Les Fausses Confidences
Texte de Marivaux / Mise en scène d’Alain Françon / Théâtre de Carouge (Genève) / Du 24 septembre au 19 octobre 2024 / Critiques par Loris Ferrari et Hadrien Halter.
Le coeur a ses raisons que la raison ignore
17 septembre 2024
Par Loris Ferrari
La mise en scène d’Alain Françon fait honneur au texte de Marivaux en rendant perceptible la passion entre Dorante et Araminte, favorisée par l’inquiétant valet Dubois, interprété ici sur un mode sinistre et manipulateur. Avec des répliques et des mouvements enchaînés sur un tempo d’une précision épatante qui rend visibles les mots de Marivaux et dévoile des comédiens en symbiose avec leurs rôles, c’est un spectacle captivant, intense et fort en émotions.
« Il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi » (Acte III, scène 12). Le jeune Dorante, avocat sans fortune, est tombé amoureux d’Araminte une jeune veuve très riche. Mais cet amour briserait les conventions sociales et ne peut être dévoilé sans que le sentiment soit partagé. Dubois, ancien valet de Dorante, qui travaille désormais chez Araminte, élabore un plan retors, rempli de stratagèmes incongrus pour que celle-ci tombe amoureuse de Dorante et se déclare à lui. S’ensuivent toutes sortes de malentendus et de renversements de situations. Dubois s’ingénie notamment à rendre public l’amour de de Dorante auprès de la mère d’Araminte, qui s’en scandalise, et du comte souhaitant l’épouser, provoquant des réactions en chaîne qui finissent par pousser Araminte à se déclarer. Elle fait triompher l’amour en décidant d’épouser le jeune homme, qui même sans le sou vaut de l’or.
Durant tout le spectacle, le rythme des paroles est rapide et soutenu, mais d’une grande clarté grâce à l’admirable élocution des comédiens, dont on ne peut que saluer le travail. Les émotions, les tensions sont communiquées aux spectateurs par le jeu corporel, les regards, la gestuelle : ceux-ci réussissent l’exploit de rendre vivants et visibles les mots du texte de Marivaux, la distance entre scène et public s’effaçant instantanément. Les mouvements des personnages, réglés comme une horloge suisse, ont un dynamisme qui happe la salle : les entrées et sorties, les prises de paroles, sont impeccablement enchaînées, tenant en haleine jusqu’au dénouement : impossible de décrocher ou de s’ennuyer.
Le décor fait entrer dans l’intrigue avec l’apparence simple et élégante d’un manoir du XVIIIe siècle, créant deux espaces distincts : l’avant-scène forme un intérieur intimiste qui peut tenir lieu de salon ; l’arrière-scène, caché en partie par les murs, évoque l’extérieur. Mais chacun des trois pans du mur qui sépare ces espaces comporte des ouvertures, que ce soit une grande porte en bois massif ou un simple passage petit et discret. De plus certains éléments du décor sont mouvants et permettent, de manière fulgurante, de dévoiler, par exemple, l’étendue d’une terrasse en arrière-scène qui n’était jusque-là visible qu’à travers une fenêtre. Tout au long du spectacle, les personnages apparaissent de toutes parts, sortant, entrant, guettant discrètement depuis les pas de portes ou derrière une fenêtre. Ce choix de jouer avec les espaces sert le propos de la pièce. Avec un dynamisme entraînant, ces déplacements nous plongent pleinement dans l’intrigue pleine de secrets et de non-dits. Comme Dorante guettant depuis la fenêtre pour voir l’objet de son amour, se baissant pour ne pas se faire voir, Dubois, omniprésent, apparaissant toujours où on ne l’attend pas, écoute et voit tout.
Incarné par Gilles Privat, vêtu de noir, Dubois est peut-être le personnage le plus ambigu dans ce spectacle : une atmosphère inquiétante l’entoure, ses membres semblent parfois figés, sa posture courbée, sa voix grave et autoritaire le rendent presque machiavélique. La mise en scène lui donne un contrôle total de l’intrigue et il joue avec les autres personnages comme avec des marionnettes. Les transitions entre les actes, dans un noir complet avec parfois des flashs de lumière l’éclairant dos au public, renforcent son aspect inquiétant et ténébreux. Ce choix d’Alain Françon d’assombrir ce personnage par rapport à l’orignal peut interroger : Dubois est-il un diable, tel Méphistophélès dans le Faust de Goethe ou sert-il l’amour comme il le dit (« Quand l’amour parle, il est maître ; et il parlera. » I, 2) ?
De fait, l’amour va parler et ce, dès le moment du premier regard entre Araminte (Georgia Scalliet) et Dorante (Pierre-François Garel) dans l’acte I. Cet instant est d’une intensité presque insoutenable, le temps est comme suspendu, une seule pensée vient : ils vont s’aimer. Cette connexion qui se crée entre les deux personnages va au-delà des mots. La suite montre la progression de l’amour. Ces sentiments qui grandissent peu à peu chez Araminte vont l’aider à rejeter ce que la raison, sa mère, sa servante, presque tout le monde cherche à lui imposer : elle épousera Dorante. Le jeu de Georgia Scalliet va de pair avec cette évolution du personnage, d’abord blasé, sarcastique, aux mouvements presque mécaniques, qui peu à peu s’anime, gagne en souplesse, se met en colère et accepte ses émotions qui finissent par exploser dans la scène finale, où le public peut voir et ressentir le moment émotionnel très fort entre les deux amants. Les larmes d’Araminte sont si convaincantes qu’elles touchent au plus profond de l’être et y gravent un tableau d’une beauté sans égale.
17 octobre 2024
Par Loris Ferrari
Place au jeu !
17 octobre 2024
Par Hadrien Halter
De la première à la dernière seconde, Alain Françon met en valeur le texte de Marivaux plein de rebondissements et le jeu dynamique et captivant de ses comédiens.
Terrible destin que celui des amoureux ! Le jeune Dorante, ni noble, ni riche, se retrouve au service d’Araminte, jeune femme pourtant déjà veuve dont il est désespérément amoureux depuis des mois. La rencontre a été orchestrée par son ancien valet, Dubois, entré au service de la maîtresse de son cœur. Tressant ses paroles de pieux mensonges et de fausses confidences, le serviteur s’efforce de tracer la route entre les deux jeunes gens. Envers et contre leur entourage, les amoureux s’approchent l’un de l’autre à reculons, tandis que leur destin est tout dessiné… de la main d’un valet audacieux.
Face à un décor simple, mais pas simpliste, et une mise en scène épurée, je me suis laissé emporter. Alain Françon laisse la place au texte de se déployer entièrement, et à ses comédiens l’espace de montrer leurs talents. Seule fantaisie : là où dans un premier temps le décor sur scène paraît solide, presque en pierre, il se révèle mobile, arrangé au fur et à mesure du spectacle, fermé comme un salon de réception ou s’ouvrant au contraire comme une terrasse menant à un jardin, donnant lieu à un ballet élégant lors des changements d’actes. Seules les transitions entre les actes, portées par une musique mêlant « rock » et « classique », bien que musicalement intéressantes, détonent un peu : chaque geste des comédiens sur scène y acquière une note dramatique qui tranche vivement avec l’ambiance comique du reste du spectacle, sans que l’on n’en comprenne réellement la raison.
C’est le jeu qui porte ce spectacle. Les facéties de Gilles Privat, dont le timbre si particulier sert à merveille le personnage de Dubois, font bien comprendre que ce serviteur-là est aux commandes, et qu’il se plaît intensément à mener le jeu. Face à lui, un Pierre-François Garel fébrile en Dorante, au débit incroyablement rapide, rend palpable le stress de son personnage, en étant pourtant toujours clair et distinct, dans une diction remarquable. Les scènes s’enchaînent avec maestria. Le rythme soutenu ne sacrifie jamais à la clarté.
À chaque personnage est donné son moment, où il brille tout particulièrement. Même des rôles plus mineurs, comme celui de Lubin, originellement Arlequin (Séraphin Rousseau), trouvent dans la mise en scène d’Alain Françon un espace pour marquer les esprits. Je pense tout particulièrement aux personnages de Madame Argante, mère d’Araminte, et Monsieur Rémy, oncle de Dorante (Dominique Valadié et Guillaume Lévêque). Lorsqu’ils se retrouvent confrontés en fin de pièce, lors d’une dispute mémorable où Rémy défend son neveu face aux volontés arrivistes de Madame Argante, désireuse de marier sa fille à un noble, cette dispute, condensé de drôlerie, évoque une dispute conjugale : le débonnaire Rémy s’emporte face à une Argante devenue peste, malgré ses manières affectant la noblesse.
La direction d’acteurs d’Alain Françon, remarquable de justesse et de rythme, porte sans efforts le jeu des comédiens et permet de faire entendre la langue de Marivaux, aux accents résolument modernes malgré les trois siècles qui nous séparent d’elle. Une question reste pour moi en suspens, qui touche à la performance de Georgia Scalliet (Araminte). D’abord éteinte, sans énergie, presque robotique, elle s’anime peu à peu lorsqu’elle découvre les véritables sentiments de Dorante. L’idée semble claire : Araminte est une jeune femme prisonnière des attentes de sa famille, de sa mère surtout, qui veut qu’elle épouse un riche comte avec qui elle a un différent. Découvrant en Dorante une personne sans autre motivation que son amour pour elle, elle revit, reprend force. Mais comparé à la performance de Georgia Scalliet en fin de pièce, lorsque son émotion se transforme en larmes, qui étaient d’une justesse et d’une intensité à en faire serrer plus d’une gorge, le jeu de la première partie mobilise un autre registre, plus caricatural, au point que l’évolution s’apparente plus à un changement de registre de jeu.
Cela ne m’a pas empêché d’être conquis par cette mise en scène, qui m’a permis d’apprécier à sa juste valeur le texte de Marivaux et l’habileté indéniable des comédiens. Alain Françon, metteur en scène connu et reconnu, multiplement récompensé, et quand bien même il n’a plus rien à prouver, démontre magistralement son talent.
17 octobre 2024
Par Hadrien Halter