We run the world, girls !
Mise en scène par Pauline Epinay / Compagnie Push-Up / Le Spot (Sion) / du 14 au 24 mai 2024 / Critique par Piera Biondina .
La place aux femmes
03 juin 2024
Par Piera Biondina
We run the world, girls ! – allusion au titre de Beyonce et invitation faite aux femmes à s’approprier l’espace public – prend la forme d’un parcours à travers la vieille ville de Sion. Muni.e.s de casques audio, les spectateurices entendent les récits des comédiennes et les indications de la metteuse en scène, qui assume le rôle de guide. Le spectacle est conçu comme une confidence intime faite au public, dont la double nature – à la fois entité homogène, singulière, et ensemble composé de parties distinctes – est exploitée au maximum pour servir le discours : l’universel passe par l’individuel et l’intime est politique.
Au lieu d’entrer dans une salle obscure et de s’asseoir à côté d’étranger.e.s dont on ne connaîtra pas forcément les visages à la fin de la représentation, on met un casque et on écoute une musique électronique douce et planante en buvant un verre à ciel ouvert avec les autres spectateurices, en attendant que le spectacle commence. Finalement, la metteuse en scène Pauline Epiney nous accueille en nous parlant à travers un microphone et nous explique les règles du jeu. Première règle : le privé est politique et, à partir de cette affirmation, toutes les autres oppositions sont remises en cause : le réel et le fictif, l’intérieur et l’extérieur, etc. Deuxième règle : nous n’allons pas nous promener à travers l’espace public, nous allons l’occuper.
Laure Aubert, Amélie Chérubin Soulières, Jacqueline Ricciardi et Clarina Sierro, soit individuellement, soit à plusieurs, nous accompagnent à travers la vieille ville de Sion. Nous nous arrêtons à différents endroits et là, au milieu de l’espace public, elles se font porte-parole, l’une après l’autre, de l’expérience vécue par quatre femmes. La démarche consistant à dépeindre la collectivité à travers le récit d’un seul de ses membres est ici très efficace. Ces quatre personnages permettent en effet d’évoquer la multitude d’expériences propres à toute femme qui ose insérer son corps dans l’espace public. Dans chaque récit, nous trouvons des éléments auxquels nous pouvons nous identifier, et pendant chacun d’entre eux, nous pouvons observer le reste du public et voir ses réactions, à la fois proches et distinctes des nôtres. Pour les spectateurices, il s’agit d’une expérience tout à fait différente et qui permet non seulement de tisser des liens entre elleux, bien que peut-être éphémères, mais aussi de se rapprocher des personnages, qui tutoient chaque membre de l’assistance mais aussi le public en tant que tel (“viens”, “je te montre”, “est-ce que cela t’est déjà arrivé à toi aussi?”). L’expérience est celle de faire corps avec les autres spectateurices, sans pourtant jamais oublier que cet ensemble est constitué de membres distincts.
Nous sommes prévenus : les femmes que nous allons rencontrer ne se contentent pas d’occuper l’espace public avec leurs corps, elles performent leur corps, s’exposant aussi au regard des passant.e.s. Elles racontent des expériences intimes, parfois émouvantes, parfois dérangeantes, avec une sensibilité à fleur de peau et une audace face auxquelles il est difficile ne pas être touché et ému. Dans ce cadre de la vieille ville de Sion, l’intimité est davantage politisée que dans une salle de théâtre, elle est soumise au regard du public inattendu et involontaire de celles et ceux qui soit ignorent la performance, soit la regardent avec curiosité, soit tentent même d’y pénétrer. Écouter une femme parler de comment elle a réagi à un viol qu’elle a subi dans la rue pendant qu’elle se trouve dans la rue observée par deux passants effrontés dévoile l’aspect politique de l’expérience intime et les dangers auxquels les femmes s’exposent à chaque fois qu’elles ne se contentent pas de traverser la ville rapidement et la tête baissée, mais qu’elles s’y arrêtent et prennent de la place.
Les comédiennes donnent corps et substance aux témoignages avec une généreuse vulnérabilité et avec une telle authenticité qu’il devient difficile de distinguer la frontière entre l’interprétation et la confidence. Pauline Epinay, de fait, a travaillé en mélangeant les témoignages réels des actrices à des témoignages fictifs qu’elle a imaginés. Le public se sent destinataire d’une confidence. L’effet est renforcé par l’utilisation des casques, qui permettent d’entendre clairement les paroles des actrices sans pour autant effacer complètement l’arrière-plan sonore de la ville.
Ouvertement politique et profondément touchante, capable de réunir – notamment dans le final surprise – le public et les artistes, le privé et le public, l’intime et l’universel, le théâtre et la vie réelle, cette performance met au centre l’expérience du public. La représentation débouche naturellement sur un moment de convivialité dans un restaurant, où actrices, ingénieureuses du son, autrice et spectateurices peuvent discuter.
03 juin 2024
Par Piera Biondina