Parangon de la vengeance

Par Ivan Garcia

Une critique sur le spectacle :
Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street / D’après le livret de Hugh Wheeler et son adaptation par Christopher Bond / Par le Collectif  Sondheim / Mise en scène de Frédéric Brodard / Théâtre 2.21 / du 2 au 12 mai 2019 / Plus d’infos

© Théâtre 2.21

Sur une musique chorale, avec noirceur, Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street, comédie musicale aux airs de tragédie antique, est inspirée d’une légende populaire anglaise. Un barbier, en quête de vengeance, suit son destin, au gré des cadavres et des tartes à la viande, sur un chemin sanglant et sublime qui, en fin de compte, l’engloutit lui-même.

 De tous les mobiles d’action humains, il y en a peut-être un dont la représentation, à elle seule, est capable de susciter à la fois la crainte et la pitié chez les spectateurs : la vengeance. C’est sur ce ressort si haï et si aimé que repose l’action de Sweeney Todd. La mise en scène de Frédéric Brodard reprend la comédie musicale élaborée à Broadway en 1979 par Stephen Sondheim. La représentation s’ouvre sur le retour à Londres d’un barbier nommé Sweeney Todd, accompagné d’un sympathique marin, Anthony. Ce dernier ne sait rien de l’homme qu’il a sauvé mais décèle en celui-ci de lourds secrets. En effet, quinze ans auparavant, un certain Benjamin Parker, barbier de profession, vivait heureux, à Londres, avec sa femme Lucy et sa fille Johanna. Cependant, un jour, le gentil barbier fut injustement condamné par le juge Turpin, séduit par les charmes de Lucy. Il fut envoyé au bagne en… Australie. Revenu d’exil, Parker alias Sweeney Todd entend retrouver femme et enfant. Mais il apprend que sa femme s’est empoisonnée et que sa fille est gardée par le machiavélique juge Turpin, qui compte sur l’aide de son acolyte, le bedeau Bamford… Sous sa nouvelle identité, le barbier de Fleet Street reprend son ancienne profession et élabore, patiemment, sa vengeance. Aidé de Mrs. Lovett, tenancière d’une pâtisserie bien particulière, ils montent un étrange négoce…

La vengeance est un plat qui se mange froid : Monsieur Sweeney Todd est délicieusement apathique, grand, maigre, hautement pâle et silencieux, dans le style parfait de ces êtres que l’on adore détester. Parangon de la vengeance, il est intrigant, à la croisée des figures de la victime et du bourreau. Pour se venger, Todd a besoin d’argent. Il sait déjà que sa voie est sans issue ; il lui faut cette vengeance pour obtenir sa rédemption, pour racheter la faute qu’il n’a pourtant pas commise, suscitant chez le spectateur fascination, admiration, aversion et pitié.

Dans une scène émouvante, Mrs Lovett apporte à l’ancien barbier « son arme » : le rasoir, celui qui, tout d’argent, lui servait naguère à tailler des barbes. Voir Todd discuter avec l’objet, jurer vengeance, cela pourrait sembler comique. Et pourtant, on ne rit pas. La scène est celle d’un serment inviolable et fatal. C’est que Sweeney Todd n’est pas le premier sur la longue liste des hommes en quête de vengeance… On pense au début des Choéphores d’Eschyle, lorsqu’Oreste, annoncé comme « Le Vengeur », jure sur la tombe de son défunt père qu’il assassinera les traîtres en son palais. Les mots prononcés à l’intention du rasoir et la mélodie des violons de l’orchestre donnent un air majestueux à la scène, qui fait aussi écho aux tableaux chevaleresques où le chevalier saisit son épée et la baptise, ou encore prête serment. La figure du barbier, jadis personnage populaire par excellence, se trouve alors chargée d’une symbolique toute puissante, s’inscrivant dans la longue généalogie des héros mythiques.

A l’instar d’Oreste, Sweeney Todd est bien un protagoniste tragique. Comme le fait remarquer sa ballade, chantée à maintes reprises par le chœur, « Sweeney Todd vénère un Dieu sans espoir ». Sa volonté de vengeance le conduit sur le chemin du sang et, guidé par son envie meurtrière, il finit par tout détruire, tant les autres que lui-même.

La présence d’un chœur qui se déplace assez librement au sein du plateau donne aux fragments de récits que produisent les chansons une aura de légende. Le choeur commente les agissements du barbier, comme pour que les spectateurs en tirent une morale. Le juge Turpin est également sujet à une force qui le dépasse. Lors d’une scène où il prie et se flagelle dans sa chapelle, Bible à la main, alors qu’il exprime son désir pour Johanna, se révèle une profonde contradiction au sein de sa personne. Son désir pour la jeune fille ne le quitte pas et le pousse à exiger toujours plus. Turpin, avec son accent italien et son habit de gentleman anglais, cache ses démons sous une apparence soignée.

L’espace théâtral est délimité de façon volontairement floue ; le public est disposé de façon bi-frontale. D’un côté, le bar sert d’établissement à Mrs. Lowett. Le hall incarne à la fois la cuisine et la cave pour l’établissement. La représentation instaure un jeu entre l’espace non scénique, intégré dans le spectacle, et le plateau. Le salon de Sweeney Todd se trouve sur la scène elle-même : lorsqu’il tue un client, il appuie sur un levier de son fauteuil de style gothique, et le cadavre bascule dans une trappe, située à l’intérieur d’un mur, pour descendre au sous-sol, comme pour souligner qu’en fin de compte les frontières entre la vie et la mort, le rasage et la tuerie, ne sont pas si marquées que cela… Le juge Turpin ne s’aventure que rarement au sein du quartier de Fleet Street, quartier populaire ; Johanna est souvent reléguée dans sa chambre, située à jardin sur la scène, et qui la coupe de tout contact, tandis que d’autres personnages comme Anthony, Sweeney Todd ou la mendiante semblent itinérants voire fantomatiques, car ils se déplacent souvent et dans presque tous les lieux. Le chœur, vêtu de noir et semblable à un groupe de corbeaux est très mobile. Tel une nuée d’oiseaux, il se déplace sur scène et hors-scène en chantant des hymnes funèbres ou des ballades tragiques, accompagné par un orchestre composé d’un violon, d’un piano et d’une clarinette. Il représente la voix du peuple, qui commente l’action de la tragédie. La musique contribue à créer une atmosphère angoissante, notamment au niveau des thèmes des personnages, celui de Sweeney Todd étant très noir, et contraste avec celui de Johanna, très gai et pur. Cela crée des oppositions fortes, tant au niveau spatial que thématique, entre les différents personnages. Par sa mobilité, le chœur intègre le public dans sa mouvance et en fait également un invité à cette cérémonie vengeresse et mortifère.

Todd est assurément l’archétype du vengeur, celui qui pousse la vengeance jusqu’à son paroxysme et c’est peut-être cela qui est sublime dans cette représentation : cette obsession et cette volonté, soulignées par des chansons lugubres, incarnées par un chœur de fossoyeurs, ainsi que par la symbolique récurrente du rasoir. La fameuse Ballade de Sweeney Todd qui conclut la pièce nous invite sombrement à en tirer une morale.