5. Esquisses de séquences didactiques et éléments de théorie

Texte | Notes

On ne trouvera pas ici de séquences didactiques « clés en main ». Les sections qui suivent suggèrent à chaque fois quelques étapes centrées autour d’activités pour lesquelles on pourra utiliser les différents supports mis à disposition (voir partie 8) ; mais chacune demande au praticien un travail préalable d’appropriation. Il est bien entendu envisageable de ne pas suivre les parcours esquissés, et de faire son choix parmi ces activités, en fonction d’autres objectifs didactiques. Une des idées maîtresses de cet ensemble est donc plutôt de fournir à l’enseignant toutes les informations dont il pourrait avoir besoin afin d’aborder certains aspects liés au récit littéraire ou cinématographique. Ce souci explique notamment les développements explicatifs étendus et les retours précis sur des éléments théoriques que l’on trouvera ci-après ; ceux-ci visent à ce que chacun, après les avoir « digérés », soit assuré de se retrouver en position de maîtrise des objets abordés ici.

5.1. Un billet de Mathilde à Julien (Le Rouge et le noir, livre II)1

La séquence s’articule principalement autour de la comparaison d’un segment du roman de Stendhal et de sa « contrepartie » dans l’adaptation cinématographique du trio Autant-Lara, Aurenche et Bost. Le segment de texte2 est assez long – il s’agit des chapitres XII et XIII du livre II (pp. 424-441) –, mais on n’en retiendra ensuite qu’une petite partie pour une activité d’analyse textuelle plus spécifique (la charnière entre les chapitres XII et XIII, pp. 429-432). Dans le film, la scène équivalente dure environ 4 minutes. La dernière étape de la séquence propose une activité qui, elle, se rattache à un autre segment du texte (période de la vie au séminaire, dans le livre I).

5.1.1. Objectifs

  • Faire prendre conscience des possibilités et des contraintes inhérentes tant à un texte qu’à un film, dans le domaine de la représentation, en vertu des « médiums » qui leur sont propres, c’est-à-dire la langue d’un côté, et l’image (animée et associée au son) de l’autre.
  • Parmi ces possibilités et contraintes, focaliser en particulier l’attention sur le système des temps verbaux de la langue, afin de prendre la mesure d’une part de la gamme variée d’effets que ceux-là (en vertu de leurs caractéristiques sémantiques) produisent au sein du texte en termes de représentation, et d’autre part de leur capacité à structurer le texte en divers plans (avant- et arrière-plan) et niveaux énonciatifs (commentaire du narrateur, récit, paroles de personnages).
  • Par symétrie, montrer que l’image cinématographique, elle, instaure un rapport plus « univoque » à ce qui est représenté qui, quoi qu’il en soit, est de l’ordre d’un pur présent (même lorsque les images montrent des événements « anciens », ou que le récit fonctionne par analepses).
  • Enfin, de façon subsidiaire, rendre sensible le fait qu’une adaptation est toujours une réinterprétation du texte-source par un scénariste et/ou un réalisateur, ce qui va influer sur la manière de représenter les événements et les personnages ainsi que sur le sens du récit.

5.1.2. Etape 1. Du texte au film : possibilités et contraintes de dispositifs distincts

On part du principe que le roman a été lu par les élèves ou qu’il est en cours de lecture, et que les élèves ont reçu la consigne préalable de lire ou de relire les chapitres XII et XIII du livre II, et de résumer en quelques lignes pour eux-mêmes ce que chacun de ces chapitres contient.

1.

Une mise en commun des synthèses réalisées par les élèves doit permettre de cibler l’attention de tous sur un certain nombre d’éléments essentiels (notamment pour la suite du travail), à la fois compositionnels et thématiques. Nous sommes à un moment clé de la naissance de la passion entre Mathilde et Julien.

  • La majeure partie du chapitre XII (« Serait-ce un Danton ? ») se partage essentiellement en deux types de séquences : celles qui nous représentent les paroles intérieures de Mathilde, avant tout au discours direct et au discours direct libre*, et celles qui nous représentent des dialogues (également au discours direct, avec çà et là des bribes de discours narrativisé*, p. 427 et p. 428) entre la jeune femme et plusieurs jeunes hommes de son « cercle d’amis », qui critiquent Julien parce qu’ils n’apprécient guère l’intérêt que Mathilde porte à un « simple » homme du peuple ; des segments narratifs assez brefs font office de lien entre ces séquences (parfois à l’intérieur de l’une d’elle). La fin du chapitre nous fait basculer dans la perspective de Julien, avec trois paragraphes aux caractéristiques différentes : un segment narratif en focalisation interne, une parole intérieure au discours direct libre* et un segment narratif en focalisation variable.
  • D’un point de vue strictement thématique, il importe de souligner l’amour « enthousiaste » que Mathilde éprouve de plus en plus, en raison de la force de caractère qu’elle entrevoit en Julien (motif modulé à peu près dans chacune de ses pensées), de même que l’incertitude qui la gagne, puisque Julien ne lui a jamais parlé des sentiments qu’il pourrait avoir à son égard (cf. p. 429 et p. 430). Pour ce qui concerne Julien, ce sont également ses interrogations face à l’attitude de Mathilde (« Est-il possible que ce soit là de l’amour ? », p. 430) qui demandent à être relevées (et qui donnent lieu à un développement dans le chapitre suivant). Enfin, on notera la teneur des reproches des amis nobles de Mathilde, qui portent sur « l’air prêtre : humble et hypocrite » (p. 426) de Julien, air que celui-ci n’a plus selon la jeune femme lorsqu’ils sont tout deux seuls (p. 427).
  • Le chapitre XIII (« Un complot »), lui, est un peu plus complexe dans sa structure compositionnelle, car il mêle fragments narratifs, descriptifs, discours intérieurs, récit rétrospectif, commentaire du narrateur… Des étapes narratives se dessinent cependant, notamment en fonction de critères formels. 1. Tout d’abord, Julien ressent le « cruel soupçon » (p. 431) qu’un complot soit ourdi par Mathilde, son frère Norbert et le prétendant « officiel » de Mathilde, Croisenois. Le segment suit en grande partie la perspective de Julien, à travers notamment la remémoration de certains événements (en focalisation variable) ; mais il est aussi articulé en fonction de brefs commentaires du narrateur, soit généraux, soit particuliers (sur les mouvements intérieurs de la pensée de Julien). Très peu de pensées sont rapportées au discours direct ou direct libre*. 2. Chacun des deux personnages est ensuite amené tour à tour à modifier son attitude. Cette évolution conduit Julien vers de nouvelles réflexions, qui débouchent sur la résolution de partir pour le Languedoc afin de s’éloigner des « conspirateurs » (p. 435). Là encore, la perspective de Julien est privilégiée en majorité, par une alternance entre des segments focalisés sur le jeune homme et des pensées rapportées au discours direct libre* ; le récit s’arrête néanmoins durant un paragraphe sur l’intériorité de Mathilde (en focalisation « zéro »). 3. La réaction de Mathilde face au départ projeté de Julien forme une nouvelle étape, dont le point culminant est la transmission d’une (première) lettre adressée à celui-ci (p. 436). On passe ici rapidement d’une perspective à une autre, par le biais de fragments narratifs et descriptifs, de pensées rapportées au discours direct, de répliques de dialogue. 4. Enfin, le reste du chapitre peut être considéré comme la dernière étape, puisque nous avons affaire presque en continu aux pensées représentées de Julien, au discours direct ou direct libre*. Quelques « inserts » narratifs ou descriptifs viennent jouer le rôle de transition entre les différentes phases de ces réflexions, comme le bout de conversation rapportée entre Julien et le marquis de la Mole. Les six derniers paragraphes sont à dominante narrative et descriptive, en focalisation variable.
  • Les composantes thématiques qui doivent être avant tout mises en évidence pour ce chapitre concernent d’une part Mathilde et son amour qui se mue en passion douloureuse ; à côté de l’aveu de son amour que contient la lettre, il peut être opportun de pointer son attitude « mordante » face à Croisenois (p. 434), les commentaires sur son regard (p. 435) et son geste inattendu pour retenir Julien afin de lui parler de la lettre qu’elle pense lui adresser (p. 436). Ces éléments, comme on le verra, réapparaissent en effet dans l’adaptation cinématographique du roman. D’autre part, on relèvera bien sûr les interrogations de Julien, ses soupçons, son attitude froide et ironique dans un premier temps (pp. 433-434), de même que l’ambition et le machiavélisme diabolique dont ses réflexions font preuve (on peut pointer ou re-pointer notamment certains segments descriptifs : « Eh bien ! se dit-il en riant comme Méphistophélès […] », p. 439 ; « Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse ; elle respirait le crime sans alliage », p. 440). Pour ce dernier aspect, c’est en revanche son absence dans le film qui sera « remarquable ».

2.

Après la mise au point de cette synthèse commune répertoriant les aspects thématiques et compositionnels importants des deux chapitres, il s’agit d’entrer dans une démarche comparative, en confrontant le texte de Stendhal à l’extrait qui, dans l’adaptation signée par Autant-Lara, Aurenche et Bost, correspond à ce moment du roman. Pour faciliter la comparaison, on distribuera avant la projection de l’extrait le document (voir partie 8) « résumant » la scène au moyen de douze captures d’écran. Cela permet d’une part de ne projeter qu’une fois la scène, les élèves pouvant ensuite se référer à ce document papier plus aisé à parcourir individuellement ; d’autre part, en dégageant les images de leur défilement ininterrompu à l’écran, les captures d’écran devraient permettre de focaliser l’attention sur certaines composantes du jeu des acteurs ou du découpage* en plans*, afin de construire l’analyse de l’extrait.

Tout en prévenant les élèves que la scène qu’ils vont voir n’existe pas du tout dans le roman – ce qui suscite déjà quelques questions ! –, on leur donnera comme consigne de répertorier dans celle-là les éléments qui correspondent, d’une manière ou d’une autre, à l’un des aspects de la synthèse commune, et les éléments qui à l’inverse n’y sont pas, voire des éléments qui viendraient s’ajouter.

Ce travail de comparaison met immédiatement en évidence l’opération de condensation extrême à laquelle le réalisateur et les scénaristes se sont livrés ; avec cette scène, nous avons affaire véritablement à une équivalence, visant à représenter par des biais très différents ce que Stendhal, lui, dispose sur deux chapitres – et même plus, car certains éléments de la scène proviennent d’autres pages du roman (voir ci-après). Plus encore, on constate que la condensation va (nécessairement) de pair avec une réorientation du sens ; dans le cas présent, cette dimension est très sensible pour ce qui touche à la caractérisation de Julien notamment, qui est de toute évidence très différente (dans cette scène, ainsi que dans le reste du film)3.

Les élèves réagiront certainement en premier lieu en fonction de ce qui, dans la scène, diffère plus ou moins fortement de ce que l’on trouve dans le texte. On propose ici une progression partant de ce qui est commun pour aller vers les différences, afin d’organiser ensuite un commentaire autour des motivations (possibilités et contraintes formelles, intentions divergentes des auteurs du texte et du film) à l’origine de ces dernières.

  • Il importe en effet de souligner qu’une grande partie des éléments qui auront été mis en évidence par la synthèse commune se retrouvent dans cette scène. En quelques répliques de dialogue sont évoqués (dans leur ordre d’apparition) : le départ de Julien pour le Languedoc (cf. p. 435) ; l’hypocrisie du jeune homme et son air « prêtre » critiqué par le frère de Mathilde (p. 426), de même que l’absence de cet air lorsque Julien est seul avec Mathilde (p. 427) ; le désir de Mathilde que Julien reste à Paris (p. 437) ; les incertitudes de la jeune femme quant aux sentiments que Julien nourrit à son égard (chapitres XII et XIII) ; la distance que ce dernier marque, dans certaines réponses froides (cf. pp. 433-434) ; l’attitude de Mathilde face à Croisenois (p. 434) ; les incertitudes de Julien face au comportement de Mathilde (chapitres XII et XIII). Enfin, la scène se termine par la transmission discrète d’un billet. Tout, ou presque, est donc bien « là », mais ramassé sous forme de touches chargées de signification, alors que le roman, lui, propose un « déploiement » du sens, une forme d’amplification (en tout cas par contraste avec le film) réalisée notamment à travers la représentation des multiples discours intérieurs ruminés tant par Mathilde que par Julien.

Ce constat peut être l’occasion d’un premier commentaire touchant à une différence fondamentale entre roman et cinéma, dans laquelle on peut situer une des motivations de l’écart entre le texte de Stendhal et son adaptation filmique : un roman est essentiellement structuré (entre autres) par un dispositif narratif au sein duquel un narrateur joue le rôle de « chef d’orchestre » et oriente la représentation du monde fictionnel ; un film en revanche s’articule – notamment – à travers un dispositif scénique, qui ne laisse pas de place manifeste (en règle générale) à une voix narrative4. De ce fait, au cinéma – comme au théâtre –, c’est à travers les acteurs et les dialogues qu’une grande part de la représentation se construit. Les dialogues contiendront ainsi des informations qui, dans un roman, pourraient être prises en charge par le discours du narrateur ; de même, des indications relatives aux états psychologiques des personnages, par exemple, ne seront pas livrées par une description que gère un narrateur, mais par le jeu des acteurs : gestes, regards, postures, inflexions de la voix, etc.5 Dans le cas présent, la passion que ressent Mathilde est sensible à travers le geste de l’actrice qui l’incarne lorsqu’elle attrape le bras de Julien (cf. p. 436, et la capture d’écran n°2 sur le document distribué aux élèves), de même que par les regards qu’elle lance à celui-ci (cf. captures d’écran n°2, n°3, n°4 et n°5), ou par certaines intonations ; symétriquement, le jeu plus réservé de l’acteur incarnant Julien, qui évite le regard de Mathilde (cf. captures d’écran n°3 et n°4), et le ton de sa voix manifestent sa froideur, ses doutes et, peut-être, les calculs stratégiques auxquels se livre le personnage. En vertu de la différence de dispositif, le cinéma se voit doté d’une possibilité que le texte n’a pas, celle de « cumuler » en quelque sorte des informations de façon simultanée, en mobilisant tant les dialogues que le jeu des acteurs (ce qui tend vers la condensation). Cependant, comme on va le voir, cette possibilité est aussi l’envers d’une contrainte.

En effet, si l’on se tourne vers certains écarts entre le roman et le film, on peut là aussi situer leur motivation dans une différence essentielle entre ces deux formes de récit, différence non pas tant de dispositif que de médium : la langue et l’image animée. On l’a évoqué ci-dessus : ce qui est notamment « retranché » dans le film par rapport au roman, ce qui est l’objet de la recherche d’une équivalence, ce sont les discours intérieurs des deux personnages, les questionnements de ceux-ci qui tout à la fois progressent et se répètent et, ainsi, manifestent dans le texte (parmi d’autres choses) la maturation de leurs sentiments. Or de tels discours doivent être tenus, au cinéma, comme des objets irreprésentables (du moins tels quels), alors que, dans un texte, la représentation de discours intérieurs (ou non) se suffit au contraire à elle-même. Comme l’affirme Genette en effet, « la mimésis verbale ne peut être que mimésis du verbe », alors que « pour le reste, nous n’avons et ne pouvons avoir que des degrés de diégésis » (1972 : 185-186). Autrement dit, lorsqu’il s’agit de représenter des personnes, des choses ou des événements, le texte offre des formes de « traductions » au moyen du matériau langagier ; ce n’est que lorsqu’il représente des paroles que le texte, véritablement, imite quelque chose, en vertu de l’identité du médium (la langue) entre une parole imitée et une parole imitante. Mais cela a pour conséquence que cette imitation de paroles, et plus encore de paroles intérieures, se trouve pleinement « légitimée » dans un texte – il n’y a pas de meilleur moyen pour réaliser une telle imitation – et peut se dérouler sur une étendue plus ou moins longue. Cela, bien entendu, est difficilement imaginable au cinéma, art pour lequel la mimésis touche par principe aux volumes, aux mouvements, aux couleurs, etc. La raison d’être de l’image est de représenter des êtres en trois (ou deux) dimensions et, pour l’image animée en particulier, des actions, qui dès lors doivent être « omniprésents » à l’écran. Par la langue et le texte, il est possible de représenter des pensées, alors que l’image ne peut capter que des objets concrets, des « corps » ; même lorsque la représentation de pensées se fait au moyen d’une voix over* (ce qui est le cas fréquemment dans l’adaptation du Rouge et le noir), les images, elles, doivent nécessairement représenter « autre chose », ne serait-ce que le visage du personnage pensant. Et l’on imagine assez bien que cette solution ne soit pas jugée très adéquate lorsqu’il s’agit de transposer à l’écran de longs segments de discours intérieurs, comme c’est le cas pour les chapitres qui nous occupent – raison pour laquelle (entre autres) le réalisateur et les scénaristes ont opté pour un dialogue entre deux (et même trois) personnages.

Autre changement majeur dans cette équivalence cinématographique : la représentation du caractère de Julien est fortement modifiée, puisque rien ne vient indiquer le machiavélisme que le roman dépeint au contraire dans le détail. Ici, pour gloser une telle différence, il n’y a plus lieu de convoquer les paramètres propres à un roman ou à un film ; on touche plus simplement à la question de l’intention d’un auteur (singulier ou collectif). De fait, en n’intégrant pas dans leur film cette composante psychologique du personnage, le réalisateur et les scénaristes manifestent leur intention de produire un sens passablement différent, dans la mesure où l’ambition de Julien apparaît nettement moins « noire ». Ce changement va de pair en outre avec d’autres écarts entre le texte de Stendhal et son adaptation, et en particulier l’absence totale d’ironie ou de distance par rapport aux attitudes de Julien, à sa vision du monde ou à l’évolution de sa pensée, alors même que c’est là une des dimensions clés du roman.

  • On peut ainsi pointer dans le passage qui nous occupe des segments empreints d’une telle distance, plus ou moins moqueuse : « Cet amour n’était fondé […] En cela Julien était encore un parvenu » (p. 432) ; « Julien, s’exagérant cette expérience, croyait à Mademoiselle de La Mole la duplicité de Machiavel […] Il excitait son imagination plus qu’il n’était entraîné par son amour » (p. 433) ; « Cette lettre, qu’il tenait serrée dans sa main, lui donnait la taille et l’attitude d’un héros » (p. 439). Et, bien sûr, il faut ajouter à cela le jugement sans appel de ce commentaire, dont on a déjà fait état : « Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse ; elle respirait le crime sans alliage » (p. 440).

Dans le film, Julien est certes montré comme un ambitieux, prêt à saisir la chance d’accéder à une position sociale supérieure grâce à l’amour que Mathilde ressent pour lui ; mais il semble plus faire preuve d’opportunisme que de calcul stratégique.

  • On peut également tisser un parallèle avec les options prises pour le début du film – ouverture dont on propose une analyse dans une autre séquence didactique –, qui commence in medias res, au moment du procès de Julien, où celui-ci défie les jurés en faisant de leur verdict à venir l’emblème d’une « lutte des classes » (cf. le chapitre XLI du livre II, pp. 629-630). Amorce d’une conclusion dans le roman, mais moment sans réel relief car « perdu » parmi toutes les circonstances du procès et de l’emprisonnement de Julien, un tel discours, placé au début du film, oriente l’entier du récit et les actions du personnage selon une autre perspective, faisant de Julien non un ambitieux sans scrupule, mais presque le porteur un peu naïf de valeurs « démocratiques ».

En lien avec cette caractérisation différente de Julien, on pointera la teneur du message rédigé par Mathilde dans le film, dont le contenu ne correspond pas à celui du premier billet (cf. p. 436 et p. 437). Les élèves auront peut-être reconnu que ce contenu est en revanche très similaire à celui du… troisième billet de Mathilde, que le lecteur découvre à la toute fin du chapitre XIV. C’est donc là une autre opération de condensation, puisque le film ne nous représente pas les trois étapes qui, peu à peu, mènent à la demande de rencontre nocturne. Mais dans le roman, ces phases successives sont notamment dues au caractère manipulateur de Julien, qui joue avec les sentiments de Mathilde (et cherche à se protéger du complot qu’il continue de soupçonner), et contraint en quelque sorte la jeune femme à cet ultime mouvement. Ainsi, là encore, cette modification affecte la façon dont le caractère de Julien est représenté à l’écran, qui ici n’a pas le « loisir » de faire preuve de sa malice (le mot est utilisé pour désigner une des actions du personnage dans le roman, chapitre XIV, p. 445).

Enfin, les circonstances de transmission du billet sont bien sûr extrêmement différentes. Dans le roman, c’est un laquais (p. 436) qui remet la première lettre ; les autres échanges de billets se font toutefois en majorité dans la bibliothèque, furtivement, sur le seuil de la porte (p. 446, p. 447, p. 448), hormis la deuxième réponse de Julien, passée de la main à la main dans le grand escalier du manoir (p. 447). On a vu les raisons qui conduisent Autant-Lara, Aurenche et Bost à limiter le nombre de billets ; reste à se demander pourquoi ils choisissent de faire intervenir le marquis de La Mole, dont l’arrivée interrompt la conversation entre Julien et Mathilde et conduit celle-ci à rédiger son message.

  • Là encore, il faut tout d’abord indiquer une nouvelle opération de condensation de la matière romanesque, puisque plusieurs répliques du marquis concernant les habits de deuil de Mathilde et l’histoire de ses ancêtres ne sont pas un ajout véritable, mais l’insertion d’éléments qui, dans le texte, sont livrés un peu auparavant, dans le chapitre X (pp. 411 sqq.), à travers les discours d’un autre personnage (très secondaire), l’académicien. Ici, le choix de placer ces explications dans la bouche du marquis de La Mole dérive entre autres d’une volonté de réduire le nombre de personnages, dans un souci d’économie narrative6. Toutefois, ce n’est probablement pas le seul motif pour faire apparaître le père de Mathilde dans cette scène-là.

De toute évidence, le choix a été fait de donner à la transmission du billet les atours d’un jeu de cache-cache entre Mathilde et Julien d’une part, et le marquis de l’autre. Par rapport à une telle situation, on retrouve notamment la volonté d’exploiter le dispositif scénique propre au cinéma, qui, en jouant sur les positions dans l’espace des personnages les uns par rapport aux autres, rend possible la monstration d’un tel jeu, par exemple lorsque, dans le même plan*, Julien lit le billet tout en le masquant au marquis (cf. capture d’écran n°12). Dans un roman, la représentation d’un tel jeu – sans les perspectives spatiales – ne créerait rien de plus que celle des transmissions furtives sur le seuil de la bibliothèque. Par ailleurs, c’est encore un procédé formel constitutif de l’art cinématographique qui est convoqué, toujours dans le même but : le découpage* en plans*, qui alternent tantôt sur le marquis, Julien, et le livre narrant l’histoire des de La Mole, tantôt sur Mathilde en train de rédiger et de cacher son billet. Ces plans* construisent un espace en deux parties, et « isolent » les personnages, alors que leur alternance signifie que les actions sont à la fois simultanées et dissociées l’une de l’autre (cf. captures d’écran n°7 et n°8), jusqu’au moment où un mouvement de caméra* (cf. captures d’écran n°10 et n°11) réunit à nouveau en un seul plan Mathilde et Julien (et le marquis)7.

Ces dernières remarques permettent de souligner à nouveau que, en adaptant un texte pour l’écran, il s’agit pour les auteurs du film non pas seulement de raconter une histoire (plus ou moins identique à celle narrée par le texte), mais de tenir compte de contraintes propres au dispositif cinématographique et d’exploiter les paramètres formels qui font la spécificité du cinéma.

5.1.3. Etape 2. Le jeu des « plans » (autour des tiroirs verbo-temporels) : énonciation et mise en relief dans le texte… et au cinéma

Après avoir identifié de grands principes qui distinguent un roman d’un film et sont de fait à l’origine de différences dans la représentation d’événements et de personnages (dispositif narratif vs dispositif scénique, médium verbal vs médium visuel), on entre maintenant dans une observation plus fine de la langue et d’un de ses paramètres qui influent sur la représentation : les temps verbaux (ainsi que d’autres formes linguistiques touchant à l’expression du temps). Il s’agit d’une part de sortir d’une perception strictement « temporelle » des temps verbaux, qui conduirait notamment à mêler passé simple, imparfait, passé composé ou plus-que-parfait dans une seule catégorie des « temps du passé », et de prendre conscience de la dimension aspectuelle* des formes verbo-temporelles ainsi que de leurs effets dans un texte (en termes de distinction entre avant- et arrière-plan, notamment). D’autre part, on cherchera à pointer le fait que le discours du narrateur fait aussi la part belle à des verbes au présent, ce qui là encore produit des effets particuliers (en conférant par exemple à ce discours des caractéristiques énonciatives* similaires à celles des paroles de personnages). Enfin, le travail d’analyse devrait aisément mettre au jour le fait qu’un récit sous forme de texte se présente comme un véritable « feuilleté » de perspectives aspectuelles* et énonciatives*, caractéristique qui le distingue d’un récit cinématographique, dans lequel s’instaure une relation avec les images qui, quoi qu’il en soit, est de l’ordre d’un perpétuel présent, et n’offre pas les mêmes nuances (notamment aspectuelles).

1.

Cette observation est menée sur une petite partie des chapitres déjà commentés, c’est-à-dire la transition entre ceux-ci (pp. 429-432). On distribuera le texte sur un support à part, afin que les élèves disposent d’une place suffisante pour l’annoter (voir partie 8). La consigne pour cet exercice d’analyse est double : d’une part, relever toutes les formes verbales dans le segment de texte et les étiqueter (imparfait, passé simple, présent, etc.) ; d’autre part, en s’appuyant sur ce relevé, distinguer dans le segment des sous-parties selon qu’elles renvoient à ces six catégories : événements uniques, événements répétés, descriptions, explications, commentaires généraux du narrateur, paroles ou pensées de personnages. Il faut d’emblée signaler qu’il n’y a pas forcément une correspondance stricte entre tel temps verbal et telle catégorie, et qu’un même temps verbal peut être l’indicateur de diverses catégories (dans le segment, c’est le cas pour l’imparfait et le présent). En conséquence, les élèves devront être également attentifs à d’autres indicateurs pour opérer leur découpage (en particulier des formes servant à l’expression du temps, qui permettent de différencier des événements uniques ou répétés).

Au terme de cette activité, une mise en commun des résultats devrait aboutir à une série de constats, que l’on peut décliner paragraphe par paragraphe (voir également dans la partie 8 le document à destination de l’enseignant, qui met en évidence ces différentes sous-parties).

  • Les deux premiers paragraphes de l’extrait ont une portée explicative et commentative manifeste. Le narrateur livre en effet des éléments d’information afin de faire comprendre dans quelles circonstances naît la passion que Mathilde éprouve pour Julien. Cependant, on constate que ces commentaires sont de deux types : soit ils concernent uniquement Mathilde, soit ils ont une portée générale. Les changements de temps verbaux – imparfait et plus-que-parfait d’un côté, et présent (plus un subjonctif présent) de l’autre – délimitent très nettement les frontières entre ces deux catégories, de même que le fait que les assertions voient leur portée soit restreinte au personnage de Mathilde (voir les expressions – nom propre, prénom et formes pronominales – qui réfèrent spécifiquement au personnage), soit étendue à des catégories génériques de personnes (les « princes », et les jeunes filles placées au couvent, désignées par le pronom indéfini « on »).
  • Le 3e paragraphe est plus hétérogène, chaque phrase entrant dans une catégorie différente. La première représente un événement ponctuel, ce qu’indique le groupe prépositionnel « Dès le moment que » ; la deuxième, au contraire, représente des événements répétés, autrement dit donnés à voir sous un aspect itératif*, ce qui est noté par le groupe nominal « Tous les jours » ; la troisième quant à elle entre dans la catégorie des pensées représentées (au discours direct, cf. l’incise de discours attributif* « pensait-elle »). On notera que, pour ce qui est des temps verbaux, l’imparfait est le plus fréquent, et s’articule avec le plus-que-parfait ; deux formes verbales cependant se démarquent : le passé simple « [ne] s’ennuya [plus] », signalant (de même que le passé antérieur qui le précède) très nettement une étape décisive, et le présent dans les pensées de Mathilde.
  • Ces pensées occupent également le paragraphe suivant, ce qu’indique la présence de pronoms et de déterminants possessifs renvoyant à la 1re personne. Ici, les temps verbaux sont divers – imparfait, passé composé et présent –, mais, comme on le verra, participent d’un seul et même plan énonciatif*.
  • Le 5e paragraphe, lui, propose une description de l’état psychologique de Julien, associée à la représentation, ensuite, d’événements répétés, itération* marquée ici par l’adverbe « quelquefois », puis par le groupe nominal à valeur générique « les après-dînées ». L’unité du paragraphe provient du fait que, d’un côté comme de l’autre, le narrateur nous donne ici encore des circonstances qui forment le cadre de l’intrigue. Symétriquement, la dimension verbo-temporelle est elle aussi très homogène, puisque l’imparfait domine nettement (face à un plus-que-parfait et un subjonctif imparfait).
  • Nouvelles pensées représentées au discours direct, dans le paragraphe suivant, ce que signalent tant l’incise de discours attributif* que les diverses formes du pronom de 1re personne. Ici, le présent est très nettement majoritaire (hormis un subjonctif présent, et l’imparfait dans l’incise).
  • Le 7e paragraphe représente une suite d’événements uniques, ce qu’indique manifestement le circonstant temporel « Une après-dînée », qui isole un moment particulier. On note une alternance manifeste entre des segments où domine l’imparfait (avec un plus-que-parfait) et d’autres articulés autour de verbes au passé simple. Là encore, le caractère déterminant de l’épisode paraît bien marqué par l’apparition de ces formes verbales.
  • Cette dimension événementielle et ponctuelle se prolonge au début du chapitre XIII, dans les trois premières phrases du paragraphe, où les passés simples se succèdent (avec un verbe à l’imparfait) ; le circonstant temporel « Le lendemain » souligne, là aussi, la dimension singulière des événements représentés. Suivent des pensées ou paroles représentées au discours direct libre*, que l’on identifie par l’apparition de marques de la 1re personne (on peut également pointer les déterminants démonstratifs). Mis à part un verbe au conditionnel, le temps dominant est le présent.
  • Enfin, le dernier paragraphe du segment présente une certaine hétérogénéité ; on peut distinguer toutefois deux zones. La première est délimitée par une série de verbes au passé simple, par quoi entre autres sont représentées des étapes ponctuelles et déterminantes dans le changement d’attitude de Julien. La seconde explique ou décrit les circonstances qui entourent le début de cette nouvelle phase de l’intrigue, circonstances particulières qui sont également mises en perspective à travers un commentaire général du narrateur. A nouveau, les deux types de commentaires – particuliers à l’intrigue vs généraux – se distinguent clairement par la répartition des temps verbaux, imparfait d’un côté, et présent de l’autre. (Pour les deux dernières phrases de l’extrait, il semble également que, de la mention de circonstances, on glisse peu à peu vers le point de vue de Julien, ce qu’indiquent certains verbes référant à des processus cognitifs ou perceptifs.)

Un tel découpage, structuré par le repérage des formes verbo-temporelles, met en évidence qu’un récit se constitue, de toute évidence, non pas comme une parole uniforme, mais comme un assemblage de voix diverses et de perspectives différentes sur les événements représentés. Afin d’affiner la compréhension de ce « feuilleté » énonciatif* et aspectuel*, il faut (comme on l’a dit) porter un regard sur les formes verbales qui porte plus loin que la stricte dimension « temporelle ».

La première dimension essentielle relève de l’énonciation*, c’est-à-dire de la façon dont le locuteur inscrit sa subjectivité dans ce qu’il dit ou écrit. Toute parole émane d’un locuteur ; cependant, ce dernier peut choisir soit de s’impliquer dans cette parole, de manifester sa présence et/ou de manifester celle de son destinataire, afin de l’impliquer lui aussi, soit de se distancier, de faire en sorte que le monde construit par le texte apparaisse comme sans aucun lien avec la situation qui le voit prendre la parole. Parmi les formes que la langue met à disposition pour marquer cette implication ou cette distance, les temps verbaux jouent un rôle particulier.

  • Dans son ouvrage Le Temps. Le récit et le commentaire (1973), le linguiste Harald Weinrich désigne cette alternative en termes d’attitude de locution, qu’il nomme le récit d’une part, et le commentaire d’autre part. Le récit se caractérise en effet par une forme de « détente », dans la mesure où le locuteur ne rattache pas explicitement les faits représentés ni à sa situation actuelle, ni à celle de son destinataire, qui peut simplement lire ou écouter le récit sans devoir se préparer à prendre position ; à l’inverse, le commentaire s’inscrit dans une sorte de « tension », car les faits sont représentés de manière à indiquer que ce qui est dit concerne absolument le locuteur et son destinataire. Parmi ces indicateurs, les formes verbales du présent jouent un rôle capital, car il n’y a de présent que par rapport à une énonciation en cours ; autrement dit, le présent est toujours le présent de celui qui parle et de celui à qui celui-ci s’adresse – et c’est en cela que ce temps verbal indique que ce qui est dit les concernent l’un et l’autre actuellement. Autour de ce tiroir verbo-temporel en gravitent deux autres, le futur et le passé composé (ainsi que l’imparfait). En tant qu’accompli du présent, le passé composé rattache un événement représenté, quoique passé, à l’actualité de celui qui parle, car il est perçu et donné à voir en fonction du présent de l’énonciation en cours8.

Il n’est ainsi pas étonnant que le présent soit le tiroir verbo-temporel qui articule les paroles des personnages ; ceux-ci sont pleinement impliqués dans les événements qui constituent l’histoire, qui constituent leur actualité, et les concernent bien évidemment au plus haut point. De ce fait, leur attitude ne peut être que commentative. Mais on peut alors établir une parenté entre ces paroles ou pensées représentées et les brefs commentaires généraux du narrateur, qui eux aussi ont le présent comme pivot verbo-temporel. On comprend dès lors que, dans ces segments, le narrateur « donne de la voix », manifeste sa présence, et cesse pendant un instant de raconter, pour commenter le monde – non pas le monde distant de son récit, mais le monde actuel, celui qui l’implique et qui implique son destinataire. La « vérité générale » transmise sous cette forme est « générale » uniquement parce que, par le présent, elle est représentée comme (toujours) actuelle, dans le hic et nunc de l’énonciation.

  • Quant à l’attitude visant à raconter un monde, à introduire une distance entre celui-ci et la situation actuelle, celle-ci dispose également de son noyau verbo-temporel : le passé simple. Les effets produits par ce temps verbal et les fonctions que, en corollaire, il endosse dans un récit trouvent leur origine dans sa valeur aspectuelle*.
    Par là, on entend que les formes verbales ne situent pas uniquement un processus dans le temps (passé, présent) ou dans un monde plus ou moins virtuel (futur, conditionnel), en fonction d’une situation d’énonciation, mais renvoient également à la façon dont ce processus est envisagé dans son déroulement : unique ou répété, en cours d’accomplissement ou accompli, sans bornes nettes ou délimité avec un début et une fin. Cette dernière opposition aspectuelle* permet de caractériser le passé simple et de comprendre son fonctionnement dans un texte, par contraste avec les autres formes verbo-temporelles qui s’associent à lui, en particulier l’imparfait. En français, le passé simple est en effet le tiroir verbo-temporel à travers lequel un processus est saisi globalement, de l’extérieur, et par conséquent enfermé dans des limites (on parle ici d’aspect* non sécant). A l’inverse, l’imparfait (de même que le présent) représente un processus selon une perspective interne, ce qui dote celui-ci de bornes floues, et en particulier sa limite finale ; le processus est comme coupé en deux, avec une partie nette et une autre qui ne l’est pas (on parle alors d’aspect sécant)9.
    Si le passé simple est un facteur de distanciation, de « détente », c’est que son aspect non sécant est à la source d’un effet d’objectivité. Par lui, les événements sont en effet représentés de l’extérieur comme des moments ponctuels absolument délimités, dotés ainsi d’une forme globale à la manière de n’importe quel objet. Comme le dit Joëlle Gardes Tamine, « [le] passé simple vide l’événement de durée, il l’inscrit dans une succession objective d’autres événements » (2005 : 188) ; la durée « réelle » se doit d’être « vécue » dans son étirement propre, et ne peut être restituée sous la forme ramassée et strictement délimitée qu’offre le passé simple.
    Mais l’aspect non sécant du passé simple permet de rendre compte d’une autre fonction de ce tiroir verbo-temporel au sein d’un récit : la mise en relief.
    Dans un récit en effet, les faits représentés ne se situent pas tous sur le même plan ; certains constituent la trame événementielle, « font avancer » l’histoire et, de ce fait, occupent l’avant-plan, alors que d’autres forment l’arrière-plan du récit. Or ce sont les temps verbaux, et en particulier les contrastes introduits par l’alternance entre les formes du passé simple et de l’imparfait (avec le plus-que-parfait également), qui ont pour fonction de marquer cette distinction entre plans. Représentant un processus sans lui attribuer de bornes déterminées, l’imparfait ne peut pas structurer la trame principale, l’enchaînement des événements déterminants (puisque, pour qu’il y ait enchaînement, il faut des débuts et des fins). On peut ainsi conclure avec Roberte Tomassone que « [cette] indétermination sur les bornes du procès confère à l’imparfait sa principale valeur d’emploi […] : c’est le temps de la toile de fond, celui qui exprime les événements, les faits d’arrière-plan sur lequel se détachent, en premier plan, les faits au passé simple » (1998 : 299). Là encore, la valeur non sécante du passé simple produit cet effet de mise en relief, dans la mesure où les processus sont représentés avec des contours nets, ce qui en fait des événements décisifs.
    Harald Weinrich (à l’instar d’autres linguistes) considère cette structuration en deux plans distincts comme tout à fait nécessaire au récit, en raison précisément de la distance et de la « détente » qu’introduit cette attitude de locution : « Les traits pertinents du relief temporel guident l’imagination de l’auditeur, plus sollicitée par les textes narratifs que par les textes de commentaire. Car, le plus souvent, le monde raconté n’appartient pas, ou n’appartient plus au domaine de l’expérience immédiate de l’auditeur, qui a donc besoin d’être orienté, afin que le monde raconté perde l’étrangeté sous laquelle il se présente à lui. Il reçoit cette information “en toile de fond” grâce aux temps de l’arrière-plan textuel. » (Weinrich 1989 : 130 ; nous soulignons.)

Dans le segment du Rouge et le noir qui nous occupe, on constate comment l’alternance entre l’imparfait et le passé simple a pour fonction de structurer le déroulement du récit en deux plans, et d’organiser par ce biais les informations délivrées. Ainsi, l’arrière-plan se compose d’éléments certes divers, mais qui ont tous pour point commun de constituer des informations circonstancielles destinées à orienter le lecteur dans sa compréhension du monde raconté : explications, descriptions et mentions d’événements circonstanciels, qu’ils soient uniques ou répétés10. Sur cet arrière-fond (articulé par l’imparfait, mais aussi le plus-que-parfait), les événements décisifs se détachent nettement, dans la mesure où le passé simple11 les présente comme des moments ponctuels bien délimités (même s’il s’agit de processus qui ont une certaine durée, comme le changement d’humeur de Julien après qu’il a surpris la conversation entre Mathilde et Norbert, au début du chapitre XIII). Or ce ne sont pas les événements qui, en soi, sont décisifs ou non ; il s’agit bien là d’effets de mise en relief produits par l’alternance des temps verbaux. Si l’on souhaite que les élèves puissent prendre pleinement conscience de cette fonction des formes verbales, on peut suggérer une activité supplémentaire sur le même extrait et demander de faire varier ces formes verbales – de modifier par exemple les imparfaits en passés simples et inversement –, afin d’éprouver les effets de sens produits par de telles variations.

Qu’en est-il alors du cinéma ? Dispose-t-il dans sa « grammaire visuelle »12 d’une palette comparable pour opérer de telles distinctions entre récit distant et commentaire impliquant un locuteur et un destinataire ? ou pour réaliser une mise en relief d’événements décisifs, par contraste avec une toile de fond ?

A priori, dans un art maniant la perspective, les notions d’avant-plan et d’arrière-plan semblent aller de soi : décrivant la composition de l’image, elles donnent également une grille pour décrire la façon dont les informations visuelles sont dotées d’un degré de saillance plus ou moins grand. On considérera ainsi que, fréquemment, ce qui occupe spatialement l’avant-plan relève d’une information principale, celle sur laquelle il s’agit de focaliser l’attention, alors que ce qui se trouve spatialement à l’arrière-plan – souvent en partie masqué par les objets ou personnes qui se trouvent sur le « devant » de l’image – constitue une information de moindre importance (voir ce qu’on a déjà dit à propos du moment où Julien lit le billet de Mathilde à l’insu du marquis de La Mole)13. De même, les axes horizontal et vertical structurent cette composition, en faisant de leur convergence au centre de l’image un facteur de mise en évidence d’un élément parmi d’autres. Autrement dit, la façon dont l’image est cadrée organise les informations visuelles, en fonction d’un contraste fondamental entre le centre et les marges (la perspective faisant que, dans une image, ce qui se trouve le plus en « arrière » occupe souvent les bords du cadre bidimensionnel)14.

La mise en relief opérée par la composition de l’image (animée ou non) a néanmoins certaines limites, notamment pour ce qui concerne les éléments occupant le centre de cette image, dont on peut se demander s’il faut tous les considérer comme des informations saillantes. Afin de mettre au jour cette relative indétermination du « poids » informationnel à accorder par exemple à telle ou telle action représentée à l’écran, on peut avec les élèves se tourner vers les pages d’une des étapes scénaristiques de la scène déjà visionnée (voir la partie 8). Les possibilités et limites du cinéma en termes de mise en relief des informations narratives sont en effet sensibles lorsqu’on se penche par exemple sur l’emploi des temps verbaux dans un scénario : hormis dans les dialogues, le présent est l’unique tiroir verbo-temporel, que ce soit pour représenter des actions ou des circonstances (attitudes des personnages, éléments de décor ou de situation). Dans un tel texte scénaristique, rien ne permet ainsi de départager formellement quels sont les éléments décisifs et les éléments d’arrière-fond. Or cette donnée textuelle renvoie à une caractéristique fondamentale de l’image (animée ou non) ; celle-ci offre en effet un spectacle qui, en tant que tel, ne peut avoir lieu que dans une relation actuelle avec le spectateur. Autrement dit, tout dans une image s’offre sous la forme d’un présent uniforme ou, dans le cas du cinéma, d’une suite uniforme de présents – même lorsque ces images représentent une scène « antérieure » (lors d’un flash-back), qui, comme spectacle, ne peut prendre place elle aussi que dans l’actualité du spectateur. De la même manière, ce présent uniforme rend indistinctes les attitudes commentative ou narrative, telles qu’elles peuvent être manifestées par l’image seule ; ou plutôt, il tend à faire des images essentiellement un « commentaire », c’est-à-dire une communication non distanciée, ancrée dans une actualité – ce qui explique peut-être l’effet de fascination que celles-là peuvent produire, dans la mesure où le spectateur vit l’histoire « en direct », sans la médiation distanciée d’un passé simple par exemple.

On peut faire expérimenter cette « présence » fondamentale de l’image de diverse manière, en se demandant entre autres comment transposer à l’écran la représentation d’événements répétés. Dans le roman de Stendhal, on a vu qu’une seule phrase peut suffire à représenter effectivement une pluralité d’événements semblables, grâce à l’aspect sécant de l’imparfait, appuyé par des indications temporelles, comme ici (nous soulignons) : « Ce malheur lui arrivait quelquefois à la suite d’une soirée où il avait brillé plus qu’il ne convenait à sa position. » Au cinéma en revanche, il serait impossible de signifier pareille pluralité au moyen d’une seule scène ; il faudrait au contraire montrer plusieurs fois des scènes similaires, montées les unes à la suite des autres, afin de représenter – par les images – ce caractère répétitif15.

De même, nous avons vu précédemment (cf. étape 1) que, si la représentation par l’intermédiaire d’un texte était soumise à la linéarité de la succession des phrases les unes après les autres, l’image offrait la possibilité de représenter personnes, choses ou événements de façon absolument simultanée. Mais la contrepartie de cette propriété est alors que, au sein d’un même plan, on ne retrouve pas de marquage formel net (aussi net que celui proposé par la langue) départageant des éléments décisifs et des éléments circonstanciels – du moins pour ce qui touche aux événements et aux attitudes des personnages16. En groupe (dans une classe par exemple), il est aisé de s’en rendre compte : il suffit de demander à toutes les personnes présentes – sauf une – de fermer les yeux, de projeter la scène choisie sans le son, et de demander à la personne qui a gardé les yeux ouverts de dire aux autres ce qui se déroule sur l’écran. De façon semblable à ce que l’on trouve dans un scénario, il est plus que probable que ce « commentateur » improvisé ne pourra faire usage que de formes verbales du présent, alignant les informations narratives les unes après les autres et leur conférant ainsi un même « poids », sans avoir de moyen ni d’occasion véritable de proposer une quelconque mise en relief17.

Face à ces constats, il n’est certainement pas anodin que, lors du processus d’adaptation d’un texte pour l’écran, ce soient les composants d’arrière-fond qui « fassent les frais » du mouvement de condensation que l’on a pu observer auparavant.

  • On l’a vu en effet, si une grande partie des éléments importants du texte se retrouvent dans la scène du film que l’on a étudiée, ceux-là proviennent majoritairement de paroles ou de pensées représentées. De même, il peut être utile de (re)pointer de brefs segments du chapitre XIII contenant eux aussi des éléments – notamment psychologiques – intégrés dans la scène, par exemple à travers le jeu des acteurs. Or, sans surprise, on notera que ces segments s’articulent autour de formes verbales du passé simple : « Une ironie amère repoussa les assurances d’amitié que mademoiselle de La Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois. / Piqué par cette bizarrerie soudaine, le cœur de cette jeune fille […] devint aussi passionné qu’il était dans sa nature de l’être » (pp. 433-434) ; « Comme il prenait congé d’elle, elle lui serra le bras avec force […] » (p. 436) ; etc. En revanche, hormis les composants descriptifs (transposés par des éléments de décor, par la physionomie des acteurs ou leur jeu), les informations circonstancielles sont écartées lors du travail d’adaptation, en particulier l’arrière-plan événementiel et explicatif.

Toutefois, en dehors de principes de composition de l’image, d’autres procédés formels propres au cinéma peuvent être facteurs de mise en relief. Ainsi, comme pour un texte – où la mise en relief se produit entre une proposition ou un bloc de propositions et un/une autre –, c’est dans l’articulation séquentielle du film – non pas tant au sein d’un plan, mais entre un plan et un autre plan – qu’une opération de focalisation peut avoir lieu, là aussi par un jeu de contraste. Sur ce point, le texte scénaristique donne également l’occasion de faire plusieurs observations. Par le biais du découpage* et du montage*, l’alternance de plans marquant la simultanéité de différentes actions peut jouer sur des oppositions et opérer par là la mise en saillance de ce qui est représenté ; la scène étudiée en donne un exemple, avec les plans « isolant » Mathilde de Julien et de son père et focalisant de ce fait l’attention sur la rédaction rapide du billet. Mais c’est aussi fréquemment l’échelle* des plans qui est soumise à variation. De façon évidente, la variation formelle procédant du passage d’un plan moyen à un plan serré, voire à un gros plan (cf. par exemple dans la scène analysée le plan sur l’illustration dans le livre commenté par le marquis de La Mole), produit un effet comparable à la mise en relief opérée dans un texte par une série de verbes au passé simple en opposition à des verbes à l’imparfait ; à l’inverse, un plan large aura clairement pour fonction – toujours par rapport à l’enchaînement de plans dans lequel il prend place – de donner accès à un arrière-fond circonstanciel.

  • D’autres variations – que l’on ne voit pas à l’œuvre dans la scène étudiée ici – sont également signifiantes en termes de mise en relief. Ainsi, lié à la notion d’« écriture du mouvement », le cinéma peut jouer avec la vitesse de défilement des images ; le ralenti – appliqué à un plan ou à une suite de plans – apparaît comme étant particulièrement propice à une focalisation sur le détail d’une action ou d’un événement.

De même, au sein d’un même plan, il est envisageable de recourir à des procédés dont la visée est de « sélectionner » un élément composant le plan. Ainsi, l’éclairage peut servir à une telle mise en évidence, puisque le jeu de la lumière et de l’ombre rend certains éléments présents, et en « efface » d’autres. De même, un mouvement de caméra ou, plus encore, un zoom ou un jeu avec la distance focale peut avoir cette fonction d’attirer l’attention et le regard sur une portion bien délimitée du plan tel qu’il se présente globalement.

Enfin, le cinéma associant l’image au son, il faut encore souligner le rôle de cette autre composante dans une opération de mise en relief ; ainsi, la musique a souvent pour fonction de signaler par exemple le caractère déterminant d’une action menée par un personnage.

5.1.4. Etape 3. Deux suites possibles, autour d’une scène non réalisée

Comme dernière étape de la séquence, nous proposons une activité – qui peut prendre des formes variées – autour d’un nouvel extrait d’un des stades scénaristiques de l’adaptation signée par Autant-Lara, Aurenche et Bost. L’intérêt didactique du document est double : d’une part, il met en forme une scène qui, comme celle de la transmission du billet entre Mathilde et Julien, n’existe pas dans le roman de Stendhal ; d’autre part, la scène prévue… n’apparaît dans aucune des versions disponibles du film – soit qu’elle n’ait pas été tournée, soit qu’elle n’ait pas été conservée lors des différents montages18. Signalons que, dans ce cas, le matériau textuel transposé par le scénario a une étendue très circonscrite ; il s’agit d’une étape de la vie de Julien au séminaire de Besançon, chapitre XXVI du livre I, correspondant aux pages 261 à 263 de l’édition Folio. Les scénaristes ont en réalité retenu un élément qui, dans le texte, fait l’objet d’un commentaire général du narrateur au présent (p. 263 ; nous soulignons) : « Au séminaire, il est une façon de manger un œuf à la coque, qui annonce les progrès faits dans la vie dévote. » On voit poindre ici une problématique semblable à celle étudiée précédemment : le scénario fait en effet de la dégustation d’un œuf un cadre événementiel, destiné à occuper l’espace de l’image animée, à faire voir des corps en mouvement, afin de représenter au moyen des pensées de Julien en voix over* plusieurs constats qui, dans le texte, sont livrés par le discours narratif ou par des pensées rapportées. (Dans l’étape scénaristique choisie – un traitement* en amont dans la genèse –, cette scène est développée sur trois pages.) Sur la base de ces données, deux types de travaux se dessinent.

1. On peut distribuer aux élèves tant les pages du traitement* que celles du roman (voir partie 8), et donner comme consigne de procéder à un travail de comparaison et de commentaire similaire à celui mené à bien auparavant. Le travail peut mener vers une évaluation formative ou certificative. (Le document destiné à l’enseignant dans la partie 8 donne des indications sur le découpage du texte en fonction de l’alternance des temps verbaux.)

2. On peut se diriger vers un travail de création. Dans ce cas de figure, on ne distribue que les pages du traitement* (en donnant quelques indications quant au caractère particulier de cette étape de l’adaptation), et l’on donne aux élèves pour consigne de transposer ces éléments scénaristiques sous forme d’un segment de texte à dimension narrative – la comparaison avec la « version » de Stendhal servant de point d’orgue au travail. Par ailleurs, puisque la scène n’existe pas dans le film, le travail de création peut aussi consister en l’élaboration d’une étape ultérieure du scénario, sous la forme d’une continuité* ou d’un découpage technique* par exemple, si l’on préfère mettre l’accent sur la familiarisation avec des notions et des procédés formels propres au cinéma.

Notes

1. Les mots et expressions suivis d’un astérisque renvoient à des notions pour lesquelles on donne des rappels théoriques dans la section « Glossaire ».?

2. Pour ce qui concerne le roman de Stendhal, les indications de pages renvoient à l’édition en collection Folio classique (Paris, Gallimard, 2012).?

3. Au sujet des équivalences proposées notamment par les scénaristes Aurenche et Bost, voir les critiques que leur adresse François Truffaut (reproduites dans la partie 4).?

4. Certains films introduisent cependant un narrateur comparable à celui d’un récit littéraire, par l’utilisation de la voix over*. Précisons également que, dans un film, l’absence de voix narrative n’implique pas du tout celle d’une instance qui organise le récit. Dans toute forme de communication (discursive, visuelle…), il y a toujours un énonciateur à l’origine de celle-ci (à distinguer de la personne réelle de l’auteur ou des auteurs), qui vise un destinataire.?

5. Françoise Demougin insiste sur cette caractéristique, à propos de l’adaptation à l’écran de textes littéraires : « Le récit filmique, de nature agonistique comme le théâtre, s’appuie essentiellement sur des actes et des actes de parole. C’est ainsi que les échanges verbaux se trouvent multipliés dans le film. Le travail de scénarisation d’un texte littéraire passe obligatoirement par une mise en dialogue (en même temps que le verbal, le gestuel constitue d’ailleurs aussi un aspect important de la transmodalisation qu’est l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire). » (Demougin 1996 : 40-41 ; nous soulignons).?

6. C’est également ce souci qui explique, entre autres, que le film ne représente pas les conversations de Mathilde avec son cercle d’intimes.?

7. On peut bien entendu faire encore d’autres hypothèses concernant les motifs qui ont conduit Autant-Lara, Aurenche et Bost à construire ainsi l’épisode de transmission du billet. Par exemple, la présence d’un troisième personnage, qui plus est doté d’une grande autorité (noble, père de Mathilde et employeur de Julien, qui vient, lui, du peuple), est facteur de tension. Cela permet également de marquer la détermination de Mathilde (elle prend un risque), et la scène annonce indéniablement les révélations que le « couple » fera ensuite au marquis de La Mole. En outre, dans le film, ces révélations ont lieu dans la bibliothèque (ce n’est pas le cas dans le roman), cadre de la transmission du billet ; on voit là encore le souci à la fois de condenser la matière du texte, et d’assurer au film sa cohérence propre à travers des scènes qui se répondent.?

8. Pour faire sentir cette dimension tensive instaurée par le commentaire, il peut être intéressant de demander aux élèves de réfléchir à la façon dont ils racontent à des camarades ce qu’il leur est arrivé durant un week-end, par exemple, voire de demander au débotté à un élève de raconter de la façon la plus vivante possible un événement qu’il a vécu récemment. Le passé composé sera majoritaire, et il est même probable que des formes verbales du présent soient mobilisées (afin de produire ce que les manuels de rhétorique nomment un effet d’hypotypose).?

9. Un tel contraste apparaît aisément dès lors que l’on fait varier la forme verbale dans une phrase donnée : « Paul mangea une pomme » vs « Paul mangeait une pomme » (voire « Paul mange une pomme »).?

10. Un événement décisif – par nature – ne devrait pas être montré comme répété. Néanmoins, on rencontre souvent des passés simples articulés avec le mode itératif*, indiqué par un complément circonstanciel de temps (p. ex. « Tous les jours, il passa devant la maison blanche »). Dans ce cas, ce n’est plus l’événement singulier, mais une période qui, par le passé simple, est montrée comme composante d’avant-plan. Lorsqu’ils ne sont pas décisifs mais circonstanciels, les événements uniques, eux, sont parfois représentés sous forme de subordonnées circonstancielles, comme ici dans le segment étudié (nous soulignons) : « Comme il approchait sans précaution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcés très haut. »?

11. Il en va de même pour le seul passé antérieur du segment. Weinrich lui attribue la même fonction de mise en relief, mais relativement au plus-que-parfait. Selon lui, le passé antérieur « pourrait être appelé “rétro-passé simple” », car « [il] est au plus-que-parfait ce que le passé simple est à l’imparfait » (Weinrich 1989 : 152).?

12. Il faut insister que ce sont bien les « images en mouvement » qui doivent être interrogées ; bien entendu, par la bande-son*, des effets de commentaire peuvent être produits, que ce soit au moyen d’une voix over* (racontant l’histoire) ou… de celles des personnages. Mais c’est là une exploitation de la langue et de textes qu’elle rend possibles (monologue du narrateur, dialogues des personnages) ; on ne touche donc pas ici aux spécificités formelles de l’image animée.?

13. C’est bien entendu un tel partage que reprend l’usage métaphorique des termes avant- et arrière-plan lorsqu’on parle d’un texte. Pour ce qui touche à la composition de l’image, attention néanmoins à ne pas faire de ce principe une donnée absolue ; on peut très bien imaginer en effet qu’une image « joue » avec le spectateur, en étant composée de façon à représenter des informations capitales dans son espace « arrière ».?

14. Il en va de même pour le son, grâce aux procédés de spatialisation de plus en plus élaborés (de la stéréo au surround), qui eux aussi permettent de délimiter un centre et une périphérie et ainsi d’organiser cette part d’information-là.?

15. Encore une fois, on interroge ici la façon dont les images elles-mêmes produisent du sens. Le cinéma alliant images et son, on imagine très bien que le caractère répétitif d’une action peut être signifié par un narrateur en voix over*, alors que les images ne représenteraient qu’une seule occurrence de cette action. On se rapprocherait ainsi de ce que Genette décrit comme un mode de représentation « pseudo-itératif », lorsque des scènes sont présentées comme itératives*, « alors que la richesse et la précision des détails font qu’aucun lecteur ne peut croire sérieusement qu’elles se sont produites et reproduites ainsi, plusieurs fois, sans aucune variation » (Genette 1972 : 152) – ce qui est représenté devant être alors interprété comme emblématique de ce que l’on nous dit s’être produit plusieurs fois.?

16. On estimera en effet que la composante proprement descriptive de l’arrière-plan d’un texte est, à l’écran, de facto un arrière-fond informationnel, dans la mesure où – en règle générale – elle ne fait l’objet d’aucune focalisation ; autrement dit, elle est « simplement » là, sans être montrée ostensiblement, à travers les traits physiques et l’habillement des personnages par exemple, ou à travers les éléments du cadre spatial où ceux-là se meuvent. (Il peut arriver néanmoins qu’un élément de décor fasse l’objet d’un gros plan, variation dans l’échelle* des plans qui alors le met en évidence comme composant significatif.)?

17. Peut-être au moyen de quelques adverbes ou locutions adverbiales – soudain, tout à coup –, rendant compte du caractère surprenant ou inattendu d’un geste ou d’un événement. Toutefois, c’est ici le fait qu’un événement fait irruption dans le cadre qui le met en valeur (et suscite une traduction verbale par de tels termes), et non la composante d’un dispositif formel.?

18. A ce sujet, voir les « Eléments de genèse » qui sont présentés dans la partie 4.?