Poil de Carotte, Poil de Carotte
D’après Jules Renard / Mise en scène par Flavien Bellec et Etienne Blanc / Théâtre Le Pommier (Neuchâtel) / Du 26 au 27 novembre 2025 / Critiques par Laurie Boissenin et Maud Seem.
26 novembre 2025
Par Laurie Boissenin
Une humiliation qui questionne et réconforte

La troisième création du jeune duo artistique français fait sa première suisse au théâtre du Pommier. Dans une scénographie minimaliste, Flavien Bellec et Etienne Blanc proposent un spectacle autoréflexif sur les doutes liés à la création artistique. Sur scène, Flavien et Solal reprennent contact après cinq ans. Tandis que la carrière d’acteur de Flavien fleurit, celle de Solal, intermittent du spectacle, est encore stagnante. Rapidement, la rencontre amicale dégénère en une dévalorisation de la personne de Solal. Une réflexion sur l’humiliation finement menée, qui trouble tout en offrant du réconfort.
Le spectacle est inspiré du célèbre roman de Jules Renard, publié en 1894. Dans un récit inspiré de sa propre enfance, l’auteur y racontait avec une distance lourde de malaise les persécutions subies par François Lepic, petit garçon roux, fils d’une mère qui le hait et d’un père indifférent, grandissant dans une famille qui prend plaisir à le tourmenter et qui le surnomme « Poil de Carotte ». Le projet du spectacle n’est toutefois pas d’adapter Poil de Carotte mais plutôt de mettre en scène des dynamiques de pouvoir inégales qui font ressentir l’humiliation vécue par le personnage de Renard. Le spectacle s’inspire surtout du journal intime de Renard, qui relate ses doutes et ses angoisses quant à l’écriture du roman. L’auteur allait jusqu’à y questionner l’utilité de son travail et même celle de sa propre existence. Dans une démarche méta-théâtrale, Bellec et Blanc interrogent leur propre processus de création ainsi que la pertinence même du spectacle auquel le public est en train d’assister. La mise en scène brise le quatrième mur : à plusieurs reprises les comédiens interrompent l’action pour s’adresser directement aux spectateurs. Ils commentent les artifices du spectacle et modifient simultanément des éléments de la scénographie, rendant le public conscient du fait qu’il est en train de regarder une représentation construite et fabriquée.
La scénographie minimaliste se compose essentiellement de deux chaises se faisant face et d’un ordinateur portable posé à même le sol. Ce dernier est relié par un câble à un appareil qui projette du texte sur le mur noir en fond de scène. Les acteurs peuvent directement agir sur le texte grâce au clavier de l’ordinateur, provoquant ainsi des moments de dérision et d’ironie. Solal, d’abord seul en scène, tape, dans un procédé de mise en abyme, le titre du spectacle : Poil de Carotte, Poil de Carotte. Le redoublement du titre du roman de Renard n’est d’ailleurs jamais expliqué. Le journal intime de Renard ainsi qu’une figurine de tigre sont disposés sur scène. D’autres accessoires colorés rappelant l’enfance sortent d’un sac au fur et à mesure de l’action.
Organisé en trois moments, le spectacle, créé en 2022, oscille entre humour et malaise. Chaque partie commence sur un ton léger et comique avant de mettre en scène une situation qui devient de plus en plus humiliante pour l’un des personnages. Cette humiliation prend la forme de violence verbale, mais aussi physique, à travers l’utilisation d’accessoires. La méchanceté présentée sur scène est si gratuite qu’elle en devient absurde. Lorsque le malaise occasionné par la persécution d’un des personnages devient insoutenable, les comédiens atténuent la tension habilement par un retournement de situation comique. Ils réussissent ainsi à basculer d’un extrême à l’autre sans perdre le public.
Solal Forte, dans le rôle de Solal, joue un intermittent du spectacle à la recherche de son prochain projet. Il renoue avec un ancien ami, Flavien (incarné par Flavien Bellec), devenu acteur de renommée internationale. Assis face à face de part et d’autre de la scène, les deux artistes entreprennent de se raconter « ce qu’ils sont devenus ». L’échange, d’abord joueur et amical, vire graduellement à l’humiliation complète de Solal. Alors que ce dernier peine à raconter son projet de création encore embryonnaire, Flavien, charismatique, s’exprime avec aisance et raconte ses exploits internationaux comme s’il s’agissait de banalités. Une dynamique de pouvoir inégale s’installe rapidement : Flavien injecte dans son discours des piques dépréciatives tout en feignant un intérêt pour la carrière de son ami. Il ne laisse pas à Solal l’espace d’exprimer sa pensée, le reprenant sur chaque mot qu’il ose prononcer. Les commentaires désobligeant virent à l’insulte sans que Solal ne puisse se défendre. Habilement, Flavien manipule la situation à son avantage et retourne les mots de Solal contre lui : « tu sais, ta sensibilité peut se retourner en violence contre moi ». Peu à peu, ce n’est plus le projet de Solal que Flavien remet en question mais son intégrité tout entière : « c’est peut-être à cause de toi que plus personne ne va au théâtre ». Ces remarques, qui suscitent d’abord le rire, deviennent si cinglantes que les spectateurs s’indignent de manière audible. La situation vire à l’absurde lorsque Flavien entreprend de recouvrir Solal des accessoires enfantins que ce dernier envisageait d’utiliser dans son prochain spectacle. La violence, d’abord cachée, est maintenant si flagrante qu’elle en devient ridicule.
Cette première scène narrant l’annihilation complète de l’ego de Solal trouble par sa perspicacité. Les comédiens parviennent ici à mettre en lumière avec clarté un procédé d’humiliation d’autant plus insidieux qu’il parait inoffensif. En effet, Flavien peut se targuer d’avoir simplement voulu aider son ami en partageant son expertise. Dans sa bouche, chaque commentaire destructif peut passer pour une plaisanterie ou une maladresse. La précision et la subtilité avec laquelle ce phénomène est reproduit sur scène facilite l’identification des spectateurs. Flavien est l’archétype du collègue ambivalent, de l’ex-copain abusif, du mentor malintentionné qu’un chacun est amené à rencontrer au cours de sa vie. En identifiant par le jeu une situation familière isolante, puis en la tournant au ridicule, le spectacle a ainsi un effet réconfortant malgré le malaise. En pouvant observer cette dynamique de l’extérieur, on se sent moins seul. De multiples retournements de situation suivent, qui ne seront pas révélés ici, dans un spectacle qui explore sous de multiples facettes l’ambiguïté des dynamiques de pouvoirs liées à l’humiliation.
26 novembre 2025
Par Laurie Boissenin
26 novembre 2025
Par Maud Seem
Rire du grave

Coup de cœur de Yan Walther, directeur du Pommier, lors du festival d’Avignon, le spectacle de la compagnie Frenhofer, n’est pas une adaptation du roman de Jules Renard. Il évoque plutôt le processus créatif d’une pièce autour de Poil de carotte, en exposant des mécanismes de harcèlement. Quelle prouesse de jeu que d’offusquer une salle entière, de la pousser jusqu’au dégoût et à l’indignation, et de parvenir à la récupérer ensuite par le rire.
Un comédien apparait. Sur une musique mélancolique, tirée de l’anime Naruto, il se dirige vers la console lumière en fond de scène, et plonge le public dans le noir. Sur la scène sont éparpillés une perruque rousse, une figurine de tigre, une édition du journal de Jules Renard, et un ordinateur portable. Il se saisit de ce dernier, s’assied sur une chaise, et écrit des lettres qui se projettent sur le fond de la scène :
Poil de carotte,
Poil de carotte
Solal et Flavien sont comédiens. Flavien a du succès, il est en train de tourner un film avec Lars von Trier. Solal est intermittent du spectacle, il est en plein processus créatif d’un spectacle autour du roman Poil de Carotte de Jules Renard. Tous deux sont amis, ils ne se sont pas vus depuis longtemps. Solal est gentil, il s’intéresse aux nombreux projets et voyages de Flavien. Flavien est une insupportable vermine arrogante, orgueilleuse, prétentieuse, vaniteuse et méprisante.
Le quatrième mur est rapidement brisé par Flavien, qui prend le public à témoin pour humilier Solal. Celui-ci reste silencieux, écoute, subit, rit nerveusement face aux attaques de son ami. Si la salle rit de bon cœur au début, les outrages répétés mettent peu à peu mal à l’aise. Le rire se change en hoquet de stupeur, la compassion en pitié, l’irritation en colère. Pourtant, personne n’intervient : cette absence de réaction est le miroir de l’effet de groupe dans les phénomènes réels de harcèlement, effet qui contribue à la souffrance de la victime. Puisque les prénoms des personnages sont les mêmes que ceux des comédiens qui les incarnent, la frontière entre réalité et fiction devient floue, la souffrance semble plus réelle. Crispé, le public est pris à parti. Il m’a semblé participer moi-même à l’humiliation d’un enfant dont on montre le doudou à tous ses camarades en se moquant de lui. Mais il ne faut pas mal le prendre, assène-t-il : « c’est une blague, on est d’accord ? », « Tu me fais passer pour quelqu’un de méchant, ne me fais pas passer pour un agresseur », dit Flavien d’un ton accusateur : « ta sensibilité peut se retourner contre moi. ». Les formules tranchantes et la verve cynique rappellent le ton du Journal de Jules Renard dont Solal lisait un extrait au début du spectacle.
Au terme d’un violent lynchage, Solal est seul sur scène. La salle est silencieuse. C’est ici que se révèle toute la prouesse technique du comédien, Solal Forte, qui parvient à lever l’atmosphère pesante qui s’était installée et à rendre même le rire au public. Il devient difficile de placer la frontière de la diégèse. La première partie du spectacle est présentée comme la partie préparée, et la deuxième s’en extirpe. Solal joue son propre rôle, un comédien embauché par Flavien et Etienne (régisseur), qui voulaient monter une pièce autour de l’histoire de Poil de carotte. Flavien est un comédien raté, qui se venge sur Solal, bien plus talentueux que lui. Tout le monde connait un Flavien. Quelle jouissance de pouvoir s’en moquer.
Loin d’une adaptation littérale de l’œuvre originale de Jules Renard, la compagnie Frenhofer la déplace en traitant des mêmes thématiques de harcèlement ou de violence, dans une imagerie enfantine qui rappelle le ton du roman. L’énergie effervescente qui a envahi la salle était rare, et les applaudissements nourris amplement mérités.
26 novembre 2025
Par Maud Seem
