, le positionnement des auteurs dans les réflexions de leur temps. Pour l’heure – mais la liste s’étoffera au fil du temps –, le XIXe siècle est représenté par des auteurs aussi divers que Comte, Cournot, Destutt de Tracy, Lachelier, Lagneau, Lequier, Maine de Biran, Ravaisson, Renouvier, Tocqueville. Il serait sans intérêt d’épiloguer sur l’absence d’auteurs soi-disant incontournables ou sur la présence d’auteurs qu’on n’attendait pas en si belle compagnie – pourquoi Lequier ou Ravaisson, pourquoi pas Barrès ou Jaurès ? Le choix effectué n’est-il pas plutôt, comme tous les choix, l’occasion de mesurer combien l’établissement de critères de classement est sujet à caution ? N’est-il pas tentant, en fin de compte, de révoquer en doute le bien-fondé même des critères de choix classificatoires, quels qu’ils soient, quitte à perdre le sentiment de confort intellectuel que procure la connaissance de ce qui serait de l’ordre de l’Essentiel ?
Les « Essentiels de la politique »
Plusieurs « Essentiels de la philosophie française » pourraient trouver leur place dans un autre corpus thématique inauguré sur Gallica au printemps 2018 : les « Essentiels de la politique ». Une nuance de taille, cependant : les « Essentiels de la politique » sont cette fois glanés dans le monde entier et non pas seulement en France. Au sein de ce corpus s’individualise un ensemble baptisé « Histoire des idées politiques » et présenté comme une
anthologie des sources et des expressions les plus importantes et les plus caractéristiques de la pensée qui prend pour objet l’organisation des sociétés, de l’Antiquité au début du XXe siècle.
L’ambition de confectionner ce palmarès se heurte pourtant comme pour les « Essentiels de la philosophie française » aux obstacles insurmontables que connaissent bien les chercheuses et chercheurs en histoire de la pensée politique.
Pour chacune des quatre périodes découpées entre l’Antiquité et les Lumières, une quinzaine d’auteurs endossent la responsabilité d’incarner l’Essentiel, dans l’attente que d’autres les rejoignent pour partager cette charge avec eux. Même processus de distinction pour la sélection des « écrits autour des révolutions américaine et française ». En cet automne 2019 les huit élus ont pour noms Adams, Barnave, Châteaubriand, Fichte, Hamilton, Necker, Staël et Volney. Pour chacun.e d’autre eux il suffit d’activer des liens vers les œuvres sélectionnées. Mais, une fois encore, quels critères de sélection pour ces œuvres « Essentielles » ? Qui pourrait affirmer sans hésiter que dans l’œuvre de Chateaubriand par exemple, il faut lire en priorité ceci plutôt que cela ? Pour Chateaubriand, le choix de Gallica s’est fixé sur l’Essai historique, politique et moral sur toutes les révolutions, anciennes et modernes. Mais le choix ne s’arrête pas là : plusieurs éditions de l’œuvre, toutes présentes sur Gallica, se révèlent intéressantes à divers titres. La première, datée de 1797 (Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française). L’édition de 1828 dans laquelle se trouve la préface où figurent ces lignes vertigineuses :
Je commençai à écrire l’Essai en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j’avais esquissé le jour : les événements couraient plus vite que ma plume ; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut ; j’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais peindre comme des objets fixes les rives fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du cours !
Mais il y a aussi l’édition de 1815. Ou encore celle de 1838, ou encore celle de 1861.
Aller à l’Essentiel
L’entreprise engagée sur Gallica présente peut-être une certaine utilité pour les internautes dans l’urgence. Le projet, d’ailleurs, s’affinera au fil des mois et des années puisque « chacun des sous-corpus est appelé à s’enrichir de nouveaux auteurs manquant à leur complétude » – mais ici grandit la crainte de ne pas savoir ce qu’est la complétude d’un sous-corpus. Les usagers de Gallica sont invités à formuler remarques et les suggestions ; de cette façon le résultat correspondra toujours mieux aux attentes.
Mais quelles attentes, au fait ? L’inestimable valeur de Gallica ne réside-t-elle pas dans l’infini – on est parfois tenté de dire : l’incontrôlable – foisonnement de son exubérant contenu ? S’accorder un peu de temps sur Gallica, n’est-ce pas s’offrir la possibilité de parcourir des chemins toujours renouvelés de titre en titre, de page en page ? Gallica donne l’inestimable chance de découvrir – deux exemples parmi tant et tant d’autres – la pensée politique des rédactrices du journal La Femme libre ou celle d’un ouvrier-tailleur parisien, au début de la monarchie de Juillet. On ne manque pas d’ouvrages à la gloire des « Essentiels » ; l’une des richesses de la BNF et de Gallica, c’est qu’elles permettent d’entendre aussi la voix des « Inessentiel.le.s ».
Thomas Bouchet est professeur associé d’histoire de la pensée politique à l’université de Lausanne, à l’Institut d’études politiques. Il est membre du Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique. Ses recherches portent sur les premiers socialistes, comme Déjacque et Fourier.
Pour citer ce billet de blog: Thomas Bouchet, « L’histoire de la pensée politique dans Gallica : le foisonnement et l’Essentiel », Blog du Centre Walras-Pareto, 15 décembre 2019, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2019/12/lhistoire-de-la-pensee-politique-dans-gallica-le-foisonnement-et-lessentiel/.