Bérénice

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Bérénice

D’après Jean Racine / Mise en scène par Guy Cassiers / Théâtre Equilibre-Nuithonie (Fribourg) / Mercredi 29 octobre 2025 / Critiques par Orane Gigon et Maud Seem .


29 octobre 2025

Déconstruire pour actualiser ?

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© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française 

Dans une mise en scène qui déconstruit l’illusion théâtrale et expose avec authenticité les sentiments humains, Guy Cassiers reprend Bérénice, cette tragédie de Racine si reconnue, pour explorer une question récurrente : comment, dans un contexte contemporain, renouveler une œuvre dite classique ? Comment, alors que le texte de 1670 reste inchangé, captiver le public en rendant le récit de ce mariage contrarié actuel et poignant ?

Dans un gigantesque décor en béton, quatre comédiens de la Comédie-Française donnent corps et voix au tragique destin de la reine Bérénice et de Titus, nouvellement empereur, obligés de se séparer car Rome et le Sénat n’approuvent pas leur union. Assurant un rôle d’intermédiaire entre les deux protagonistes, dont il est l’ami, Antiochus révèle enfin son amour à Bérénice qui le repousse. Il est ensuite chargé par Titus d’annoncer à la reine leur séparation nécessaire, ce qui les plonge tous les trois dans les tourments de la colère, du deuil et de la tristesse. Ces émotions, exacerbées par un jeu d’images et de lumières projetées sur le décor, sont incarnées avec une intensité spectaculaire par les comédiens, que l’on peut voir à plusieurs reprises s’effondrer sur le sol et verser de véritables larmes.

Dès les premiers instants de la représentation, nous sommes transportés dans un univers détemporalisé. Les costumes en nuances de brun rappellent les habits de voyage de la fin du XIXe siècle, alors que le décor relève d’une esthétique plus actuelle. Il est composé d’un bassin d’où sort une sculpture de pierre brute à l’allure de buste, placée au centre de la scène. En arrière-scène, des murs en béton encadrent une fenêtre dont les carreaux, constitués d’écrans, s’animent d’images qui figurent d’abord un jardin, puis évoquent des formes abstraites. Ce décalage crée une ambiguïté que la mise en scène s’emploie à dissoudre ou à appuyer, notamment lorsque le personnage de Paulin sort un téléphone, nous ramenant directement à l’instant présent. Le rythme des répliques des comédiens, ainsi que leur façon de se mouvoir sur scène, crée une lenteur majestueuse qui donne une impression de flottement, ponctuée par une musique grave. Cet immobilisme, au premier acte, lisse la représentation et semble alors inviter le spectateur à écouter le texte dans sa rythmie et sa musicalité.

Mais en prenant du recul, on comprend que ce premier tableau prépare l’évolution du décor, qui sert progressivement moins à représenter un espace extérieur qu’à refléter une forme d’intériorité psychique. Des lumières rouges et blanches éclairent l’antichambre, tandis que les écrans diffusent des images de plus en plus nébuleuses, transformant la fenêtre – qui donnait à voir une simple cour – en une ouverture métaphorique où se déploient les émotions des personnages. Dans le dernier acte, le décor est montré au public seulement pour ce qu’il est, sans artifice : une construction de plâtre dont la fenêtre donne directement sur les coulisses. Ainsi ramenés à la matérialité même de l’espace théâtral, nous ne sommes plus plongés dans la fiction. Nous nous tournons alors vers le jeu intensément émotionnel des comédiens, qui devient notre seule accroche vers l’univers fictionnel.

Pourtant, un travail de brouillage est aussi effectué par la distribution des rôles, puisque Titus et Antiochus sont interprétés par le même comédien, Jérémy Lopez. Au départ, les deux personnages sont bien différenciés par son jeu : Antiochus est statique, presque en colère et froid, alors que Titus est très actif et triste. On peut aussi noter l’apparition d’un cinquième acteur, Robin Ormond. À moitié caché par le décor, il sert de doublure physique à Jérémy Lopez, dont les répliques ont été préenregistrées pour les scènes où ses deux personnages dialoguent. Puis, en l’espace de quelques répliques durant le dernier acte, la frontière devient poreuse. Par d’habiles changements de costumes (Antiochus porte un long manteau que le comédien enlève pour devenir Titus) liés aux transports émotionnels des personnages, il devient de plus en plus complexe de les distinguer. Dans un entretien, Guy Cassiers explique ce choix par la similitude des deux personnages qui ont, selon lui, les « mêmes paroles, mêmes élans, même couardise, et surtout [la] même immobilité dans l’action. ». Face à eux, il met en scène une Bérénice très moderne, certes encore empreinte d’une sorte de candeur d’adolescente amoureuse, mais surtout animée d’une véritable volonté d’action. Cette attitude est notamment rendue visible par un changement de costume : d’une longue robe blanche aux allures nuptiales à une tenue de voyage en pantalons marrons, symbolisant l’émancipation de Bérénice qui ne souhaite plus attendre un mariage qui ne viendra pas. Ce changement se manifeste également dans le jeu de Suliane Brahim, qui rend Bérénice plus dure et sûre d’elle dans le dernier acte. Au contraire, Titus et Antiochus sont trop attachés à leur honneur et à leur pouvoir pour se rendre compte que ce sont justement ces principes qui les éloignent de Bérénice. Ils se répandent en tirades pleines de sentiments et d’émotions mais vides d’action concrètes pour améliorer leur sort. Jusqu’au très fameux « Hélas ! », attribué à Antiochus dans le texte original mais soupiré simultanément par les deux personnages, finalement fusionnés alors que Bérénice décide de partir, non plus victime de l’indécision des hommes qui l’entourent mais héroïne et actrice de sa propre histoire.

Cette mise en scène répond donc avec habilité à la problématique de la représentation contemporaine de pièces canoniques, parfois poussiéreuses, en faisant basculer les rapports de force. Titus et Antiochus, figures héroïques dans l’œuvre originale, sont pris au piège de leurs émotions alors que Bérénice, victime impuissante chez Racine, devient la force motrice du récit, obligée, par la mise en scène de Guy Cassiers, à prendre elle-même le contrôle du récit.

29 octobre 2025


29 octobre 2025

Par Maud Seem

Déconstruire l’illusion de la tragédie

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© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française 

C’est dans une atmosphère tamisée, presque étouffée, que se déroule Bérénice, un spectacle mis en scène par Guy Cassiers et joué par la troupe de la Comédie-Française au Théâtre Equilibre à Fribourg. Bérénice y apparaît comme une figure battante et décisionnaire, sortant du carcan victimisant où les mises en scène du texte de Racine l’ont souvent enfermée. La reine de Judée adopte une posture forte, face à un souverain et à un empereur réunis sous la bannière de la lâcheté et de l’inaction. Ce spectacle surprend par sa nouveauté et son audace, défaisant minutieusement l’image lisse d’un théâtre qui n’a de classique que l’apparence.

Devant le spectateur se dresse une immense structure de béton. Au fond, plusieurs écrans juxtaposés composent les carreaux d’une grande fenêtre, laissant voir une image du dehors. De part et d’autre de cette dernière, sont disposés de grands panneaux coulissants transparents. Au centre de la scène trône un pilier de métal surmonté d’une imposante pièce de pierre. On dirait un buste de femme. Comme il peut être difficile à lire ce décor. Malgré sa sobriété, il semble destiné à brouiller les pistes. Plus les actes se succèdent, moins il est simple d’en saisir la logique – comme on pourrait s’y attendre pour une pièce classique. Les portes, censées clore l’antichambre, semblent absentes du décor imaginé par Guy Cassiers. Quels dispositifs scéniques permettent aux comédiens d’entrer dans l’espace fictionnel ? et d’en sortir ? Ils empruntent des passages latéraux derrière les panneaux coulissants d’abord, les font glisser comme des portes pour se faufiler en travers ensuite, ou traversent des structures de néons qui, placées de part et d’autre de l’avant-scène, s’éclairent parfois à leur passage. Quel lieu intriguant que ce décor qui fait office d’espace liminaire, entre le réel et le métaphorique, qui tend à rendre floues les frontières de l’espace scénique.

Et la fenêtre d’écrans, comme elle peut se montrer déroutante elle aussi. Au début du spectacle, son utilisation peut faire soupirer : elle offre une vue sur un simple extérieur. Mais, à mesure que se déroule l’action, les images réalistes du dehors laissent place à des formes plus abstraites : il pleut, l’orage gronde, puis peu à peu se dessine une fumée blanche en forme de mains sur fond noir, le tout toujours découpé derrière les carreaux de la fenêtre, qui apparaissent brisés désormais. C’est ensuite une explosion de rouge qui survient, qui éclabousse de lumière le buste central, tandis que Suliane Brahim interprète la tirade de Bérénice dans un déchirement de douleur saisissant. Mais c’est au dernier acte que l’intérêt du dispositif visuel grandit. Les images disparaissent et les écrans deviennent transparents : ils révèlent alors le fond de la scène où s’entassent câbles, barres métalliques, échelles et divers objets habituellement dissimulés. Parce que ce que fait ce spectacle, c’est qu’il s’emploie à déconstruire progressivement l’illusion du spectateur.

Parallèlement à la scénographie, la distribution des rôles et les performances des comédiens contribuent à troubler les repères. Jérémy Lopez incarne Titus et Antiochus, tandis qu’Alexandre Pavloff joue Paulin et Arsace. Les changements de personnages se manifestent par l’ajout ou le retrait d’un manteau, mais aussi par le jeu : Antiochus est grave, Arsace gravite autour de lui, investi dans sa tâche de confident mais aussi d’ami. La relation entre Titus et Paulin semble beaucoup moins sincère : Paulin se déploie sur scène avec une insolence moqueuse envers son empereur qui se morfond et se comporte comme un lâche.

Mais quelle méthode utiliser lorsque certains de ces personnages sont amenés à dialoguer ? D’abord, il y a la doublure. Caché derrière les panneaux transparents, Robin Ormond remue les lèvres et la tête en rythme sur la voix préenregistrée de Jérémy Lopez. Plus tard, ce double rôle devient de plus en plus décomplexé : le changement est assumé lorsqu’Arsace aide le souverain à retirer et enfiler son manteau. Lors du dernier acte, il n’est même plus nécessaire de montrer, faire entendre suffit. À genoux et en larmes à l’avant-scène, Jérémy Lopez sert le manteau entre ses bras. Ses sauts d’un personnage à l’autre ne sont plus perceptibles qu’à travers les nuances de sa voix, jusqu’au moment où même le manteau n’est plus. La dernière réplique, portée par Antiochus dans le texte original, est déclamée alors que Jérémy Lopez a encore l’apparence de Titus. Ne reste ainsi qu’un homme qui semble réunir le roi et l’empereur en un seul corps, tous deux fédérés par un amour commun.

Et puis il y a Bérénice. Elle aussi éclate au dernier acte. Elle troque son élégante tenue blanche, qui évoque les himations romains, pour des vêtements plus modernes : un pantalon bordeaux et une chemise anthracite rappellent subtilement les couleurs du roi et de l’empereur. Le jeu de la comédienne change également, offrant une version moins malheureuse, plus ferme et confiante du personnage. C’est seulement la deuxième fois que Bérénice apparaît sans sa fidèle suivante Phénice, interprétée par Catherine Salviat dont la présence scénique, bien que souvent muette, se fait sentir avec force. Lorsque la reine quitte l’antichambre, laissant Titus-Antiochus en pleurs, elle passe derrière la fenêtre transparente, semblant dévoiler alors jusqu’aux coulisses. Il s’agit alors moins de faire croire à un conte antique que de manifester un retour à la réalité, peut-être nécessaire après le choc et le deuil d’un cœur brisé, comme pour quitter la chimère de l’amour passé.

Ce spectacle, qui commence comme un conte antique fidèle au texte de Racine, n’a de cesse d’étonner par sa modernité. Ce qui frappe, vraiment, c’est d’introduire, dans une mise en scène qui semble si classique, des éléments qui dénotent suffisamment du décor pour faire s’exclamer le public, comme un smartphone sorti de la poche de Paulin par exemple. Des détails qui pourraient faire lever un sourcil, mais qui pourtant n’indignent pas, tant l’évolution du spectacle vers une forme de réalité plus tangible est évidente. Un véritable rafraîchissement de cette tragédie, qui en comprend suffisamment les codes pour pouvoir les détourner pendant sa représentation, qui attrape les tripes de ses spectateurs comme on l’attend, et qui laisse le lendemain un sourire satisfait sur le visage.

29 octobre 2025

Par Maud Seem


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