Le Malade Imaginaire

Le Malade Imaginaire

D’après Molière / Mise en scène de Jean Liermier / Théâtre de Carouge (Genève) / Du 22 novembre au 18 décembre 2022 / critiques par Claire Cornuz et Sylvain Grangier .


Une imagination débordant sur scène

28 novembre 2022

©Carole Parodi

En cette fin d’année, Jean Liermier et le théâtre de Carouge présentent le Malade Imaginaire, repris d’un premier spectacle créé en 2014. Ici, la dernière œuvre dramatique de Molière est mise en scène en conservant tout l’esprit et le comique de la pièce, mais en incluant des passages au caractère plus anxiogène, nés de l’imagination d’Argan. Jean Liermier donne corps aux inquiétudes du malade et leur donne forme sur scène, offrant une lecture nouvelle de sa santé physique et mentale.

Argan est un homme hanté par ses angoisses de maladie, dont les médecins profitent pour s’enrichir, et que sa famille doit subir. C’est autour de lui que les éléments principaux de l’intrigue se développent au fil de la pièce. Par exemple, à cause de ses peurs, il souhaite forcer sa fille Angélique à épouser un médecin qu’elle n’aime pas, ce qui pousse celle-ci à participer aux subterfuges de son amoureux Cléante. L’anxiété d’Argan est telle que sa seconde épouse Béline profite de la rédaction d’un testament pour tenter de s’enrichir. De plus, sa servante Toinette est obligée de le berner pour qu’il réalise la vérité sur ses médecins et sa femme. Ce sont donc les craintes d’Argan qui motivent le récit et qui incitent ses proches à le tromper.

Ces peurs surplombent le malade dès le début du spectacle sous diverses formes. On peut par exemple voir une marionnette de la mort qui vole au-dessus de la scène à l’ouverture des rideaux, donnant l’impression qu’elle hante le sommeil d’Argan. Celui-ci se trouve dans un lit d’hôpital placé au centre de la scène représentant le cabinet de travail du malade alors qu’à cour se trouve une table presque écrasée par des piles de médicaments, tout ceci semblant indiquer qu’il ne dort même plus dans sa chambre à cause de ses inquiétudes sanitaires. Accrochés aux murs, on peut aussi remarquer des tableaux sur lesquels sont peintes des leçons d’anatomie et de médecine, images qui montrent à la fois ce qu’il admire (les médecins) et ce qui l’effraie (la mort associée aux corps anatomiques).

Étant à l’origine une comédie-ballet, la musique conserve sa place (sans toutefois la danse) et marque les transitions entre les actes. Elle participe aussi à l’incarnation des émotions d’Argan sur scène, faisant écho à ce qu’il ressent. On entend ainsi résonner des glas créant des harmonies tendues lorsque le malade est ausculté et diagnostiqué par les médecins Diafoirus, signifiant sa peur profonde de la mort. Lorsqu’il est choyé par son épouse et sa servante, c’est une musique plus douce qui accompagne cet instant, indiquant la tranquillité qu’il ressent et dans laquelle il ose s’installer. Ainsi, la musique permet de nous faire ressentir les maux dont Argan pense être affligé : ils deviennent momentanément réalité en prenant forme sur scène, comme s’ils débordaient de son esprit anxieux. Ses angoisses prennent véritablement corps lorsque Monsieur Purgon, outré que le malade ait refusé ses soins, annonce ne plus vouloir être son médecin et quitte sa demeure. C’est alors que de gigantesques marionnettes de chirurgiens ressemblant à Monsieur Purgon et son apothicaire surgissent de derrière le décor et – comme des géants depuis le haut des murs – invectivent Argan, qui n’a nulle part où se cacher. Elles le pointent du doigt et lui font de sévères remontrances tandis que leur voix gronde à travers un microphone. La lumière sur scène disparaît presque pour n’éclairer que les marionnettes, laissant Argan seul et paniqué dans le noir tandis qu’elles lui prédisent milles malheurs. Cet effet de gigantisme, le jeu de lumière et les voix résonnant des haut-parleurs accentuent le monde anxiogène dans lequel vit Argan.

Le Malade Imaginaire de Jean Liermier présente donc un malade qui n’est pas si imaginaire que ça. Son imagination et son hypocondrie sont telles que ses craintes débordent et prennent pleinement place sur scène. La mise en scène offre ainsi une lecture sensible des souffrances d’Argan, en les mettant en scène et sur scène, sans pour autant empêcher la légèreté d’accompagner ce que lui et sa famille traversent. Le rire allège les anxiétés d’Argan, soutient les spectateurs, et on peut même finalement penser qu’il peut participer à guérir les peurs.

28 novembre 2022


Mise en scène « classique » pour une pièce classique?

28 novembre 2022

© Carole Parodi

Jean Liermier reprend sa mise en scène du Malade imaginaire, créée à l’origine en 2014. Un spectacle à la mise en scène « classique » pour un classique de Molière.

Le malade imaginaire, dernière pièce du génie Molière, frappé par l’ironie du sort : alors qu’il jouait lui-même le personnage hypocondriaque d’Argan, il meurt à l’issue de la quatrième représentation, malade des poumons. Tout le monde connaît l’histoire, comme tout le monde connaît l’intrigue de cette pièce ô combien classique. À cet égard, la mise en scène qu’en propose Jean Liermier reste elle aussi plutôt classique, au sens de conventionnel cette fois. Cela ne veut pas dire qu’elle est dénuée de qualités, au contraire : elle témoigne d’un savoir-faire, et ce dans toutes les dimensions du spectacle. Les comédien.ne.s sont à ce titre le meilleur exemple : leur performance est maîtrisée et impeccable. On retiendra le jeu toujours juste, percutant et éminemment drôle de Gilles Privat dans le rôle-titre d’Argan. Raphaël Vachoux impressionne lui aussi dans tous ses rôles (Thomas Diafoirus, Monsieur Purgon et Monsieur Bonnefoy) grâce à un pouvoir comique certain. Mais tou.te.s font preuve d’habileté technique, notamment dans la performance du texte : on entend Molière, et on le comprend sans effort.

Savoir-faire également dans la scénographie, magnifique, signée feu Jean-Marc Stehlé et Catherine Rankl. Trois immenses pans de mur donnent le cadre à la comédie, et si le papier peint peut évoquer le XVIIe siècle, c’est une intemporalité toute théâtrale qui est choisie ici, par le biais du mélange des époques. Ainsi, tous les éléments médicaux sont contemporains, comme s’ils avaient envahi la demeure d’Argan. C’est le cas de son lit, tout droit sorti d’un hôpital, ou du chariot à médicaments qui jure avec le mobilier ancien. Mais l’exemple le plus frappant – et sans doute l’un des plus réussis de la scénographie – ce sont les cabinets privés d’Argan qui apparaissent comme sortis d’un tiroir du décor : complètement aseptisées, avec une lumière froide, ces toilettes ont plus l’air de sortir d’un asile lovecraftien que d’un riche appartement bourgeois de l’âge classique. Les costumes également témoignent du mélange des époques, avec des redingotes et hauts-de-forme typiques du XIXe siècle pour les Diafoirus (Raphaël Vachoux et Jean-Pierre Gos) et Béralde (Jacques Michel), qui côtoient les vêtements plus contemporains de Toinette (Madeleine Assas) et Béline (Sabrina Martin).

Cependant, au-delà de ces quelques choix de scénographie originaux, la mise en scène de Liermier ne contient finalement que très peu de surprises. Certes, l’apparition des marionnettes géantes à l’effigie des médecins Fleurant et Purgon, tels des spectres de la mort, est inattendue et saisissante, puisque cette vision cauchemardesque cherche à faire ressentir les angoisses d’Argan au public. Mais on en restera là, et les marionnettes ne seront que peu exploitées. Cela ne veut pas dire que Jean Liermier ne propose pas de lecture originale de la pièce de Molière. Au contraire, il parvient à nous faire comprendre le ressenti du malade imaginaire, qui ne l’est pas tant que ça, puisque ses angoisses d’hypocondrie l’empêchent de vivre et de fonctionner normalement. Par ailleurs, la pandémie du coronavirus que nous avons tou.te.s vécue fait résonner différemment les débats sur la médecine entre Argan et Béralde, ce qui les rend plus subtiles, plus nécessaires aussi. C’est peut-être là l’un des intérêts majeurs de remonter ce spectacle huit ans après sa création. La question de la nécessité du théâtre, mise à mal durant la pandémie est aussi mise à l’honneur, puisque dans la pièce les personnages se servent de stratagèmes proprement théâtraux à de multiples reprises pour se tirer d’affaire, comme lorsque Cléante (David Casada), l’amant d’Angélique (Marie Ruchat), prétend être son maître de chant pour pouvoir lui parler, ou lorsque Toinette se travestit en médecin pour donner à Argan une vision différente de la médecine, ou encore lorsque ce dernier feint la mort pour confondre sa femme, qui n’en a que pour son argent, et révéler l’amour sincère de sa fille pour lui. Pourtant, il demeure que la mise en scène manque sans doute d’un peu de piquant.

Ainsi, Le Malade imaginaire de Liermier est un spectacle abouti, bien exécuté et qui fonctionne dans tous ses aspects, que cela soit dans ses dimensions comiques ou dans les réflexions philosophiques qu’il propose. Mais si les textes classiques sont souvent matière à expérimentation pour les mises en scène, on pourrait reprocher à cette énième itération du Malade de manquer de prise de risque. 

28 novembre 2022


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