Par Claire Cornaz
Une critique sur le spectacle :
DIEstinguished / De La Ribot / Comédie de Genève / du 09 au 11 décembre 2022 / Plus d’infos.
Tout comme Mariachi 17 en 2009 ou FILM NOIR en 2014, DIEstinguished s’inscrit dans la recherche créatrice vidéo que la danseuse et chorégraphe La Ribot développe depuis maintenant plusieurs années. Le spectacle fait aussi partie du projet des Pièces distinguées, initié en 1993, série de courtes pièces chorégraphiques, au nombre de cinquante-huit aujourd’hui. La Ribot a pour objectif d’en réaliser cent, fragmentant son discours artistique et politique. Dans cette “pièce distinguée”, certains interprètes tiennent en main des téléphones qui filment en direct le spectacle. Les images sont simultanément diffusées sur un site accessible pour les spectateurs par smartphone via un QR code donné avant l’entrée en salle. Cette expérience nous permet de visionner la danse sur scène sous un nouvel angle, en choisissant par quel point de vue nous souhaitons expérimenter la représentation, tandis que chaque danseur produit également chaque soir un spectacle différent.
Le choix du point de vue offert aux spectateurs, par la retransmission individuelle sur leur téléphone de la vidéo filmée sur scène, est une idée intrigante et ambitieuse ; hélas, elle peut aussi être capricieuse : lors de la première, l’accès à internet, saturé, ne m’a pas permis d’en profiter. Certes, demander aux spectateurs de suivre le spectacle aussi sur leur smartphone personnel se veut un dépassement du dispositif de l’écran en scène, et fait écho aux thèmes de la subjectivité et de l’individualité présents dans la pièce, mais on peut se demander si laisser un écran dans la salle n’aurait pu tout de même en partie pallier le problème technique tout en permettant de voir aussi bien le spectacle en gros plan depuis la scène.
Le spectacle, toutefois, fonctionne bien sans cela. DIEstinguished crée un monde dans lequel les onze interprètes s’expriment chacun librement sur scène. On peut les voir rouler au sol, traverser la scène, interagir avec certains éléments du décor en les pointant du doigt ou en les déplaçant. Malgré ces mouvements qui sont individuels (à l’exception de certaines rencontres entre les danseurs et danseuses durant lesquelles ils interagissent), il règne une cohésion globale qui maintient tous ces corps dans une même ambiance. Ils se meuvent individuellement jusqu’à ce que deux groupes organiques se forment. Un premier groupe de trois danseurs est filmé par deux autres qui semblent orbiter autour d’eux tout au long de leur développement. Le second groupe est composé de six personnes, et les deux groupes échangent parfois certains costumes, voire certains interprètes, sans interagir directement. Les caméras qui filment le spectacle passent de main en main sans vraiment qu’on s’en aperçoive, et il en va de même avec des accessoires et des vêtements qui sont apportés par les danseurs depuis les coulisses. Ces accessoires très colorés sont des objets très variés et divers, allant de la boîte d’allumettes aux livres en passant par des mandarines. Selon la chorégraphe, aucun objet n’est traité de la même façon dans chaque représentation : l’attention peut une fois être portée sur un objet, et sur un tout autre le lendemain. Il en va de même avec les vêtements, que les danseurs et danseuses peuvent choisir de changer et revêtir à leur envie durant le spectacle. Les habits se trouvent originellement derrière les panneaux formant le décor aux couleurs également très vives et sont amenés un à un par les danseurs et danseuses, et répartis sur l’ensemble du plateau, solitaires et éloignés les uns des autres, mais semblant toujours aussi appartenir à un même ensemble. On peut dire la même chose de la musique. Au début, les interprètes produisent plusieurs sons différents avec leurs corps : ils tapent des mains, feulent, claquent la langue, et reproduisent d’autres effets de percussion vocale. Ces sons sont uniques, ils ne forment pas une série qui créerait un rythme régulier. Toutefois, ils développent une musique, qui se forme au fur et à mesure du spectacle, accentuée par une bande-son qui les réutilise et fabrique des rythmes multiples, presque décousus, mais dont on se rend compte qu’ils font toutefois toujours partie d’un même ensemble sonore. C’est un procédé similaire qui intervient encore avec les textes prononcés vers la fin de la pièce, lorsque des extraits tirés de Ma Vie d’Isadora Duncan, de Mémoire de la danse de Martha Graham, d’Un appartement sur Uranus de Paul B. Preciado et même d’un livre de grammaire espagnole sont déclamés. Les répliques nées de ces extraits se suivent sans sembler former un sens précis. On pourrait croire à un patchwork de citations individuelles sans aucun lien ; mais parfois elles s’associent, se répondent, et on parvient à y trouver une signification. En repensant à la scène telle qu’elle se présente au début et à la fin du spectacle, on prend conscience soudain que si tout est en constant mouvement et changement, tout se distingue aussi pour former un seul ensemble.