En sciences sociales, il est courant de trouver des travaux proposant d’étudier la construction sociale de tel ou tel phénomène. Le courant de recherche du constructivisme est né au 20e siècle des travaux de Berger et Luckmann. Il consiste en l’étude de phénomènes sociaux qui à-priori semblent naturels et allant de soi, et propose d’en faire la genèse, de montrer qu’ils sont construits, contingents, et historiquements situés. Ne niant pas que la réalité existe, cette posture se propose par exemple d’étudier la manière dont ont été formées des catégories sociales, plutôt que leurs caractéristiques intrinsèques.
Le constructivisme est un courant qui émerge au 20e siècle dans diverses disciplines (philosophie, mathématiques, sociologie, architecture,…) selon lesquelles son usage et son sens varient. Cette hétérogénéité de réflexions a contribué à une confusion par rapport à ce que l’on entend par des termes comme « constructivisme », « construction sociale » ou « réalité », dont les significations peuvent varier considérablement d’un auteur à l’autre. Après un bref détour épistémologique, c’est le constructivisme en sciences sociales dont il sera question dans la suite de ce texte.
Historiquement, le constructivisme vient de la philosophie des sciences. Ce champ d’études cherche notamment à comprendre ce qui fonde la connaissance et en particulier les critères qui font qu’une activité est dite scientifique. Le constructivisme s’inscrit dans un débat qui l’oppose à l’empirisme et au réalisme. L’objet de l’affrontement porte sur la manière dont sont acquises les connaissances et notamment le rôle du chercheur dans ce processus. L’approche empiriste postule que l’expérience est à l’origine de la connaissance: le chercheur observe, et à partir de sa perception de la réalité, il peut tirer des théories (au contraire du rationalisme, où c’est de la raison que naît la connaissance). En ce qui concerne le réalisme, il suppose l’existence d’une réalité objective et indépendante de l’humain: les objets de recherche sont considérés comme indépendants de l’observateur et l’influence qu’il peut avoir sur son objet est ignorée.
Les constructivistes ne nient pas l’existence de la réalité, mais affirment qu’on ne peut la connaître. Pour eux, la connaissance de la réalité est une construction: le chercheur participe à construire son objet, de par la façon dont il observe, de par ses a-prioris, ses représentations, etc. Le chercheur n’a pas un accès direct au monde réél, mais seulement à une représentation de celui-ci, que chacun construit, et qui est influencée par ses idées ou sa culture. La connaissance n’est donc pas indépendante du contexte dans lequel elle est créée, elle dépend de l’action humaine.
Le constructivisme se base sur trois affirmations générales (Sandywell, 20XX, p.96): premièrement, la thèse #ontologique#, selon laquelle ce qui apparait comme étant « naturel » est en réalité le résultat de pratiques sociales; deuxièmement, la thèse #épistémologique#, selon laquelle la connaissance des phénomènes sociaux est elle-même produite socialement; enfin la thèse #méthodologique#, selon laquelle la recherche sur la construction sociale de la réalité doit être prioritaire par rapport à d’autres procédures méthodologiques.
Berger et Luckmann: La construction sociale de la réalité (1966)
En sociologie, le constructivisme est une approche qui envisage la réalité sociale comme une construction sociale. Peter L. Berger et Thomas Luckmann sont les premiers à développer cette approche dans un ouvrage de référence: « The Social Construction of Reality » (1966). Ils se proposent de montrer comment la réalité sociale (les normes, les valeurs, la culture,…) est construite par des acteurs sociaux. La construction sociale se fait à travers deux processus: l’externalisation (l’être humain construit la réalité sociale) et l’internalisation (à travers la socialisation, l’être humain intériorise cette réalité). Cet ouvrage a eu un impact énorme sur la sociologie contemporaine, il est l’un des plus lus et est considéré comme l’un des plus importants livres de sociologie du 20e siècle.
Exemples de constructions sociales
Ian Hacking, observant depuis quelques années que l’expression « construction sociale de… » est à la mode, propose une définition synthétique de ce qu’on entend souvent par construction sociale:
« Dire que le phénomène ou l’institution X est socialement construit signifie: que X n’est pas naturel, inévitable, qu’il aurait pu être différent ou ne pas exister dans une autre configuration sociale ou historique; mais que X est généralement tenu pour naturel, acquis, stable, ou défini une fois pour toutes. Il n’est donc pas inutile d’en souligner les aspects « socialement construits » face aux travaux qui les réfutent. » (expliqué par Loriol, 2012, p.8).
Autrement dit, il est utile de faire la genèse d’un phénomène social ou d’une institution qui semble exister naturellement, pour montrer sa contingence et son caractère historiquement situé.
Voici quelques exemples de recherches sur la construction sociale:
- La construction sociale du genre: le masculin et le féminin nous semblent naturels, puisque basés sur des différences biologiques entre hommes et femmes. Une analyse constructiviste dira plutôt que ce sont des processus sociaux (comme la reproduction sociale ou l’éducation) qui font que les individus acquièrent des caractéristiques féminines ou masculines, et que les relations de genre sont donc contingentes plus que naturelles.
- La construction sociale des femmes réfugiées (étudiée par Moussa, 1992): il n’est pas question de nier qu’il existe des femmes réfugiées, mais il s’agit de montrer que l’idée de femme réfugiée en tant que catégorie sociale est construite. Le terme « femme réfugiée » renvoie à la fois à des personnes, mais aussi à une idée, une catégorie sociale. Moussa montre que cette idée, cette classification, est contingente: elle est le résultat d’événements, d’une législation, d’acteurs sociaux. De plus, le statut de femmes réfugiées a des effets sur les personnes: l’étiquetage leur donne une vision particulière d’elles-mêmes et construit leur identité.
- Les travaux d’Edward Said sur l’orientalisme
- Les travaux de Michel Foucault, par exemple sur les prisons ou sur la sexualité
Critiques
Une critique souvent faite au constructivisme est celle du relativisme (tout est relatif: il n’y a que des points de vue qui sont tous aussi valables les uns que les autres puisque la réalité est inatteignable). La réponse constructiviste est que la plupart des travaux portant sur la construction sociale ne sont pas relativistes.
Une autre critique est que tout est construction sociale. Les constructivistes rétorquent qu’ils ne prétendent pas que la réalité n’existe pas et que tout soit social, mais que « la démarche constructiviste porte en priorité le regard sur les processus historiques et sociaux de production du sens et leurs effets en retours sur la « réalité sociale » » (Loriol, 2012, p.13).
Références
Berger, P., & Luckmann, T. (2012). La construction sociale de la réalité (3e éd.). Paris: Armand Colin.
Hacking, I. (2001). Entre science et réalité: la construction sociale de quoi? Paris: Éditions la Découverte.
Loriol, M. (2012). La construction du social: souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique. Rennes: Presses universitaires de Rennes.
Molénat, X. (2003). La Construction sociale de la réalité. Sciences humaines, 140(7), p.32.
Riopel, M. (2013). Épistémologie et enseignement des sciences. Consulté à l’adresse https://sites.google.com/site/epistemologieenseignement/
Sandywell, B. (2008). Constructivism. In Darity, W. A. (éd). International Encyclopedia of the Social Sciences. Detroit: Macmillan Reference USA.