Que perdons-nous à gagner du temps ?
Mise en scène par Simona Gallo et Lisa Tatin / Théâtre Les Halles (Sierre) / Du 12 au 16 novembre 2024 / Critique par Lucie Ortet .
15 novembre 2024
Par Lucie Ortet
Sensationnelle temporalité
Basé sur un concept développé par Lisa Tatin et Simona Gallo, le spectacle présente des témoignages de personnes de différents âges sur leur rapport au temps dans la société actuelle. Inattendu, il mélange plusieurs dispositifs artistiques, produisant une dynamique interactive et amusante, entre théâtralité et musicalité, et produit une brève pause dans le temps pour mieux le questionner : est-il circulaire, linaire, individuel, collectif ou autre ?
L’interactivité du spectacle rend l’expérience hors du commun. Les comédiennes, Monica Budde et Danaé Dario, se présentent comme des hôtesses et offrent leur aide aux spectateurs pour s’installer. Le dispositif mis en place est polysensoriel et assemble des témoignages audiovisuels de personnes de tous âges interrogées sur leur rapport au temps.
La diversité des témoignages ajoute à la capacité d’être touché émotionnellement par le spectacle : très probablement, chaque personne dans le public, d’une manière ou d’une autre, peut se reconnaître dans les discours tenus grâce à un travail empathique de la part des comédiennes, qui portent la peau et la vie de ces gens. Selon la co-metteure en scène Lisa Tatin, les comédiennes se sont livrées à « un travail de contamination » ou « d’infusion » » afin de créer « une porosité entre les histoires récoltées ». Le jeu fonctionne en corrélation parfaite avec les vidéos des témoignages.
Avant que les spectateurs ne découvrent ces témoignages, des cartes et des stylos sont posés sur les sièges, leur offrant la possibilité de se questionner sur leur représentation visuelle du temps : « Dessine la sensation de ton année ou de ta vie ». Vers la fin du spectacle, la dimension interactive revient en force. Afin de créer un nouveau souvenir olfactif ensemble, les comédiennes partagent avec la salle des verres de sirop Morand à la poire.
La musique parvient à susciter de fortes sensations, notamment par son rythme, parfois doux ou quelquefois rapide, qui correspond à l’émotion de chaque scène. Elle produit également une illusion de circularité dans la répétition : c’est comme si elle n’avait pas de fin. Les spectateurs y perçoivent un sentiment d’infinitude. Les percussions, par Luc Müller, ou la voix de Lisa Tatin, jouent un grand rôle dans cette création du sensible circulaire.
Que perdons nous à gagner du temps ? brise la linéarité qu’on attend parfois d’une action théâtrale : ici la représentation se veut circulaire et sensorielle, comme l’expérience humaine, présentée comme un théâtre. Danaé Dario fait référence au fait que nos vies et notre temps pourraient se voir comme un récit qui a un début et une fin ; cependant, le temps est circulaire : certaines fins peuvent produire de nouveaux débuts. Comme le cycle de la vie, les témoignages font allusion à des répétitions. Et le dispositif théâtral de ce spectacle produit des répétitions.
Le thème de la maternité, notamment, est abordé de manière répétitive. Danaé Dario, un instant, joue comme si elle était enceinte et la seconde d’après affirme ouvertement qu’il n’y a rien dans son ventre. Elle répète ce processus plusieurs fois en insistant sur le passage d’un état à l’autre. De plus, elle se faufile dans le public pour que les spectateurs puissent toucher son ventre et ainsi contrôler et percevoir qu’effectivement, elle n’est pas enceinte et qu’elle ne fait que jouer.
À chaque nouvelle histoire correspond une veste. Lorsqu’une comédienne prend une veste, elle s’abandonne pour devenir autre. Lors du récit d’une femme qui apprend que ses ovaires ont 47 ans et qu’elle ne pourra certainement pas avoir d’enfant, le jeu intense de Danaé Dario montre la souffrance d’accepter une telle vérité. Le temps devient irrécupérable et symbole de deuil. La même intensité est perceptible dans le jeu de Monica Budde avec un effet de désespoir face à la potentialité d’une société qui ne dormirait plus, ou avec sa voix forte qui résonne depuis l’arrière des gradins lorsqu’elle délivre un discours sur la circularité du temps.
Avec comme référence le sociologue et philosophe Hartmut Rosa dans son ouvrage Aliénation et accélération, le spectacle crée une ambiance très humaine et empathique qui sert de miroir à la vie de tous les jours et à la manière dont on utilise notre temps. Grâce à une forte sensibilité, il ouvre la réceptivité du public et capte l’attention de manière prodigieuse. D’un côté, il reflète notre rapport au temps et, de l’autre, il questionne une nouvelle façon de se rapporter à celui-ci, au moins le temps d’une représentation.
15 novembre 2024
Par Lucie Ortet