Fourbi (1996) – D’une Rosemonde à l’autre : le fait divers

Fourbi (1996) – D’une Rosemonde à l’autre : le fait divers

Alain Boillat

Premier film issu de la collaboration entre Alain Tanner et Bernard Comment, Fourbi se présente ouvertement comme un retour sur l’un des plus grands succès du cinéaste, La Salamandre (1972). Jouant au sein d’une filmographie d’auteur sur des principes de répétition/variation qui s’apparentent à certaines pratiques sérielles (on parlerait ici, dans la terminologie actuelle, de reboot), Fourbi emprunte au célèbre deuxième long métrage fictionnel de Tanner bien plus que le nom de l’héroïne, Rosemonde, interprétée par Bulles Ogier en 1972 et par Karin Viard quatorze ans plus tard. On pourrait même dire qu’ici la reprise du prénom occasionne une forme d’extension de l’univers fictionnel : « Rose-monde » joue un rôle cardinal dans l’élaboration de « mondes possibles » (mais si elle ne connaît pas autant d’avatars chez Tanner que le personnage de « Paul »)1.

Fourbi propose en effet une déclinaison assortie d’une actualisation d’un récit dont les prémices (voire la prémisse) sont méta-scénaristiques. Il s’agit en effet dans les deux cas d’une fiction mettant en scène des personnages œuvrant à un projet télévisuel – depuis Charles mort ou vif, la représentation connotée de manière dépréciative de la télévision est récurrente dans les fictions de Tanner – visant à mettre en récit le vécu d’un personnage féminin rétif à toute confidence et dont le passé demeure irrémédiablement opaque. Tandis que, dans La Salamandre, un prologue à la fois figure à l’écran l’événement passé et en brouille la lisibilité par le montage, les cadrages en plans rapprochés, une piste-son qui affiche un caractère trop sélectif pour poser une ambiance réaliste et l’exhibition marquée du grain de la pellicule 16mm noir/blanc gonflée en 35mm2 , Fourbi, film tourné lui aussi en 16mm (en fait en Super 16) mais en couleurs et avec un son Dolby, prend le parti de rejeter intégralement le fait divers dans le hors-champ. Certes, Rosemonde fait référence à la situation qui a conduit à son acte mais elle demeure très allusive – il est question ici d’un homicide et non plus seulement, comme dans La Salamandre, d’une blessure par balles. Une fois le projet de scénario abandonné par les deux compères Pierre (Jean-Luc Bideau) et Paul (Jacques Denis), l’héroïne du film de 1971, elle, va va jusqu’à avouer à Paul, de manière complice et amusée, avoir tiré sur son oncle avec le fusil militaire de celui-ci [1h43’10’’-1h43’40’’]. Dans Fourbi  l’arme du crime n’est pas ce fusil que nombre de citoyens helvétiques conservent à domicile, mais une paire de ciseaux (allusion probable à une séquence très stylisée de Pierrot le fou, Jean-Luc Godard, 1965), c’est-à-dire une arme blanche, comme dans le film ultérieur Fleurs de sang scénarisé par Myriam Mézières où le récit en flash-back vise toutefois, de manière diamétralement opposée à ce qui est proposé dans Fourbi, à expliquer ce qui a poussé la jeune femme à l’acte criminel relaté dans la séquence d’ouverture.

Si la protagoniste est associée à un meurtre, elle n’en est pas moins dépeinte de manière positive – il s’agit d’une jeune femme indépendante et décidée – en tant que pôle d’attraction du film (pour le spectateur/la spectatrice et pour les autres personnages qui s’organisent en réseau autour d’elle) : Fourbi – à l’instar de La Salamandre – se situe à cet égard aux antipodes de la diabolisation misogyne de la femme coupable dont Burch et Sellier (2019) ont dégagé la récurrence dans le cinéma français de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1950, et qui se perpétue au-travers de nombreuses « femmes fatales » au cinéma. Dans Fourbi, seul un bref passage donne lieu à l’évocation du crime, dans l’échange suivant entre Rosemonde et Marie [1h19’56’’-1h20’13’’], amie du scénariste recrutée à l’incitation du producteur dans le but d’essayer d’extirper des confidences à Rosemonde. Les deux jeunes femmes vont devenir amies en se familiarisant, par jeu, avec le milieu social de l’autre, et feront front commun face aux producteurs d’une nouvelle chaîne télévisuelle aux intérêts purement mercantiles.

Lorsque Rosemonde s’exprime succinctement à propos de son acte qui lui a valu l’intérêt de la télévision, Marie se montre compréhensive, disculpant son amie en reportant la faute sur l’inconnu :

– M. : T’y repense, parfois ?

– R. : À quoi ?

– M. : À cette histoire-là, au type.

– R. : Un pauvre con.

– M. : Ça a dû te faire un sale coup.

– R. : J’sais pas. Sur le moment oui. Après, plus vraiment.

– M. : Il l’avait cherché. C’est pas ta faute ».

Nous ne savons pas sur quoi Marie appuie son jugement, mais il s’insinue dans la conception que le spectateur/la spectatrice se fait du personnage de Rosemonde. Dans deux documents scénaristiques dactylographiés conservés dans le fonds « Alain Tanner » de la Cinémathèque suisse – l’un se présentant comme un traitement associant à chaque scène numérotée un titre de chapitre (en l’occurrence ici « Quand il y a de l’électricité dans l’air »)3, l’autre comme une continuité dialoguée – , ces répliques ont été ajoutées à la main, dans un cas ou verso (au stylo noir de la main de Tanner), dans l’autre au bas de la page (en rouge par un autre scripteur) (FIG.1-3/4)4. La décision de se référer dans les dialogues à ce passé douloureux, même de manière allusive, a donc été prise dans un second temps par les scénaristes, ce qui confère à ce passage un relief particulier (et ce d’autant que le traitement ne comprend en général pas des échanges aussi longs). On notera d’ailleurs que cet ajout manuscrit se termine par une affirmation de Rosemonde, « Moi, faut pas m’emmerder » (ce qui postule bien qu’elle l’a été par le « type » en question), alors que le film met en exergue par le gros plan une réplique conclusive dont la portée est supra-individuelle : « On ne sait pas comme on peut être violent des fois ».

Si les répliques présentes dans ces documents sont presque identiques à celles proférées dans le film – si ce n’est que Marie demande « C’était qui ? », et que Rosemonde répond « Un pauvre type » –, il importe de remarquer que le texte tapuscrit s’arrêtait quant à lui à la tentative infructueuse de Marie de provoquer chez son interlocutrice une forme de « reenactment » en apportant une paire de ciseaux. Or, à ce stade de l’écriture, Rosemonde se braquait immédiatement et refusait violemment de revenir sur le crime, la séquence se terminant dans le traitement par la conclusion suivante : « Marie comprend très vite qu’il ne faut pas insister ». Or l’ajout proposé au verso de la page précédente (et par conséquent lu en regard du tapuscrit) consiste à postuler qu’elle continue son interrogatoire, mais sur un autre mode, plus intime et complice ; dans le film, les répliques sont presque chuchotées, à table pendant que Rosemonde manie machinalement une bougie allumée (ces éléments de mise en scène ne sont indiqués dans aucun des deux documents). Dans le processus d’écriture du scénario, il semble bien, par conséquent, que l’idée d’intégrer un échange à propos du crime de Rosemonde soit intervenu tardivement, peut-être par souci de mieux caractériser le personnage, voire de le valoriser.

Le tandem Rosemonde-Marie qui se constitue progressivement impose, par-delà des différences de statut socio-culturel, une solidarité féminine face, notamment, à la brutalité masculine. Le court synopsis (FIG.5)5 d’une demi-page intégré au « dossier de présentation » du film constitué par Tanner en vue des demandes de subvention explicite d’ailleurs l’aspect du propos du film sur lequel je mets l’accent ici, et qui présente de fortes similitudes avec un autre film de Tanner, Messidor (1979). Il y est précisé que Rosemonde a « tué un homme qui tentait de la violer » et que le film raconte « la drôle de relation de deux filles, que tout sépare (milieu et éducation), l’amitié qui les lie peu à peu et qui les entraînera à prendre conscience ensemble, par la connaissance de l’autre, de l’impossibilité absolue où elles se trouvent de jouer le jeu proposé ». Ce « jeu », c’est celui de la société de communications qui conçoit les programmes en achetant les droits du faits divers, mais aussi celui de la société elle-même régie par une domination masculine.

L’une des étapes de la naissance d’une complicité entre les deux femmes passe notamment par une brève scène antérieure à celle-ci discutée ci-dessus qui se déroule dans un bistro (lieu pourtant fortement associé au masculin au début du film) au cours de laquelle Rosemonde repousse vigoureusement un client éméché qui s’est imposé à leur table et tente maladroitement de séduire Marie6. L’échange réciproque qui s’instaure entre Rosemonde et Marie confine à l’inversion des rôles lorsque Marie, en larmes, confie à Rosemonde que Kevin (Robert Bouvier), le chargé de communication qui lui a fait miroiter le rôle de Rosemonde pour le petit écran, a abusé d’elle (« Il aurait bien dû voir que je n’avais pas envie », 1h37’00’’) un soir après une sortie en discothèque (précédemment représentée dans le film). Elle raconte alors, dans une analepse interne verbale, un passage du récit qui n’a pas été montré – ellipse d’une scène humiliante que l’on peut d’autant plus comprendre que Marie est interprétée par la propre fille de Tanner, Cécile. Ce contexte de l’oppression de la femme par la violence symbolique ou physique du pouvoir masculin éclaire d’ailleurs le choix des citations littéraires présentes dans le film.

Dans un entretien avec une journaliste du Monde réalisé à l’occasion de la sortie de Messidor, film dont on peut rétrospectivement dire qu’il venait en quelque sorte clore la première décennie des fictions tannériennes marquées par une forte dimension politique et un ancrage helvétique, le réalisateur déclarait : « L’histoire se passe en Suisse, et la Suisse est encore dominée par la loi masculine, elle se passe dans un paysage mâle, dont l’antithèse ne pouvait être que féminine. » L’adoption du point de vue de personnages féminins assoit ainsi la critique de la société qui, entre autres, s’avère aux yeux du cinéaste fortement patriarcale. Il précise peu après dans la même réponse que le discours porté par le film n’en est pas pour autant incarné par les protagonistes : « Je n’avais pas envie d’en faire des révoltées, des militantes, des membres du MLF [Mouvement de Libération de la Femme] ; elles ne sont pas porteuses d’un discours » (Bax 2011 : 84)7. Si, dans Charles mort ou vif, c’est avant tout la fille du personnage éponyme qui porte le discours et théorise l’attitude de son père, il semble bien que dans Messidor, et aussi auparavant dans La Salamandre, les héroïnes s’opposent à la société de manière certes viscérale (d’où l’inscription dans le corps et les gestes d’une révolte, comme lors des mouvements de tête frénétiques de la Rosemonde de La Salamandre pendant et même après l’écoute d’une musique), mais également non formulée, presque inconsciente. En termes de représentation de la femme, Tanner se situe par conséquent dans une sorte d’entre-deux entre l’épanouissement par la contestation des normes établies et le maintien dans le carcan d’une aura « mystérieuse » qui est le bon objet d’un cinéma d’auteur phallocentré où la femme représente l’altérité pour les pôles identificatoires masculins – car ce sont bien, somme toute, Pierre et Paul dans La Salamandre (interprétés respectivement par Jean-Luc Bideau et Jacques Denis qui font un « caméo « dans Fourbi) et Paul dans Fourbi (Jean-Quentin Châtelain), tous hommes de Lettres, qui tiennent la barre de la « vision du monde » (voire de Rosemonde) véhiculée par chacun des films. Il n’empêche que dans Fourbi c’est de Rosemonde dont dépend l’avenir, puisque l’on apprend dans l’ultime scène qu’elle attend un enfant (lequel ne peut être de Paul, comme cela a été suggéré précédemment par la nature de leur étreinte) ; il n’est que de comparer le caractère volontaire de Rosemonde avec la passivité de Mathilde dans Jonas… (également enceinte, et s’effaçant devant le personnage éponyme pourtant guère présent à l’écran) pour saisir une évolution dans la filmographie de Tanner en termes de représentation de la femme, qui est aussi une mise en phase avec l’évolution de la société.

Notes

1. Comme certaines pratiques transfictionnelles étudiées par Richard Saint-Gelais, Fourbi joue ici avec le statut de « désignateur rigide » du nom propre (au sens du sémioticien Saul Kripke dans Naming and Necessity, 1972) puisque Rosemonde hérite de nombreux traits de la protagoniste de La Salamandre sans toutefois être le même personnage. L’importance du prénom apparaissait plus encore dans l’un des titres de travail pour le film qui deviendra Fourbi : « Quelques jours avec Rosemonde » – voir la page tapuscrite portant ce titre conservé sous la cote CSL 020-01-25-02-01 (1). Ce titre provisoire est biffé, et deux titres sont ajoutés à la main : « Basta » et « Fourbis [sic] » (le second, d’ailleurs, est aussi tracé).

2. Notons que le dernier plan du prologue comprend un mouvement d’appareil qui pose la coprésence de l’oncle au sol après le coup de feu et de Rosemonde penchée sur lui, alors que celle-ci affirmera plus tard ne pas avoir été présente dans la pièce lorsque l’accident s’est produit.

3. Ce « scénario pour un film cinématographique », comme il est nommé en page de titre, comprend en effet des titres de « chapitres » aux accents littéraires que ne seront pas conservés dans le film, même s’ils auraient pu être repris dans des cartons avec mentions écrites. Ils insufflent dans tous les cas un certains ton distancé et ironique qui passe dans le film surtout par le jeu et la voix de Jean-Quentin Châtelain qui interprète le personnage de Paul, le scénariste.

4. Respectivement CSL 020-01-25-02-04 (1) et CSL 020-01-25-02-04 (2).

5. CSL 020-01-25-01-04.

6. Lorsque Marie remplace Rosemonde comme serveuse [1h24], elle doit se défendre lorsqu’un client la harcèle en lui touchant les fesses, dans une situation similaire à celle à laquelle était confrontée Adriana dans Le Milieu du monde (1974).

7. Claire Devarrieux, « Les signes de l’étouffement : entretien avec le cinéaste Alain Tanner à propos de Messidor », Le Monde, 15 mars 1979. Voir à ce propos Modoux 2019 : 12-13.

Le présent article a été rédigé dans le cadre du projet « Le scénario chez Alain Tanner : discours et pratiques. Une approche génétique du récit filmique et des représentations de genre » soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (subside n°100013_204749/1).

Bibliographie

Bax, Dominique (dir.) (2011) :  Alain Tanner – John Berger, Bobigny, Bobigny, Magic Cinéma.

Burch, Noël et Sellier, Geneviève 2019 [1996] : La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, Paris, L’Harmattan.

Modoux, Jeanne (2019) : « La représentation des femmes dans le cinéma d’Alain Tanner des années septante », mémoire sous la direction de Mireille Berton, Université de Lausanne, pp. 12-13.

Illustrations

FIG. 1. (CSL 020-01-25-02-04)

FIG. 2.(CSL 020-01-25-02-04)

FIG. 3. (CSL 020-01-25-02-04)

FIG. 4. (CSL 020-01-25-02-04)

FIG. 5. (CSL 020-01-25-01-04)

Pour citer cet article

Alain Boillat, « Fourbi (1996) – D’une Rosemonde à l’autre : le fait divers », in site Web La Collaboration UNIL + Cinémathèque suisse, www.unil-cinematheque.ch, mis en ligne le 14 février 2022.