Holobiontes
Conception et mise en scène par Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre/ La Grange / Centre Arts et Sciences / UNIL (Lausanne)/ Du 30 octobre au 1er novembre 2025 / Critique par Maud Seem .
31 octobre 2025
Par Maud Seem
Se sentir multiple

Le terme holobionte désigne un organisme pluricellulaire qui vit en symbiose avec la multitude d’autres formes de vie qu’il héberge. Le spectacle de la compagnie demestri+lefeuvre, fondée par les danseur-euses et chorégraphes Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre, s’inscrit dans un cycle de création construit autour de notre relation au monde et au vivant, et de l’imaginaire qui l’entoure. Accueilli à la Grange dans le cadre du festival Ecotopiales, ce spectacle veut proposer une vision non anthropocentrée du corps, et donner à voir le vivant non-humain.
Le plateau de La Grange est vêtu de blanc ce soir. Lorsqu’on entre, les danseur-euses nous attendent, déjà éparpillés sur scène. Iels regardent entrer leurs spectateur-ices, invités à prendre place sur les gradins, ou directement sur le plateau à leurs côtés, sur des praticables qui font partie intégrante du dispositif scénique. Autour de l’espace de danse sont disposés des objets en carton aux formes organiques, au sol et dans les airs. Et alors que la salle se remplit, les danseur-euses ont l’air d’attendre autant que le public. Iels nous observent, nous sourient, se frottent les yeux ou éternuent, ne se comportent pas différemment de leur public. D’ailleurs, il fait jour dans la salle, tout le monde est éclairé par une lumière neutre, toutes les frontières semblent s’estomper. Le spectacle commence dans le silence, quand la première danseuse se place au centre du plateau. Commence alors à résonner un rythme régulier, étouffé, presque comme un gargouillis. Un à un, les autres danseur-euses se joignent à elle. Iels se mélangent les uns aux autres, comme une soupe de corps qui tend à ne former qu’un amas de bras et de jambes, de pieds nus qui se lèvent vers le ciel, un corps unique qui respire, qui vit comme un seul alors qu’il est composé de plusieurs éléments. Si l’organisme pluricellulaire qui se développe au milieu de la scène se perturbe au rythme de la musique, il semble pourtant que cette dernière n’ait pas de contrôle sur lui. C’est un échange, une symbiose entre les corps qui se touchent, le son, bientôt la lumière qui jaillit de tous les sens, projetée par les spots lumineux posés sur le sol et ceux qui sont suspendus au plafond, jusqu’à ce que la structure se défasse, que chaque organisme prenne place dans une ligne transversale de corps décomposés aux postures cassées.
Une heure durant, c’est une grande symbiose des sens qui se déroule sous les multiples points de vue proposés aux spectateurs, comme pour symboliser la multiplicité des points d’observation du vivant. Ce que j’ai observé pendant une heure, il m’a semblé que c’était la vie, le vivant. Les corps semblaient de moins en moins humains, tantôt fluides, tantôt structurés. Le bras semblait parfois tentacule, parfois morceau de bois, la jambe semblait se briser, le corps se transformait comme une hélice qui tournoie sur le sol, je voyais en lui tantôt une araignée, tantôt une molécule, tantôt une algue qui ondule dans l’eau. L’espace autour des danseur-euses devenait plus dense lui-même, iels évoluaient dans une espèce de visquosité : c’était comme observer la soupe primordiale, regarder la création du vivant qui se construit juste là, au milieu de nous, avec nous.
Sans cesse, les corps se séparaient, se réunissaient, se défaisaient encore, avec toujours pour objectif de se retrouver, de construire ensemble. S’ils ne s’imbriquaient pas les uns dans les autres, ils s’imbriquaient avec le décor, des briques de mousse qui semblaient tenir en place le corps qui les déplaçait, les pièces aux formes organiques qui s’emboîtaient dans les jambes, sous le bassin ou dans la nuque, des objets inanimés qui semblaient finalement faire partie eux aussi de ce grouillement de vie, qui avaient pour fonction de le construire aussi. Chaque morceau du décor et chaque comédien-ne se comporte comme une pièce d’un puzzle plus grand.
La chorégraphie suggère que vivre, c’est réagir à ce qui entre en contact avec moi. Rien n’est stable, la vie pullule, foisonne, fourmille et gigote, tout est branlant, le bancal est nécessaire à l’existence, pour que les organismes continuent de se former et de se défaire. Je suis parce que nous sommes, je ne peux exister que parce qu’il y a déjà plus en moi, et jesuis un élément de quelque chose de plus grand. Le spectacle présente une mise en abyme de tout organisme vivant qui n’est qu’une pièce d’un autre plus grand, et qui est toujours composé d’autres plus petits, brouillant les frontières de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, déhiérarchisant les valeurs qu’on attribue aux différentes formes de vie.Lorsque le spectacle touche à sa fin, on entend retentir un battement de cœur. Il attire un danseur au centre, qui bouge à son rythme. Puis, un cliquetis en attire un autre, ils se rejoignent. À chacun des sept nouveaux sons de la musique s’insère un nouveau corps, qui suit sa propre partition. Iels sourient. Iels fonctionnent ensemble, chacun a sa fonction propre. Emerge l’individu qui s’épanouit dans la contribution qu’il apporte au système. Et lorsqu’à la fin, tout s’estompe, le souffle du public rejoint celui des danseur-euses.
31 octobre 2025
Par Maud Seem
