Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité (nouvelle génération)

Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité (nouvelle génération)

Texte et mise en scène par Alexandre Doublet / Théâtre les Halles (Sierre) / du 12 au 18 juin 2024/ critique par Mathilde Feraud .


Platonov à paillettes en hit machine 

19 juin 2024

© Olivier Lovey

10 ans après, Alexandre Doublet revient avec son spectacle Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité. La nouvelle « génération » de comédien.ne.s. talentueux.se.s prête sa voix et son corps non seulement aux différentes chansons, actualisées et inclusives, qui jalonnent la représentation, mais aussi au fabuleux texte-ébauche Platonov, pièce de jeunesse, réputée longuissime et injouable, du dramaturge russe Anton Tchekhov. Le texte de 1880 jaillit au milieu de Baschung, Farmer et Lara Fabian, faisant tomber les masques, questionnant les rôles, mais presque un peu trop tard et au milieu d’un peu trop de bruit…

Accueilli en chorale et attendu par les comédien.ne.s.x, le public s’installe et assiste à la présentation des personnages. On rencontre Leila, maîtresse de maison et veuve, Aimée et Ange avec leur bébé-poussette, Nicolas, dit « Poleinte » pour ce soir-ci, Alex et Chris, couple gay fraichement marié, Lily, bonne de la maison, et le couple lesbien de Charly et June. En ce jour de printemps estival, audible par les bruits d’oiseaux, tout le monde est impatient de revoir Aimée Platonov, institutrice adulée, philosophe, admirée, aimée par touxtes. Se jouent sous les yeux du public leurs retrouvailles, leurs discussions, leurs altercations, qui dévoilent peu à peu les rapports entre les personnages. « Il faut qu’ça bouge, il faut qu’ça tremble, il faut qu’ça transpire encore ».Pour tromper l’ennui de cette microsociété arrive la première tempête : la fête. Alcoolisé.e.x., drogué.e.x., chacun.e.x danse, laisse libre cours à ses désirs. Les passions se déchaînent et le plateau se fait de plus en plus théâtre de mensonges, de coups portés par amour, d’aveux : « j’essaie de t’oublier avec un autre, le temps ne semble pas gommer tes fautes. » 

Puis vient le calme, après la tempête. Dans la seconde partie du spectacle, iels nous attendent de nouveau, mais cette fois dans le silence de la nuit, qui est aussi celui de l’hébétude provoquée par l’alcool, de la gravité et de l’effondrement progressif. Le public assiste aux déchirures, aux conséquences de la fête : « pars, pars, dis-le-moi sans trembler, que t’en as plus rien à cirer. » Entrecoupées par des questions posées par Lily, devenue une sorte de voix tragique, les relations se nouent et se dénouent. Le magnétisme exercé par Aimée entraîne les autres dans une spirale, qui ne se soldera que par des morts… 

La force du spectacle réside dans la rupture entre ses deux parties, accentuée par la musique, identité à part entière. Elle est personnalisée par Baptiste Mayoraz, musicien multi-instrumentiste qui joue le rôle du musicien de la maison. La musique dynamise la première partie du spectacle. Elle permet d’exprimer mieux que par des mots les émotions des personnages – « on ne parle pas de notre désespoir, on le chante » – et de créer l’ambiance festive de la soirée. Mais dans la seconde partie, elle se métamorphose. La pièce perd progressivement sa gaieté. S’il y a le même nombre de morceaux de variété que dans la première partie, ceux-ci narrent désormais des ruptures. C’est souvent un seul protagoniste qui chante, simplement accompagné d’un piano, créant un effet plus intimiste. Le piano lui-même prend des accents lugubres et ne laisse bientôt plus que des bruits de tempête, ponctués par des questions de plus en plus présentes tirées de Platonov, ce qui rapproche le spectacle du texte original. 

L’espace, lui aussi, se fait moins accueillant : la scénographie avant ouverte, étendue, modulable, munie d’un frigo à bulles et d’un parasol jaune canari, créant tantôt un jardin d’été, tantôt un dancefloor et une table de fête, se replie sur elle-même. Elle devient une sorte de huis clos, où l’impression d’étouffement se crée, même si touxtes regardent le ciel. 

Si la spirale infernale s’enclenche très rapidement, sans qu’on en comprenne distinctement l’origine, elle ralentit ensuite, se faisant longue par moments. Il devient dur de saisir le sens du propos. Malgré d’excellent.e.s acteur.ice.x.s – chanteur.euse.x.s et une musique sur mesure, le texte de Tchekhov ne retentit pas vraiment, bien qu’on l’entende.

Après tant de mots déjà dits, chantés et criés sur le plateau, sa présence dans la seconde partie du spectacle, bien plus importante que dans la première, crée même un effet alourdissant. 

On soulignera néanmoins la finesse de l’adaptation qui passe par une inclusivité sur tous les fronts, notamment par le casting : Platonov est incarné par un.e artiste non binaire, une femme transgenre (Aurélien Gwschind), et ce sont des individus de tout âge, tout genre et toute origine qui représentent les divers personnages de Tchekhov. L’insertion de la chanson de variété, remaniée, les costumes identiques à nos propres vêtements vont également dans cette direction. Si Alexandre Doublet, dans son adaptation, donne corps et voix sur scène aux membres LGBTQI+, il le fait tout en maintenant un niveau d’accessibilité pour le public. Pour ne pas perdre le spectateur, les personnages lèvent leur main à chaque mention de leur nom. En cassant donc l’hétéronormativité qui dominait dans la première version de son spectacle, Doublet permet aux spectateurs de comprendre ce que cherchait sans doute à faire Tchekhov : peindre la société, l’ennui et l’opacité de celle-ci dans ses recoins les plus intimes et donner à voir non pas des personnes enfermées dans des stéréotypes, mais bien des êtres, remplis de questions métaphysiques, rongés par le doute et dansant dans leur spleen, au son de la vie. 

19 juin 2024


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