Quichotte
Mise en scène de Gwenaël Morin / D’après Miguel de Cervantes / Maison Saint-Gervais (Genève) / Du 20 au 23 novembre 2024 / Critiques par Hadrien Halter et Anna Chialva .
21 novembre 2024
Par Anna Chialva
Le temps et l’espace de la folie
« Vous êtes tous des moulins. » Vous n’y croyez pas ? Allez voir Quichotte de Gwenaël Morin, vous serez plongés dans un univers de fantasmes littéraires qui vivent leurs aventures merveilleuses dans un espace presque vide : un drapeau blanc qui s’étend sur une partie de la scène, deux tables, quelques livres, et un piano électrique. La proposition s’inscrit dans la filiation de l’Arte povera : des bouts de ficelle, de cartons et d’autres étoffes de fortune habillent le spectacle. Toute la vie folle de Don Quichotte se vit dans cet espace qui change et qui se remplit de la corporalité des acteurs… et des spectateurs qui jouent au jeu de sa folie.
Quichotte est un homme obsédé par les récits de chevalerie qu’il a lus en abondance. Fasciné par mille mots emphatiques, il s’invente une identité, se rêve un destin, se fabrique une mission, fantasme le monde, perd de vue le réel jusqu’à s’imaginer amant d’une Dulcinée (qu’il ne rencontrera jamais) et chef d’une armée composée du fidèle Sancho Pança, lui-même accompagné de son âne (ici représenté par une table de plastique tirée par le comédien Thierry Dupont).
Dès le premier instant le spectateur est impliqué dans le spectacle : c’est le regard de la narratrice (Marie-Noëlle Genod), entrant en scène seule, qui perce immédiatement le quatrième mur et ouvre le chemin à une interaction entre scène et public qui sera maintenue tout au long de la séance. Progressivement, avec l’entrée des autres acteurs (Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Léo Martin), trois univers diégétiques s’instaurent : l’univers réel, celui des acteurs et des spectateurs ; l’univers fictionnel, celui de la narratrice, des spectateurs fictionnalisés et des deux personnages (le fidèle destrier Rossinante et la nièce de Quichotte) qui accompagnent la narratrice dans la première partie du spectacle sans interagir entre eux ; enfin, l’univers imaginaire de Quichotte qui construit d’autres mondes à l’intérieur du monde fictionnel premier. Le spectacle se construit sur le brouillage de ces niveaux diégétiques : dès que Quichotte entre en scène, la narration principale est interrompue par le bruit du marteau empoigné avec insistance par Quichotte qui dérange le récit et ouvre une brèche dans la narration vers son univers chevaleresque. Par la suite, les personnages précédemment muets prennent la parole et, avec la narratrice, jouent le jeu de Quichotte qui semble emporter tout le monde dans sa folie.
La porosité entre les univers diégétiques crée un sentiment d’étrangeté, d’incompréhension chez le spectateur, ce qui l’oblige à trouver une logique sous-jacente, celle de la folie. L’impression donnée est celle d’assister à des scènes qui se passent dans un hôpital psychiatrique où la folie est normalité.
Le dispositif scénique joue avec les apparences : Don Quichotte est interprété par Jeanne Balibar, qui assume parfois les attitudes vocales de Barbara ; la nièce de Don Quichotte est incarnée par un acteur, Léo Martin ; dans leur gestualité, les acteurs travaillent sur la caricature, ce qui entraîne le ridicule et suscite le rire dans le public ; au niveau spatial, la séparation entre espace scénique et espace de la salle est progressivement affaiblie jusqu’à atteindre une abolition nette lorsque les personnages envahissent la salle et interagissent directement avec les spectateurs. L’espace scénique est par ailleurs très minimaliste, c’est la corporalité des acteurs qui lui donne forme. Par les gestes, la modulation des voix, de la plus grave à la plus aiguë, du ton enfantin de Quichotte à celui très savant de la narratrice, des cris aux chansons, les scènes sélectionnées dans l’œuvre de Cervantes prennent corps et structurent le spectacle. De même, la temporalité du spectacle contribue à susciter chez les spectateurs ce sentiment d’étrangeté : les longues pauses, les répétitions des mots, les moments vides entre deux scènes, obligent le spectateur à vivre la temporalité étirée et convulsive de la conscience.
Ainsi, l’adaptation que signe Gwenaël Morin du Don Quichotte de Cervantès permet une expérience théâtrale qui, si elle est par moments erratique et confuse, vaut le coup d’être vécue : la mise en scène de la folie, par l’inclusion du public, sensibilise au délire qui habite de manière différente chacun de nous, tout en permettant d’en expérimenter sa temporalité et sa spatialité.
21 novembre 2024
Par Anna Chialva
21 novembre 2024
Par Hadrien Halter
Un spectacle détonnant, vraiment spécial. Une mise en scène intrigante dont les défauts servent autant son propos qu’ils le rendent difficile à suivre. Un jeu audacieux, qui porte la folie de l’hidalgo de la Manche dans des recoins inexplorés.
Tout le monde connaît Quichotte, l’aventurier mystifié par la lecture de romans de chevalerie, se prenant pour qui il n’est pas : un chevalier errant. Tout le monde connaît son combat insensé contre les moulins à vent. Mais peu connaissent réellement l’ensemble de l’histoire. Nous sont contées ici quelques-unes des aventures moins connues de l’hidalgo de la Manche. Mais l’histoire paraît presque secondaire, tant l’important est ailleurs : dans la représentation de la folie de Quichotte.
La folie, la folie pure, comme dans un asile d’aliénés où chaque patient se retrouve affecté par le délire d’un seul, et chaque visiteur, chaque médecin et infirmier joue le jeu pour ne pas heurter les sens et la raison de ce premier patient. C’est un singulier mélange qui est présenté au public : aucune débauche de moyens pour cette adaptation du roman pseudo-épique de Cervantès, mais une sincérité et une intensité remarquables, qui ne manquent pas de dérouter, intriguer, déplaire et accrocher.
Il est difficile de cerner parfaitement la démarche artistique de ce projet. Beaucoup de choses, de styles, de décisions de mise en scène, de jeux, se superposent, se mélangent, se confrontent, dans un fouillis pourtant ordonné autant qu’il est décousu. Le résultat ressemble un peu à un théâtre d’enfants, dans le genre spontané, qui a plus pour but d’exister pour lui-même que d’être montré. Et on ne peut s’empêcher d’être emporté dans cette ronde déstabilisante. Comment ne pas l’être lorsqu’on est si ouvertement pris à parti, lorsque, à de multiples reprises, les comédien.ne.s brouillent, puis brisent un quatrième mur dont on ne peut que réaliser l’inexistence ?
Chaque comédien.ne a son propre registre de jeu, et jongle entre les styles. Les deux comédiennes se dégagent. D’un côté Marie-Noëlle Genod, en narratrice, remarquable par ses facéties et sa voix captivante, en récitant ou commentant les aventures de l’hidalgo, happe le public dès la première phrase et, tant qu’elle parle, ne le lâche pas. De l’autre, Jeanne Balibar, qui campe un Quichotte remarquable, tantôt fébrile, tantôt conquérante, tantôt faiblarde, tantôt délirante : elle insuffle une folie profonde à l’hidalgo, comme on en a rarement vue. Elles forment un duo magnifique, Marie-Noëlle Genod apportant un contexte bienvenu aux élucubrations parfois incompréhensibles, mais toujours émotionnellement frappantes, de Jeanne Balibar.
Malgré tout, il est difficile de considérer ce spectacle comme une franche réussite. Le jeu des deux comédiens est en deçà de – voire détonne franchement avec – l’ensemble proposé par le duo Genod-Balibar. Leurs éclats et leurs cris, même leurs chants, semblent souvent hors de propos. Les trouvailles de mise en scène, dans l’idée d’un théâtre jouant plus sur l’évocation que sur la représentation, renforcent ce côté de bric et de broc d’une représentation enfantine. Mais elles font parfois sortir du spectacle tant l’écart entre l’effet voulu et le résultat produit est incongru. Lors du combat légendaire contre les moulins à vent, pour représenter la lance de Quichotte, emportée et déchiquetée par l’aile de l’un d’entre eux, des cordages soulèvent la lance qui reste dans les airs, jusqu’à la fin du spectacle, collée au plafond : l’effet tranche franchement, dans sa complexité purement technique, avec la simplicité des autres effets. Ce qui aurait pu être impressionnant et participer à l’immersion, ressort ici comme étrangement hors de propos.
Mais surtout, les tentatives d’intégration du public ne font pas mouche. Plusieurs fois, les comédien.ne.s s’adressent à nous, nous interpellent, nous intègrent dans leur jeu, ou tentent de le faire, désignant l’un ou l’autre dans le public comme dame noble, prêtre ou chevalier rival, ou nous demandant d’interpréter les fameux moulins en agitant les bras. Cela culmine avec une irruption de notre Quichotte en titre dans le public, suivi par ses camarades tentant de le calmer, de le ramener sur scène. Mais la tentative tombe à plat : on se retrouve moins comme partie intégrante du spectacle que comme un accessoire de jeu.
Cette adaptation de Don Quichotte est aussi déstabilisante que touchante, aussi bancale que glorieuse, aussi prenante que fastidieuse. Qu’il convainque ou non les spectateurs, ce tourbillon de bruits, de visuels, de styles et d’étrangeté ne manquera pas d’interroger. Un spectacle à ne pas manquer, malgré son inégalité.
21 novembre 2024
Par Hadrien Halter