Une critique sur le spectacle :
La Belle et la Bête/ Conception et mise en scène par Ludovic Chazaud/ Cie Jeanne Föhn / Usine à Gaz (Nyon)/ 2 et 3 novembre 2023/ du 7 au 12 novembre 2023 à la Grange / du 17 au 25 novembre à la Comédie (Genève)/ Plus d’infos.
Dans ce spectacle créé à l’Usine à gaz à Nyon, Ludovic Chazaud met en exergue les liens que chacun entretient avec son histoire personnelle, comme il l’avait fait en 2018 dans Sara-Mon histoire vraie. Le spectacle réinvestit ici le conte de La Belle et la Bête en donnant une véritable histoire à la Belle (Bella), mettant en jeu la possibilité – douloureuse et tendre – de rencontrer son passé, de le raconter et de sourire au présent.
Les temps se superposent et s’entremêlent dans un dispositif complexe, polyphonique. Une femme âgée (Bella) apparaît sur un écran et raconte par bribes son passé à sa petite-fille. Un journal intime – lu sur la scène en italien par une comédienne, traduit en français par une autre, des photos projetées et des séquences jouées à quatre voix complètent le récit des souvenirs de jeunesse de Bella. Si les trois comédiennes incarnent Bella et ses deux sœurs, au passé, elles sont aussi parfois conjointement la petite-fille de Bella qui l’interroge au présent. Le père est quant à lui figuré par une photo ou un bateau en papier, et ses propos sont énoncés par les différentes voix de ses filles.
C’est plus précisément la question de son premier – et de son dernier – baiser qui est mise en jeu. Ce dernier baiser est celui qu’elle échange avec la Bête. L’histoire est actualisée au XXe siècle : Bella (Charlotte Dumartheray) se retrouve dans le château de la Bête lors d’un moment de liberté qu’elle s’accorde, une fugue loin de la réalité épuisante qui réduit la femme au rôle de prendre soin des autres – ici, son père, son mari, la maison, les champs. Les seuls personnages qui semblent refuser de la restreindre à ce rôle sont, contrairement à l’histoire originale, les deux sœurs et la Bête. Celle-ci est, précisément, incarnée par celles-là. Anne Delahaye, qui est aussi l’une des sœurs, joue la Bête. Elle porte un sweet-shirt bleu avec une capuche de laquelle on ne voit paraître que ses longs cheveux, qui masquent ses traits. Elle est sans visage, mais pas sans voix : Aline Papin, qui incarne aussi l’autre sœur, est postée à l’avant-scène, et parle, à la vue des spectateurs, dans un micro qui modifie sa voix pour lui donner une tonalité monstrueuse.
Le comédien et les comédiennes circulent avec une grande fluidité entre les différents niveaux de la représentation et font de ce spectacle un tout qui emmène les spectateurs au cœur de l’histoire de Bella, et au cœur de leur propre histoire, en écho. Si les événements évoqués sont très douloureux, le spectacle nous fait rire du début à la fin.
Avec humour et distance, une réflexion se dessine quant à la place des femmes dans la famille hier et aujourd’hui, et sur la nécessité qu’elles ont de correspondre aux attentes que la société leur impose. C’est, entre autres, par la caricature de l’amoureux égocentré et qui ne prend pas en compte la sensibilité de sa compagne que le problème est mis en lumière. Le jeu tout en douceur et en cruauté naïve de Bastien Semenzato invite à éprouver de l’empathie pour Bella, qu’on devine manipulée par celui qui deviendra son mari. Et lorsque la petite-fille, après que Bella âgée lui a raconté la façon dont se déroulaient ses moments intimes avec cet homme, lui dit qu’il s’agissait de viol, les mots ne sont pas prononcés dans une tonalité pathétique ou dramatique, mais plutôt de façon droite, face au public, avec une grande tendresse pour Bella. « On ne nommait pas les choses comme ça avant. On ne nommait pas tout court », finit par souffler celle-ci.
Si le propos central est celui, éthique et politique, de la place de la femme dans les relations familiales, la démarche d’introspection s’inscrit aussi subtilement dans des réflexions plus larges sur la mémoire et la façon de penser sa propre histoire, dans une dynamique universelle. Les dernières images de Bella, joyeuse au bord de la mer, portent un souffle d’optimisme : il est possible de redonner une place juste et douce à son histoire – peut-être faut-il le faire à plusieurs voix – et de continuer de sourire.