Fourbi 2

La citation littéraire dans Fourbi (1996) : Molière, Joyce et une certaine représentation des rapports de genre

Alain Boillat

En de nombreux passages de Fourbi, Tanner pratique une forme d’autocitation, le coscénariste Bernard Comment avec lequel il travaille pour la première fois rendant quant à lui hommage aux films du début de la carrière du cinéaste. Le plan du générique d’ouverture (dont est tirée l’affiche du film) renvoie déjà, au-travers de la « figure » d’un travelling latéral droite-gauche qui suit la déambulation du personnage féminin cheminant le long du Rhône (cette fois avec un walkman sur les oreilles), à celui de La Salamandre (tourné à l’exact même endroit, les troncs des arbres au premier plan ayant pris du volume en un quart de siècle), film dont il constitue une sorte de « remake » (voir notre article). Ce n’est toutefois pas des diverses modalités d’autocitation filmique dont il sera question ici, mais d’un objet plus « micro », moins structurant et néanmoins tout à fait emblématique de la démarche de Tanner : je me concentrerai sur l’intégration dans les dialogues de Fourbi de deux citations littéraires, l’une extraite de la pièce Les Femmes savantesde Molière, l’autre du monologue de Molly dans le roman Ulysse de James Joyce, soit sur des passages qui font référence à deux œuvres majeures de la littérature dont, en outre, l’une des spécificités consiste précisément à se présenter sous une forme hétérogène1. Dans les deux cas, l’insertion de citations est motivée diégétiquement par le truchement du personnage de Marie (Cécile Tanner, la propre fille du cinéaste), qui a suivi une formation d’arts dramatiques, travaille comme stagiaire et que l’on voit répéter des textes, sur scène ou chez elle, ou les réciter à Rosemonde, avec laquelle elle tisse par ce biais une relation presque pédagogique qui est récurrente dans les films de Tanner, de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976) à Paul s’en va (2004) en passant par Light Years Away (1981). Le fait que ces citations ne soient rattachées qu’à ce personnage féminin favorise une lecture des effets de leur insertion en termes de représentations genrées.

La présence même de citations verbales rappelle plus généralement, au-delà du seul film La Salamandre, les premières fictions de Tanner réalisées au cours des années 1970, en particulier celles auxquelles participa John Berger (voir Boillat 2020). Greffe d’un discours venu d’ailleurs, la citation explicite, perçue comme telle (l’auteur James Joyce et le titre de la pièce de Molière sont mentionnés par Marie)2, introduit une forme d’hétérogénéité (par rapport aux conventions réalistes des dialogues de cinéma) et de discontinuité (les bornes du segment introduisent une rupture) qui participent pleinement de la distanciation brechtienne dont s’est revendiqué le réalisateur, et ce notamment dans le texte théorique faisant office de déclaration d’intentions, « Le pourquoi dire et le comment dire », qui accompagnait la publication du « découpage intégral » du Milieu du monde (Tanner 1974). Dans l’essai D’une image à l’autre rédigé au cours de la seconde moitié des années 1970, Youssef Ishaghpour appréhendait ce qu’il considérait comme une « nouvelle modernité » – Godard, Straub ou Duras (il ne fait toutefois jamais mention de Tanner, bien que ses propos semblent s’appliquer parfaitement à un film comme Jonas…) – à travers la notion de « théâtre épique » conceptualisée par Brecht. Ishaghpour définissait l’approche brechtienne en des termes qui consonnent parfaitement avec les films de Tanner dont Fourbi se fait (lointainement) l’écho (tout en atténuant considérablement l’effet de distanciation par une forte intégration des citations dans les échanges entre les personnages) :

« En séparant les différents composants […], en insistant sur le « faire » et l’artifice3, en introduisant constamment des ruptures dans le cours des événements, en changeant de niveaux et d’accent, en mélangeant les genres et en transcrivant un univers dans un autre, avec des chants, des titres, des projections, au moyen de jeu […], Brecht transgresse l’interdit de la forme organique » (Ishaghpour 1982 : 30).

Chez Tanner, où l’on trouve des procédés similaires (les maximes que Paul apprend par cœur chaque matin dans Charles mort ou vif, la lecture d’un passage de Heinrich Heine par l’épouse d’un autre Paul dans La Salamandre, les cartons avec mentions écrites dans Le Milieu du monde, la chanson de Miou-Miou dans Jonas…, etc.), l’autonomie du fragment tend à primer sur l’acte de (re)configuration narrative (pour utiliser la terminologie de Paul Ricœur), et la causalité n’est souvent qu’esquissée. Par exemple, à la fin du récit de Fourbi, lorsque le sponsor –le patron d’une usine de production de nourriture pour chiens dont la trivialité est soulignée par Paul lorsqu’il énonce que « chaque fois qu’un chien défèque, ça [lui] paie une ligne de scénario » [51 :50-51 :53]4. – veut récupérer le montant des avances et engage des poursuites contre Rosemonde, le groupe d’amis contre-attaque en demandant à un jeune homme doué en informatique (que nous ne verrons jamais) de hacker la comptabilité de la société (le film fourmille d’allusions à ce qui deviendra une décennie plus tard la « transition numérique ») : or toute cette action qui pourrait être digne, aujourd’hui, de la série Mr. Robot est élidée, seul le résultat étant signifié, en passant, dans un entretien téléphonique avec le sponsor – la téléphonie mobile, elle aussi, est constamment représentée de manière humoristique au-travers de ses limites5. Comparativement à La Salamandre, où la visite du premier clerc de la gérance de l’appartement de Pierre venant évaluer la valeur de ses biens pour vérifier la conformité avec le contrat de bail s’inscrit dans une série d’intermèdes indépendants de la trame narrative (même si dans ce cas, la situation semble peser sur la décision de Pierre de quitter Genève pour Paris qui fait office d’épilogue), la causalité narrative est considérablement renforcée dans Fourbi, l’intrusion de l’huissier – l’une des nombreuses composantes dérivée du film de 1971 – étant liée aux démarches des producteurs du téléfilm en projet (et définitivement suspendu), devenus les « opposants » du groupe des personnages principaux. Dans les deux films, comme dans la très grande majorité des films de Tanner, la structure narrative est strictement linéaire, ce qui interdit tout flash-back audiovisuel à valeur explicative6. qui viendrait enrayer la logique de juxtaposition syntaxique des scènes (c’est pourquoi, dans ces deux films, le fait divers demeure si opaque, voir mon article).

Dans Fourbi, la citation littéraire offre un discours proféré par la protagoniste et entrant en résonance lointaine avec le récit filmique – en particulier en termes de rapports de genre, comme je le soulignerai ici en examinant la manière dont ces citations furent prévues au stade de l’écriture scénaristique du film – sans lui être pleinement attribué. Toujours oralisée, elle est plus généralement à discuter dans le cadre de glissements opérés par Tanner entre le statut in, off ou over de personnages qui sont parfois dans la position de lecteur/lectrice d’un texte (on trouve déjà cette ambiguïté dans la première séquence post-générique du film Une flamme dans mon cœur, 1987, un titre qui avait d’abord été prévu en 1971 pour La Salamandre qui constitue une sorte de « pré-texte » à Fourbi)7. Il est difficile en effet de ne pas voir dans l’extrait du monologue de Molly dans Ulysse choisi par les scénaristes, qui débute à la troisième des huit phrases de ce long flux de parole (dont le premier mot est « oui » comme celui de la phrase initiale de ce dernier chapitre du roman) dépourvu de ponctuation que la lecture par Marie rythme et découpe syntaxiquement, un écho aux relations entre les personnages dans la fiction du film. Dans les archives du fonds Alain Tanner, l’un des documents scénaristiques est accompagné d’une photocopie de trois pages volantes : deux sont extraites de l’acte V des Femmes savantes, tandis que la dernière contient une double page d’Ulysse8.

La double page du roman de Joyce est très ponctuellement annotée à la main par des tirets bornant les extraits et par deux numéros identifiant les parties – la première partie sera réduite dans le film et divisée en deux sous-parties correspondant pour la première à une lecture in à voix basse, pour la seconde à une lecture à voix haute (off lors du contrechamp sur l’interlocutrice), comme si Marie souhaitait se faire attendre de Rosemonde qui, sans gêne aucune, se déshabille devant elle et prend une douche. Chez Joyce, Molly Bloom, dans un soliloque ou le corps et la sexualité occupent une grande place, parle de sa poitrine, et c’est bien le buste nu de Rosemonde que Tanner nous montre à l’écran simultanément à la lecture de ce passage : « […] quand il disait que je pourrais poser pour un tableau toute nue […], est-ce que je serais comme cette nymphe au bain avec mes cheveux dans le dos oui seulement […] je ressemble un peu à cette putain de la photo espagnole ». Certes, la lecture d’un texte comprenant des termes crus est censée éveiller la curiosité de Rosemonde, plus intéressée par la sexualité que par la culture littéraire9.(Marie est une exception chez Tanner où, selon une dichotomie très stéréotypée, les femmes sont majoritairement du côté du corps, les hommes de l’esprit), et le choix du texte trouve donc une motivation diégétique. Toutefois, la sélection des passages dans le soliloque de Molly conduit à souligner un acte de violence imposée au personnage, la citation se terminant ainsi :

« […] comme si il était en train de pisser et il le dressait pour me le montrer [les scénaristes coupent ici trois lignes bien que la lectrice à l’écran semble lire en continu]10. ils essayaient toujours de vous le montrer presque chaque fois que je passais près de l’urinoir à côté de la gare d’Harcourt Street rien que pour voir il y avait toujours un de ceux-là qui tâchait de me faire regarder comme c’était 1 des 7 merveilles du monde ».

Cette parole féminine qui, littéralement, évoque le « phallocentrisme » vient nourrir la critique sociale des rapports de genre qui traverse Fourbi.

Le second texte cité, issu d’une pièce du répertoire du théâtre classique français du XVIIe siècle, se situe aux antipodes de l’emblème de la modernité du XXe siècle que représente le monologue intérieur de Molly. Si les deux textes abordent la question du mariage – le soliloque de l’épouse de Leopold Bloom se déroule d’ailleurs dans le lit conjugal11., et a été discuté par nombre de commentateurs dans une perspective d’étude sur le genre (voir Goloubeva 2010) –, force est de constater que Les Femmes savantes (1672) peut être considéré comme « anti-féministe », et ce dès son titre, une sorte de variation sur Les Précieuses ridicules qui pose d’emblée la cible de la satire de Molière, en l’occurrence la pédanterie de femmes de la noblesse qui se piquent d’érudition scientifique sans percevoir la superficialité de leurs connaissances. Certes, la présence dans Fourbi pourrait s’expliquer de manière circonstancielle par le simple fait que la pièce était précisément montée à Genève au moment du tournage, ou que le metteur en scène de théâtre qui joue son propre rôle dans le film, André Steiger, a lui-même monté Les Femmes savantes en 1981 au Théâtre National de Strasbourg et a dirigé jusqu’en 1994, moment où Fourbi a été conçu, la section d’art dramatique du conservatoire de Lausanne. Toutefois, dans tous les cas, cette référence constitue un choix des scénaristes (les vers de Molière sont d’ailleurs présents dans les documents scénaristiques), et nombre d’autres pièces rimées en vers auraient pu faire l’objet d’une découverte par un personnage appartenant à une classe populaire et totalement étranger à la littérature, comme dans la scène où Rosemonde incite Marie à scander les alexandrins de Molière avec un phrasé de rap (situation « d’éducation » au théâtre classique qui, à certains égards, préfigure L’Esquive d’Abdellatif Kechiche sorti sept ans plus tard). Dans la notice introductive du tome II des Œuvres complètes parues en 2014 dans la collection des Classiques Garnier, le responsable de l’édition, Robert Jouanny, signifient d’ailleurs que les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui « verront peut-être un curieux témoignage de l’esprit timoré de nos pères devant le premier mouvement insurrectionnel féminin ; ils s’étonneront aussi que Molière n’ait pas vu plus nettement la question, qui n’est pas d’imposer une sorte de clandestinité à la science des dames, mais de permettre par l’éducation à la femme d’épanouir sa propre nature » (Jouanny 2014 : 681). Ralph Albanese a en outre étudié le phénomène de canonisation dans les programmes scolaires français de la Troisième République des Femmes savantes en tant que stratégie de consolidation d’une idéologie essentialisante de la femme considérée comme inapte à l’apprentissage de savoirs trop spécialisés, et corrélativement de valorisation du sens commun que représente Henriette (Albanese 2006 : 156-162), personnage qu’interprète Marie dans Fourbi (si bien que toutes les répliques de la pièce citées dans le film sont d’elle ou s’adressent à elle).

Chez Molière, Henriette, « l’un des personnages les plus actifs et les plus sympathiques de la pièce » (Pougeoise 1991 : 17), est l’emblème de l’amour sincère (elle désire prendre pour époux Clitandre) tandis que Trissotin (dont la sottise, donc, est mise au cube) vise un mariage d’intérêt et use d’hypocrisie pour convaincre la tyrannique mère d’Henriette, Philaminte, de contraindre sa fille à l’épouser. Dès la toute première scène de la pièce déclamée dans le film, Henriette est opposée à sa sœur Armande, laquelle appartient au cercle des femmes savantes fustigées par Molière. Une réplique d’Armande comme celle des vers 27-30 (« Que vous jouez au monde un petit personnage / De vous claquemurer aux choses du ménage/ Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants / Qu’un idole d’époux et des marmots d’enfants ! »), absente dans le film où la représentation d’une répétition du début de la pièce s’arrête plus tôt dans le texte, témoigne bien du fait que la dépréciation du discours d’Armande par le dramaturge (ici en lien avec une occultation de la sexualité au profit des hautes sphère de l’esprit) participe d’une pensée valorisant le confinement des femmes au domaine domestique et reposant sur une stricte répartition genrée des rôles (la grossesse de Rosemonde qu’apprend le spectateur dans l’ultime séquence du film, fort différente de la fin plus émancipatrice de La Salamandre, pourrait être lue dans ce contexte si la présence des quatre amis n’évoquait pas, au-delà du couple, une forme d’engagement collectif et solidaire qui renoue avec Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000).

Il faut souligner toutefois que l’intrigue de Fourbi ne partage absolument rien avec les Femmes savantes (le mariage n’y joue aucun rôle), si ce n’est qu’une satire y est bien développée à l’encontre de la médiocrité et de l’hypocrisie des figures masculines associées au lancement de la chaîne TV – Paul qui vient de publier un ouvrage aux accents philosophiques (voir la discussion de bistrot au tout début du film) accepte diverses compromissions, et son cynisme pourrait l’amener, lui aussi, à dire ce qui est cité de Molière dans le film : « Mais l’argent, dont on voit tant de gens faire cas / Pour un vrai philosophe a d’indignes appas ». Par ailleurs, les deux fragments de la pièce placés dans la bouche de Marie (et de l’actrice puis de l’acteur qui lui donne la réplique sur les planches, sous le regard de Rosemonde qui a pris place dans la salle vide) ne permettent aucunement de reconstituer le récit de Molière. Lorsque le metteur en scène d’âge mûr fait part aux interprètes en herbe de quelques commentaires sur le mariage ou le refus par Armande de la sexualité, Marie rit ostensiblement (et de manière bienveillante), ce qui souligne une prise de distance et un écart générationnel – la pièce n’est d’ailleurs jamais jouée en costume, mais avec les vêtements quotidiens des jeunes actrices et acteurs, ce qui provoque un effet d’actualisation. Enfin, la musique extradiégétique qui vient se superposer à la déclamation des dix-huit premiers vers de la pièce tend à rejeter à l’arrière-plan sonore le texte, tandis que les interprètes passent hors-champ lorsque la caméra se dirige vers Rosemonde. Enfin, il importe de noter que parmi les passages de Molière mis en valeur dans le film, le suivant est dit à plusieurs reprises : « Cet obligeant amour a de quoi me confondre / Et j’ai regret, Monsieur, de n’y pouvoir répondre ». Le refus opposé par un personnage féminin à l’insistance d’un prétendant prend un sens particulier dans le contexte de l’histoire de Rosemonde, qui s’est défendue face à une agression – ou inversement celle de Marie, qui n’a pas su se défendre face aux assiduités de Kevin. On lit d’ailleurs un peu plus loin dans la pièce : « Mais savez-vous qu’on risque un peu plus qu’on ne pense / A vouloir sur un cœur user de violence ? ».

L’ambiguïté du titre même de la pièce de Molière est intégrée dans un échange entre Paul et les amies stagiaires de Marie. Pour amorcer une « leçon » d’économie politique dispensée par un homme à un groupe de femmes – mais au bistrot dans une ambiance légère, ce qui exige d’autant plus de naturaliser une relation pédagogique qui s’imposait d’elle-même en contexte scolaire dans la séquence du boudin de Jonas… –, les scénaristes imaginent que Paul présente son point de vue – qui est aussi celui du film12. – sous la forme d’une devinette, et qu’il suggère, en référence au titre de la pièce jouée, que ses quatre interlocutrices13. ne sont pas si savantes qu’elles peuvent le prétendre. La scène en question, filmée en quatre travellings semi-circulaires débutant face de Paul situé en bout de table et s’achevant à côté de lui en cadrant Marie de face – est intitulée dans l’un des scénarios du film « Quand Paul dit sa vérité » – ce qui indique d’entrée de jeu la centralité du personnage masculin qui, « ivre, euphorique, brillant », se lance dans une diatribe contre le sponsoring14.

Or il est intéressant d’observer que dans une version annotée de ce même tapuscrit (FIG.1 en annexe)15., les corrections apportées – nombreuses comparativement à celles que présente la plupart des autres pages – et toutes retenues dans le film portent spécifiquement sur les phrases comprenant l’adjectif au féminin pluriel « savantes », dont le nombre d’occurrences est en fin de compte certes accru, mais avec des variations sémantiques importantes : si Paul qualifie un plus grand nombre de fois ses interlocutrices en utilisant le titre de la pièce de Molière16., son attitude y est plus explicitement contestée dans son phallocentrisme : d’une part l’une des stagiaires qualifie son entrée en matière de « typique des mecs » (retournant le pluriel générique des « femmes savantes » contre le locuteur masculin fortement individualisé), mais la troisième réplique de cette scène 34, désormais prononcée par Marie et non par un personnage d’arrière-plan, devient « ça t’ennuie, hein, qu’on soit savantes ? » (« ça t’épate » est biffé), ce qui dénaturalise la supériorité intellectuelle (autoproclamée) de Paul. La séquence s’achève d’ailleurs sur une explosion de colère de Marie qui s’avère légitime – la musique extradiégétique de Bach, d’ailleurs, se « lève » avec son opposition, et nous suivons la jeune femme fâchée qui quitte le bistrot au lieu de rester avec Paul –, puisqu’elle dévoile dans le cynisme de Paul une facilité qui tient à sa position sociale (il est écrivain et n’a pas autant besoin qu’elle de la rémunération proposée par le producteur de télévision).

La seule mention du titre de la pièce de Molière charrie avec elle une posture sexiste que n’aurait pas véhiculée une autre référence qui semble l’avoir concurrencée si l’on en croit certains textes scénaristiques. Dans la marge d’un document faxé par Comment (dont l’envoi est daté du 26 septembre 1994), un ajout manuscrit dans la marge de droite indique une alternative :

 

  

FIG.2 . (CSL020 01 25 02 01 (2), p. 20.)

 

Tanner et/ou Comment ont pensé, pour la scène de la répétition théâtrale de Marie, au dramaturge Philippe Minyana qui, quelques années plus tôt, en 1988, a été sélectionné aux Molières pour sa pièce Inventaires (réédité en 1993) dont on peut faire l’hypothèse qu’elle se serait aisément insérée dans Fourbi dans la mesure où elle parodie et détourne les codes du jeu télévisé (on se souvient comment Mercedes, dans Une flamme dans mon cœur, les regardait avec mépris, totalement vidée) en donnant la parole à trois « candidates » qui se lancent à bâtons rompus dans des confessions. Au vu de la nature des textes (pièce versifiée classique pour l’un, soliloque « moderne » pour l’autre) on peut penser que les auteurs ont jugé Minyana quelque peu « redondant » par rapport à Joyce17. En effet, même si les trois femmes d’Inventaires sont interrompues (en l’occurrence ici par la présentatrice qui distribue la parole), la pièce se caractérise par une succession de monologues qui, mutatis mutandis, sont parents de celui de Molly. Ce style d’un « flux de conscience » non dépourvu d’une certaine crudité vaut pour d’autres œuvres de Minyana18. Dans sa préface à la première édition d’un volume regroupant trois pièces de Minyana et paru une année avant que Comment et Tanner ne commence à travailler sur Fourbi, Noëlle Renaude notait : « Dès que le signal de départ est donné […], c’est carrément l’implosion et ce que l’on reçoit, nous, spectateurs peu méfiants, en plein dans la figure et l’estomac, c’est coups de viols et d’incestes […], apocalyptique cataclysme qui ravage le monde de ces survivants provisoires » (repris dans Minyana 2012 : 67).

Avec Molière, les scénaristes évitent une certaine redondance entre Joyce et Minyana, et jouent un texte contre l’autre en créant un contraste qui participe à la construction différentielle des personnages « opposés » de Rosemonde et Marie19. Les annotations de l’une des pages d’un document scénaristique présente en effet des remplacements systématiques des références à Minyana par des renvois spécifiques à la pièce de Molière (FIG.3, en annexe), laquelle, par conséquent, a été introduite en lieu et place de la pièce contemporaine, dans un second temps, peut-être de sorte à mieux justifier la séquence consacrée aux alexandrins et aux rimes, déjà présente dans le tapuscrit dans lequel figure Minyana, alors que ses textes ne comportent pas ces caractéristiques. Car là où Rosemonde, qui dès le générique est montrée battant la mesure (celle de la musique et du travelling) en marchant avec son walkman sur les oreilles, retrouve Marie, c’est bien sur la question du rythme : la scansion inscrit le texte dans le corps de la locutrice, le rend viscéral, l’arrache à la sphère de l’intellect, permet un « gestus » au sens brechtien puisque s’y marquent les rapports sociaux – en l’occurrence ici sous la forme d’une résolution du conflit entre Marie et Rosemonde20., acmé d’un processus qui structure la seconde moitié du film.

Notes

1. Le changement radical de technique d’écriture pour chaque chapitre par Joyce constitue un élément notable de la modernité de son œuvre. À propos des Femmes savantes, Magali Brunel note la particularité suivante : « Molière prend notamment appui, selon nous, sur un dispositif d’écriture spécifique : l’insertion de textes de genres non théâtraux. En effet, les textes insérés, poèmes et lettres, contribuent à structurer la construction dramatique. » (Brunel 2013).

2. Lorsque Rosemonde, après avoir assisté à une représentation de Marie, se montre impressionnée par le principe des rimes et des alexandrins et par la capacité de la comédienne à mémoriser le texte, elle demande à Marie de lui montrer le livre, la comédienne le lui tend en mentionnant la référence précise du passage : « Acte V, la scène 1 » [1’29’16’’]. Notons que dans le scénario CSL 020-01-25-02-04 (2), un ajout manuscrit d’une suite de répliques comprend une référence plus précise à Joyce non retenue dans le film : « Marie : Mais non, c’est le monologue de Molly dans l’Ulysse de Joyce » (scène 39, au verso de la page 27).

3. Dans l’une des versions du scénario de Fourbi, la question de l’artifice est précisément abordée en lien avec la discussion de la pièce de Molière dans un échange qui n’a pas été conservé dans le film. En effet, lorsque Rosemonde dit à Marie qu’elle a vu des pièces de théâtre à la TV et qu’elle a eu l’impression que les acteurs sonnaient faux, Marie lui répond : « Justement, c’est ça qui est bien. Plus ça a l’air de sonner faux sur la scène, mieux on retourne à la vérité. C’est ça le théâtre ». CSL 020-01-25-02-04 (2), scène 56 renumérotée 62.

4. Rappelons que c’est le « personnage » du chien qui donne son titre au film – lequel, d’ailleurs, est aussi celui du deuxième tome de Règle du jeu de Michel Leiris.

5. La séquence située à l’aéroport de Cointrin est d’ailleurs intitulée « Quand les machines ne marchent pas » (CSL 020-01-25-02-02, p. 24).

6. C’est pourquoi la remarque suivante de Thompson, Bordwell et Smith (2022: 506) est erronée: « Tanner’s early features, influenced by British Free Cinema and the Nouvelle Vague, lay firmly in the European art-cinema tradition, using reflexivity and flashback structures” (je souligne). La confusion est toutefois révélatrice des spécificités du cinéma tannérien par rapport à la modernité cinématographique européenne (par exemple celle d’Alain Resnais en France).

7. Voir par exemple, dans les archives de la Cinémathèque suisse, le document conservé sous la cote SCENARIO 00241/07.

8. CSL 020-01-25-02-04 (2).

9. Ou pourrait voir aussi dans cette séquence une volonté chez Tanner de souligner combien le théâtre, même classique, trouve des résonances dans le quotidien de chacun. Dans Une flamme dans mon cœur (1987), Mercedes (Myriam Mézières), actrice que l’on voit répéter, comme Marie dans Fourbi, une pièce du répertoire classique (en l’occurrence Bérénice de Racine, dont l’histoire fait également écho en plusieurs points au récit du film), explique à son amant, Pierre (Benoît Régent), qui est choqué de l’avoir vue devant un public d’hommes dans une baraque foraine simulant nue une fornication avec un babouin en peluche : M. : « Ils ont bien le droit de rêver eux aussi. Moi je ne fais pas de différence entre eux, et ceux qui viennent écouter Racine » P. : – « C’est pas les mêmes rêves. » M. : « – Pour moi, oui, racontés autrement ». [1h26’57’’-1h27’08’’].

10. Joyce 1995 : 821.

11. Le couple au lit est l’un des motifs récurrents du cinéma de Tanner (depuis Le Retour d’Afrique, 1973).

12. Les séquences en contrepoint de Paul chez ses parents, associée à la nature et au bien-être, offrent un commentaire aux actions du film. La présence des parents naturels (et non symboliques) du héros, qui plus est lorsqu’ils sont valorisés comme ici, est fort rare chez Tanner.

13. La partition genrée entre le locuteur masculin et les auditrices est renforcée par le fait que le stagiaire qui interprète Clitandre n’est, quant à lui, pas présent à la table.

14. CSL 020-01-25-02-04, p. 22. Une version non annotée de ce document, également complet et relié par des anneaux, se trouve en dehors du fonds Tanner dans la Collection scénarios de la Cinémathèque suisse sous la cote SCENARIO 00043/02. Dans ce document qui ressemble à une sorte de séquencier développé intégrant ponctuellement des dialogues, le titrage des scènes se veut volontairement énigmatique et confère au texte un ton particulier, distancé et ironique.

15. CSL 020-01-25-02-07, p. 74.

16. À la fin de son discours, Paul en vient même à qualifier ses auditrices de « trop savantes » : cette formule fait involontairement écho au titre de l’essai critique de Tanya Modlesky, The Women Who Knew Too Much: Hitchcock and Feminist Theory.

17.Dans un courriel du 1er mars 2022, Bernard Comment nous indique que Minyana ne fut probablement pas conçu en lieu et place de la référence à Joyce, mais en sus de celle-ci.

18. Aucune mention de titre n’étant spécifiée dans le scénario, on ne peut établir si les auteurs avaient déjà prévu une pièce en particulier.

19. Notons que, contrairement à Rosemonde, Marie n’a aucun alter ego dans La Salamandre.

20. Rosemonde avait dans un premier temps fait le constat suivant : « Ça va pas. Elle est trop jeune, c’est une gamine, elle me ressemble pas du tout. En plus on n’est pas du même bord : elle a dû péter dans la soie depuis qu’elle est née, ça se voit tout de suite » [53’56’’-54’06’’].

Le présent article a été rédigé dans le cadre du projet « Le scénario chez Alain Tanner : discours et pratiques. Une approche génétique du récit filmique et des représentations de genre » soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (subside n°100013_204749/1).

Bibliographie

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Boillat, Alain (2020) : « L’esthétique discontinue du ““film-discours”, produit d’une écriture collaborative : approche génétique des scénarios de John Berger et Alain Tanner », Création collective au cinéma, n°3, pp.151-176. URL : https://creationcollectiveaucinema.com/revue-n03-2020/

Brunel, Magali (2013) : « Démasquer l’imposteur ou le rôle des textes insérés dans Les Femmes savantes », dans Philippe Chométy et Sylvie Requemora-Gros (dir.), Gueux, frondeurs, libertins, utopiens, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence. En ligne : https://books.openedition.org/pup/24639 (consulté le 7.02.2022).

Goloubeva, Irina Rasmussen (2010), « Molly Bloom: A Re-Immersion in the Concrete », James Joyce Quarterly, vol. 47, n°3, pp. 395-415.

Ishaghpour, Youssef, D’une image l’autre, Paris, Denoël/Gonthier, 1982.

Jouanny, Robert (éd.) (2014) : Molière, Œuvres complètes, tome II, Paris, Garnier.

Joyce, James (1995) : Œuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.

Minyana, Philippe, 2012 [1993] : Chambres / Inventaires / André, Montreuil, Éditions théâtrales.

Pougeoise, Michel, Les Femmes savantes. Molière, Paris, Nathan, 1991.

Tanner, Alain : «  Le “pourquoi dire” et le “comment dire” » , dans Michel Boujut, Le Milieu

du monde ou le cinéma selon Tanner, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974, pp. 12-36.

Thompson, Kristin, Bordwell, David et Smith, Jeff (2022): Film History. An Introduction, New York, McGraw Hill.

Illustrations

FIG.1. (CSL 020-01-25-02-07, p. 74.)

FIG. 3. (CSL 020-01-25-02-07, p. 40)

Pour citer cet article

Alain Boillat, « La citation littéraire dans Fourbi (1996) : Molière, Joyce et une certaine représentation des rapports de genre », in site Web La Collaboration UNIL + Cinémathèque suisse, www.unil-cinematheque.ch, mis en ligne le 2 mars 2022.