Par Maxime Hoffmann
Une critique sur le spectacle :
Prométhée enchaîné / D’après Heiner Müller / Mise en scène de Vincent Bonillo / La Grange de Dorigny / du 5 au 10 mars 2019 / Plus d’infos
La mythologie servait autrefois de moyen réflexif pour penser le monde. Le Prométhée enchaîné de Vincent Bonillo se situe dans la continuité des tragédies d’Eschyle et d’Heiner Müller et utilise le potentiel critique du mythe pour dénoncer les inégalités et la supercherie du langage omniprésentes dans la vie moderne. Le spectacle s’insurge contre le poids des mots, lourds maillons creux assemblés en chaînes.
Devenu dieu des dieux après s’être soulevé contre les titans, Zeus décida de détruire les humains pour marquer le passage à une nouvelle ère. Révolté par cette perspective, Prométhée vola aux dieux le feu afin de le léguer aux humains et il leur enseigna la métallurgie. Zeus, ayant appris cette trahison, exigea que son fils, Héphaïstos, enchaînât Prométhée à un rocher, où il vivrait son immortalité. Le don de Prométhée ne lui coûta pas la vie, mais rendit son existence misérable, et cela pour le bien des « éphémères ». Cette intrigue inspira de nombreux auteurs au fil des temps, à commencer par Eschyle. Heiner Müller, au XXe siècle, adapta cette tragédie antique pour critiquer le climat politique de son époque en proie aux exactions de l’URSS. Son adaptation tissait une analogie entre Zeus et Staline, tous deux persuadés que leurs révolutions effaceraient toutes traces du passé. La mise en scène de Vincent Bonillo actualise à son tour les références pour pointer les travers de la société contemporaine : les fortes inégalités sociales et la manipulation par le langage.
La scène surprend les habitués de la Grange de Dorigny, car elle est surélevée à un mètre du sol par de nombreux pilotis. Trois chaises de bois peintes en noir bordent chaque côté du plateau. Lorsque la pièce commence, six comédiens apparaissent et vont s’y asseoir. Ils demeurent un moment immobiles jusqu’à ce que l’un d’entre eux, un homme vêtu de noir et aux cheveux hirsutes, se lève, et entreprenne de déambuler sur scène. Cette action dure et l’attente augmente. Lorsqu’enfin il se décide à parler, il est réprimé par un « ta gueule » violent, lancé par un autre comédien, assis, le plongeant ainsi dans le mutisme. Le brimé se déplace, se laisse tomber à terre et pose ses mains sur le sol, les paumes ouvertes vers le ciel. Le querelleur prend à nouveau la parole, expliquant son refus des conventions dites « bien pensantes », qui valorisent l’écologie, le respect des autres et les liens familiaux. Il se revendique « bourgeois fier de rouler en 4×4 » et son allure soignée ainsi que son pull-over de cachemire gris clair connotent une vie aisée. Soudain, il hurle. Il exige que l’on enchaîne Prométhée. Impatienté, il hurle à nouveau, et harangue Héphaïstos ; rappelant qu’en tant que « collaborateur », son fils se doit de trouver la « motivation » d’agir, de vivre pleinement son « autonomie », car il partage avec Zeus des « valeurs communes » : sa dernière « évaluation » ne fut pas bonne. « On va t’aider », lui dit Zeus. Ces mots dérangent par la manière apathique dont ils sont énoncés. Soumis, Héphaïstos obtempère. À l’oreille de Prométhée, il témoigne son empathie, ânonnant des bribes de phrases : « je vais essayer de te parler de… » ou encore « là, je te parle pour… pour te… tu vois ». Il ne trouve pas de mots. Puis il visse longuement le corps du condamné à une plaque de fer.
Les personnages sont à la fois des dieux et des mortels. La pièce réactualise les références mythologiques, dans des basculements incessants entre la vie moderne et la fable du passé. L’homme riche, imbus de pouvoir, détourne les mots pour atteindre ses fins. Cet homme est aussi Zeus : à la fois dieu d’un panthéon et membre d’une oligarchie moderne. Zeus, dieu des dieux, mais aussi cygne violeur et trompeur, se confond avec un chef d’entreprise ou un leader politique. Surgit dès lors la question : pourquoi un homme semblable à nous serait-il considéré comme un dieu ?
La pièce montre comment une lutte périclite lentement lorsque les mots sont utilisés à des fins de manipulation. Les termes de Zeus, empruntés au vaste monde de l’entreprenariat, musellent en feignant la sympathie. Alors que l’émotion d’Héphaïstos, perçue comme sincère par les spectateurs, ne trouve pas de parole. Quand ce dernier actionne sa perceuse pour visser Prométhée, les hurlements de la vis qui attaque le fer et ceux du comédien éveillent crainte et pitié. L’injustice et la souffrance de la scène saisissent chaque spectateur, alors que les personnages restent assis, indifférents à sa douleur, témoignant d’une habitude toute humaine, celle de détourner le regard. L’injustice et la souffrance s’étendent aussi bien au-delà de l’action physique ; la « liberté », si chère à ceux qui ont souffert les révolutions, est maintenant acquise, mais cette notion, finalement sans référent réel, et pourtant si chère à l’imaginaire commun, tombe de son piédestal et se fane en un succédané, « la liberté d’entreprendre ».
Les thématiques abordées sont si nombreuses qu’il est parfois difficile de rendre raison de chacune d’elles. L’apathie de Zeus et la manipulation par le langage croisent la problématique de la liaison entre Zeus et Io, qui plonge cette dernière dans la démence, le comportement débridé des personnages féminins qui les laisse ensuite dans un ennui profond, l’indifférence au mal-être d’autrui, l’oubli de soi dans la boisson, sans oublier l’écologie et l’usage de la vidéosurveillance. La pièce est engagée, mais elle lutte sur tellement de fronts que le message peine parfois à être saisi dans son ensemble. Au centre de ce tableau pessimiste et juste de la société actuelle, Prométhée est pourtant bien celui qui « prévoit ». Il offrit aux humains des compétences divines, et, lorsqu’il pose ses paumes au sol, il accepte son châtiment trahissant une âme apaisée plutôt que résignée. Il souffre, le cœur assuré de la réussite de son entreprise. La pièce, bornée à une révolution de soleil, laisse en suspens la fin heureuse qu’annonce l’attitude de Prométhée. Car le sacrifice du titan n’est que le commencement d’une longue route, qu’il incombe aux « éphémères » d’endurer, et qui n’est manifestement pas terminée.