Bovary Madame

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Bovary Madame

D’après Gustave Flaubert / Mise en scène par Christophe Honoré / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 17 septembre au 8 octobre 2025 / Critiques par Ilian Guesmia, Muireann Walsh, Mathys Lonfat et Maud Seem .


30 septembre 2025

Christophe Honoré rend la vie à Madame Bovary

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© Laurent Champoussin

Le mythe d’Emma Bovary vit toujours. Le personnage aussi. Le réalisateur, scénariste, écrivain, dramaturge et metteur en scène français Christophe Honoré et sa troupe s’emparent de Vidy pour livrer une réinterprétation audacieuse de l’histoire de Madame Bovary, entre cirque et cinéma. Un spectacle surprenant et drôle, qui interroge la fascination collective autour de cette œuvre et rend à son héroïne une agentivité dont on l’a souvent privée.

Sur la scène de la salle Charles Apothéloz du Théâtre de Vidy se déploie depuis le 17 septembre un tout autre théâtre : arène de sable, costumes sombres et pailletés, chapeau haut de forme, trapèze, cerceau, distribution de barbe à papa, numéros musicaux, lancers de couteaux et de tartes à la crème… Pas de doute, on est bien au cirque ! En transposant le récit de Madame Bovary (1856) de Gustave Flaubert dans ce lieu inattendu, Christophe Honoré met en place un « théâtre dans le théâtre » qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de Marivaux ou – c’est peut-être encore plus frappant – L’Illusion comique (1635) de Corneille. On y retrouve en effet la représentation intradiégétique d’un spectacle, interprété par une troupe de comédien.ne.s fictif.ve.s (elleux-mêmes joué.e.s par une équipe d’acteur.ice.s talentueux.ses). Ce mécanisme sert de dispositif métaréflexif en ce qu’il invite les spectateur.ice.s à s’interroger sur leur propre posture vis-à-vis de l’histoire à laquelle iels assistent.

En l’occurrence, Christophe Honoré paraît vouloir questionner ce qui fascine autant le lectorat du célèbre roman de Flaubert et, par extension, le public abondant qui se déplace aujourd’hui pour découvrir cette réinterprétation au Théâtre de Vidy. Pour ce faire, le metteur en scène place Emma Bovary dans une position particulière : destinée à renflouer les caisses de la troupe fictive de la pièce, elle joue ici son propre rôle et revit ses malheurs, pour le plus grand plaisir du public. Le metteur en scène semble ainsi critiquer le voyeurisme qui sous-tend notre intérêt pour la vie d’Emma Bovary, véritable bête de foire. On se surprend alors à se sentir coupable d’avoir trouvé dans un premier temps jouissif la projection régulière de vidéos dévoilant les coulisses, du théâtre d’une part, mais aussi et surtout de la vie d’Emma Bovary. La promesse de réalisme littéraire de Flaubert trouve ici son équivalent dans une sorte de téléréalité malsaine où chacun des faits et gestes d’Emma Bovary, y compris dans son intimité, sont partagés avec le public. La curiosité de ce dernier évoque celle des lecteur.ice.s du roman lors de sa publication, curiosité attisée par le scandale judiciaire retentissant qu’avait provoqué à l’époque un récit jugé immoral et obscène.

 Ce dispositif voyeuriste fait émerger tout un ensemble d’interrogations vis-à-vis de Madame Bovary : que dit de nous le regard que nous posons sur cette œuvre ? Qu’est-ce qui rend le parcours de l’héroïne aussi divertissant ou éclairant à nos yeux ? N’y a-t-il pas quelque chose de morbide à se délecter du récit de la déchéance d’une épouse malheureuse, ruinée et humiliée, qui finit par mettre fin à ses jours ? Ne nous complaisons-nous pas dans un misérabilisme qui devrait en réalité nous attrister ? Autant de questions que soulève ce spectacle et auxquelles le public est invité à réfléchir. La complicité passive des spectateur.ice.s face aux multiples humiliations subies par la jeune femme dans la pièce est d’autant plus inconfortable que le public est appelé d’autre part à interagir avec les comédien.ne.s qui brisent régulièrement le quatrième mur.

Cette incursion dans la vie du personnage n’est pas nouvelle : le narrateur du roman de Flaubert, quoiqu’extradiégétique, profitait déjà de son omniscience pour soumettre la protagoniste tout entière à la considération du lectorat. En outre, il recourait au discours indirect libre pour s’immiscer dans son intériorité. N’est-il pas dès lors paradoxal que la fameuse héroïne de Flaubert soit considérée encore aujourd’hui comme énigmatique et impénétrable, et ce, en dépit des abondantes analyses littéraires la concernant ? Cette interrogation semble trouver une proposition de réponse dans le spectacle de Christophe Honoré : si nous connaissons mal Emma Bovary, n’est-ce pas finalement parce que nous ne la laissons pas s’exprimer ? Parce que son histoire est racontée, encore et encore, mais jamais par la principale concernée ? Ici même, ce sont les autres personnages ou les autres comédien.ne.s fictif.ve.s qui présentent et commentent dans un premier temps la vie de la jeune femme, choisissant ce qui doit être raconté ou non. Cette superposition des voix pourrait être vue comme une transposition du discours indirect libre sur scène. Il faut attendre la dernière demi-heure d’un spectacle de près de 2h30 pour qu’Emma prenne le devant de la scène et se réapproprie son propre destin. En subvertissant l’horizon d’attente du public, impatient de découvrir comment sera mis en scène l’épisode du fiacre ou celui du suicide de la protagoniste, Christophe Honoré émancipe Emma Bovary d’un récit et d’une mort dont elle est prisonnière et lui rend son agentivité. Un geste fort et admirable, bien qu’un peu tardif : on aurait souhaité que le metteur en scène octroie dans les deux premières heures du spectacle plus d’espace à son héroïne pour lui permettre – à défaut de se révolter – de partager ses désirs et frustrations avec le public.

Il n’en reste pas moins que le dramaturge nuance la vision qu’on a pu avoir d’une peste capricieuse, méprisante, infidèle, assoiffée de richesse matérielle, incapable de résister à ses pulsions, et fait apparaître en filigrane une femme désespérée en quête d’amour et de liberté dans un monde d’hommes d’une bassesse affligeante. Cette opposition entre une province médiocre et les aspirations citadines de la raffinée Emma trouve un écho dans la coexistence entre comédie populaire et registre sentimental au sein du spectacle : si le langage est parfois celui d’aujourd’hui, que la pièce est agrémentée de chansons de variété et que son comique repose en partie sur le burlesque (on pense notamment à un passage un peu long, d’un gore grand-guignolesque), Christophe Honoré ne manque pas de citer abondamment la prose de Flaubert, poétique et fleurie, et à lui emprunter son ironie.

Entre ces deux tonalités, l’équilibre n’est pas toujours parfait. Certains effets et numéros peuvent paraître gratuits, tout comme l’abondante nudité affichée sur scène. De plus, la façon dont Christophe Honoré image ce qui se dissimule derrière les séances d’« équitation » d’Emma – en projetant une vidéo représentant un véritable cheval pendant une scène de semi-nudité très sexualisée – s’avère peu heureuse et fait basculer le spectacle dans le mauvais goût l’espace d’un instant.

Pour autant, il y a quelque chose de jubilatoire dans le traitement irrévérencieux réservé ici à l’œuvre de Flaubert. Quelque chose de l’ordre du renversement carnavalesque… Et c’est peut-être de ce renversement que vient le titre de la pièce, Bovary Madame.

30 septembre 2025


30 septembre 2025

On veut voir et on verra

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© Laurent Champoussin

L’adaptation de Madame Bovary par Christophe Honoré mêle cirque, cinéma et théâtre pour donner au personnage éponyme la possibilité de revivre son histoire avec intensité, autant dans ses moments de bonheur que de malheur et de mélancolie profonde.

Emma Bovary, l’héroïne emblématique du roman de Flaubert, est un personnage marqué, entre autres, par ses excès : excès de dépenses, de poisons, de grandes émotions, le propre d’une héroïne qui se voudrait romantique, profondément insatisfaite. Ces excès sont également au cœur de l’adaptation du roman par Christophe Honoré. Le spectacle prend la forme d’un cirque dont l’attraction principale n’est autre que notre protagoniste, LA Madame Bovary (Ludivine Sagnier) suicidée à l’arsenic. Elle n’est pourtant pas morte, et vient nous raconter aujourd’hui son histoire. 

Le cirque influence à la fois la scénographie et la dramaturgie, offrant au spectacle un espace de digression et de réflexion. Une Emma Bovary qui ressemble fort à l’héroïne de Flaubert, mais qui ne s’est pas suicidée, a été engagée par une troupe de circassiens. Chaque soir, elle rejoue les évènements importants de sa vie qui font écho aux épisodes phares du roman. Le public assiste donc à plusieurs enchâssements : l’intrigue romanesque est mise en scène à travers des numéros de cirques, eux-mêmes intégrés à un spectacle de théâtre.  Le dispositif scénique rentre également dans cette dynamique : le plateau est entouré de gradins et surmonté d’un grand écran, diffusant des images qui tantôt reflètent l’intériorité des personnages, tantôt dédoublent l’action en dévoilant des détails capturés sur scène à l’aide de caméras portatives, ou derrière la scène que prolonge un long couloir blanc.

L’enchevêtrement des niveaux de fiction s’observe également dans le jeu des comédiens :   ceux-ci incarnent des clowns, eux-mêmes en train de jouer les proches d’Emma, c’est-à-dire les personnages du roman source. Leur statut s’avère alors ambigu, car ils sont autant les collègues circassiens d’Emma dans le temps présent du spectacle, que les personnages de son passé. Cette dualité leur permet d’accéder à une large palette de tonalités. Dans un spectacle qui mêle les registres du comique, du burlesque et du sérieux, ils passent de l’un à l’autre en un clin d’œil.

Accusé « d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », le roman de Flaubert avait fait scandale lors de sa publication. Si le texte n’est aujourd’hui plus considéré comme indécent, l’adaptation qu’en propose Honoré semble néanmoins vouloir choquer un public plus difficile à outrager. Le spectacle mobilise fortement la nudité partielle ou totale des comédiens, de manière comique, clownesque, sexuelle, imagée, grotesque, parfois même perturbante. Cet aspect entre en résonance avec le cadre du cirque, qui est à la fois un lieu de libération et de concentration de la visibilité des différences corporelles, d’inversion des règles sociales et de voyeurisme. Une tension est alors mise en place autour de la pudeur d’Emma Bovary dont Madame Loyale (Marlène Saldana), maîtresse du cirque, assure aussi bien la protection que le dévoilement. Ainsi la force-t-elle à jouer la célèbre « scène du fiacre », révélant le plus profond de son intimité aux yeux du public.

Emma Bovary est une héroïne aux traits de caractère complexes, parfois même frustrants :  elle est désabusée, détachée de la vie dans laquelle elle se trouve. Par moments manipulatrice, elle semble considérer les hommes dans les termes d’un calcul mercenaire, pour la soutenir dans ses besoins. Si, dans cette perspective, elle participe elle-même à créer sa condition, le monde qui l’entoure semble également conspirer pour la rendre malheureuse. Son mari ne la voit pas réellement et ne l’aime pas, Monsieur Lheureux feint de lui offrir son amitié alors qu’il ne lui propose que le plaisir d’acheter de nouveaux objets, Monsieur Homais ne la considère pas, ses deux amants sont plus amoureux des rêveries qu’elle leur inspire, ou encore du plaisir charnel que son corps leur procure.

Pourtant, telle qu’elle est mise en scène par Christophe Honoré, Emma Bovary aspire à une libération que lui interdit sa condition de femme bourgeoise, et plus encore son statut d’héroïne de roman. C’est admirable de vouloir lui redonner la parole mais, par la structure employée pour raconter son histoire, cette voix reste frustrée et ne peut se raconter d’elle-même. Comme si Emma Bovary devait rester un rêve plus qu’elle n’est une femme, malheureuse et la copie d’une copie. 

Bovary Madame est un spectacle fascinant en grande partie grâce à la tension qui le sous-tend, prétendant donner la parole à celle qu’on ne cesse de raconter à la troisième personne. En tant que public, on veut la voir se libérer mais notre regard est précisément ce qui la contraint. Son histoire, autant dans le roman que dans cette adaptation, est définie par sa souffrance. Dès lors, que signifie le désir de lui redonner vie sur scène ? Est-ce un acte radical de réappropriation du texte ou une manière de prolonger la souffrance d’une figure littéraire qui, dans son incarnation originelle, décide d’y mettre fin ?

30 septembre 2025


30 septembre 2025

Le dernier numéro d’Emma

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© Laurent Champoussin

Familier des adaptations d’œuvres narratives canoniques – on lui doit notamment, au cinéma, Les Métamorphoses, Les Malheurs de Sophie, et La Belle Personne (d’après La Princesse de Clèves), et au théâtre la création du Côté de Guermantes en 2020 – Christophe Honoré présente à Vidy, du 17 septembre au 8 octobre, une adaptation de Madame Bovary, dans laquelle l’héroïne revisite son histoire sous les feux d’un chapiteau.

Emma fait son entrée dès l’ouverture de la pièce, transportée par ses co-comédiens l’offrant en pâture aux gradins d’un cirque. Le dispositif qui prend en charge le destin, toujours relu, réadapté et souvent condamné, d’Emma, le voilà : Madame Bovary a été engagée par Madame Loyale pour nous raconter sa vie que quatre artistes du cirque ont pour tâche de faire revivre en incarnant ses amants Rodolphe et Léon, le marchand Lheureux et le pharmacien Homais. À ce spectacle, Charles Bovary, bien présent sur scène, ne prend pourtant jamais véritablement part. Même lorsqu’il est invité à endosser son propre rôle dans le récit de Flaubert, Monsieur Bovary apparaît toujours en décalage — lorsqu’il tente, trop tard, de rejoindre la danse du bal — ou bien sous les traits d’un amoureux candide et passif, voire de l’entremetteur involontaire entre sa femme et ses amants. S’inspirant du film Lola Montès (1955) de Max Ophuls, dont le personnage éponyme était une femme à la vie scandaleuse exposée dans un cirque, Christophe Honoré pointe du doigt nos désirs voyeuristes. Lu et relu depuis 170 ans, le roman de Flaubert, condamné en 1857 pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », est une invitation à épier les passions ombrageuses de l’héroïne, transformant ainsi le récit de sa vie en objet de curiosité dont le narrateur, doublé ici par Madame Loyale, est le maître de cérémonie et le commentateur distant. Bien assis sur nos sièges rouges, les yeux rivés vers la scène, un sourire narquois aux lèvres, attendant les scènes clés de la vie d’Emma, nous sommes complices de sa mise à nu dont la mise en scène circassienne est l’expression divertissante décomplexée. Ce soir, le spectacle de la vie d’Emma nous est dû sans compromis. Sous la pression d’une Madame Loyale à la fois présentatrice de téléréalité jouant sur la relation de confiance et maître tyrannique, ainsi que des spectateurs qui en veulent pour leur argent, l’héroïne de Flaubert est condamnée à rejouer la même partition.  Au service de notre curiosité, la caméra de Christophe Honoré s’immisce dans les coulisses, révélant en images les implicites flaubertiens soumis à la bienséance.  Même sur scène, les caméras viennent dévoiler, dans le dispositif enchâssé-enchâssant qui fait du récit de la vie d’Emma un spectacle inséré dans un spectacle de cirque, les rouages de la mise en images. Le texte flaubertien, adapté et mis en scène par Christophe Honoré, éprouve son actualité en jouant sur notre impérieuse propension au divertissement ainsi qu’en questionnant l’emprise des représentations culturelles sur notre propre manière de nous raconter, phénomène auquel notre héroïne a prêté son nom.

 En deux heures et vingt minutes de spectacle, Honoré et son équipe réalisent la prouesse de ne pas perdre leur public. Pour ce faire, quelques numéros de clown, faisant office d’entractes, surgissent dans la narration. Rompant avec le ton initial, ceux-ci répondent ironiquement à un temps d’attention mutilé par les médias contemporains fonctionnant par tranches de quinze secondes et mettent en exergue l’absurdité des contrastes dans les informations fournies en fil continu par ces derniers. Faisant irruption selon son bon vouloir, le clown (Stéphane Roger) incarnant Lheureux s’empare de la scène de manière quasi-despotique, à l’instar des publicitaires sur nos différentes plateformes médiatiques, et propose des numéros visant l’humiliation symbolique des spectateurs, comme pour les exposer à nouveau à leur propre posture perverse. Pour les accrocher, Bovary Madame fait se succéder shows burlesques, chants populaires et musique live, forme cinématographique, interviews, humour décalé, pathos et nudité, offrant par-là une habile mosaïque à l’image de nos temps. Bien que les scènes dans lesquelles Ludivine Sagnier fait du trapèze et Davide Rao du cerceau soient cohérentes avec le propos – Bovary vacillant en objet désiré sur le premier et Léon effectuant une parade nuptiale sur le second – leur réalisation en partie maladroite a pour effet d’en atténuer la portée jusqu’à nous donner le sentiment qu’elles ont été intégrées à la pièce simplement pour coller à l’univers circassien.

Sur scène, parmi les portraits caricaturaux et fièrement campés de Rodolphe, amant viril et égocentré, de Léon, figure romantique et sensible, de Charles, mari crédule dont la naïveté éclate dans la prose de Flaubert qu’il déclame, seule Emma nous échappe. Aimant avec ardeur, pleurant, implorant, elle paraît toujours entretenir une distance avec elle-même que Ludivine Sagnier rend palpable par une réserve troublante, une manière de ne jamais habiter tout à fait son personnage. Nourrie par les romans de Madame de Staël, elle exècre la province et rêve d’une autre vie : Emma n’a de cesse de se rêver autre. Incapable de se raconter sans calquer sur sa vie les désirs que les romans lui ont inspirés, Emma se pose en spectatrice de sa propre existence, qui finit par lui échapper dans des numéros de marionnettistes. Cependant, le destin tragique réservé par Flaubert à son héroïne, la mise en scène d’Honoré vient l’interrompre en offrant à cette dernière un nouvel espace pour se raconter. Alors qu’elle est, au début de la pièce, uniquement un objet de curiosité, Emma réalise progressivement son émancipation. Se jouant elle-même, elle acquiert vis-à-vis de son histoire une distance réparatrice, jusqu’à se retrouver non plus regardante, mais agissante, dans une ultime scène criante de liberté.

Emma a découvert la poésie dans les livres. Elle l’a cherchée dans ses adultères. Mais c’est sur la scène de Christophe Honoré qu’elle la trouve en choisissant de devenir, à l’issue du spectacle, la propre conteuse de son existence. En sortant du Théâtre de Vidy, nous voilà remplis d’une euphorie saine. Nous ne nous sentons pas écrasés par des héros grandiloquents, comme c’est trop souvent le cas, mais simplement confortés dans nos humbles existences bercées par un quotidien dont il s’agirait, peut-être, d’éprouver la beauté discrète. Nous sommes tous Emma, courant après des modèles que les différents médias, élégamment réfléchis par Honoré, relaient, revisitent et nous inculquent.  Mais ce soir, nous sortons grandis, car Emma nous a montré qu’il était possible de nous créer à notre image.

30 septembre 2025


30 septembre 2025

Par Maud Seem

Le nom d’un autre

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© Laurent Champoussin

« Je ne suis pas morte ! » s’écrie-t-elle encore. Emma Bovary a survécu à l’arsenic, puisqu’elle se tient ici, juste devant nous. Dans le spectacle de Christophe Honoré, elle est engagée dans une troupe circassienne, où Madame Loyale la pousse à raconter son histoire sous forme de saynètes, la condamnant à rejouer chaque soir son propre rôle, à revivre les moments qui ont contribué à détruire sa vie, sous l’œil pervers du reste de la compagnie et du public. 

Ce soir, nous sommes au cirque. Il y a des gradins. Le sol est recouvert de terre et, au-dessus, trône un grand écran. La musique est forte, il y a beaucoup de lumière. Sur l’écran coloré défilent des mots qui surgissent tout droit de la fin du roman de Flaubert. Madame Loyale présente sa troupe de clowns, acrobates et prestidigitateurs, et accueille du même coup la nouvelle membre de sa troupe, Emma Bovary, en robe blanche sur la piste de terre. Elle a été embauchée pour raconter son histoire. La belle Emma Bovary, aux mains si fines, désabusée par la vie. On les voit d’ailleurs ces mains, sur le grand écran, dans une scène extraite du film « Une femme mariée », de Jean-Luc Godard. Elles touchent celles de Charles, qui les adore, elles se montrent boudeuses, insatisfaites, fuyantes, elles sont incapables de faire leurs propres choix. Mais qu’à cela ne tienne, puisque Madame Loyale s’est donné pour mission de guider Emma. Tout au long de la soirée, c’est elle qui mène le bal. Ce qui ressemble dans un premier temps à une interview sur le mode de la discussion confiante, avec un micro partagé, se change peu à peu en interrogatoire, Madame Loyale acculant Emma, chamboulée et sanglotante, à interpréter l’évitement de sa mort comme un échec : « que s’est-il passé ensuite, Emma ? Répondez ! ». Pour incarner ses partenaires, ses amants, les habitants du village, il y a les clowns, l’acrobate, le prestidigitateur, des personnages qui portent plusieurs casquettes, si bien qu’ils semblent tous oublier parfois qui ils sont vraiment, avant de revenir à eux pour mieux observer Emma et la tirer vers son destin. 

Madame Loyale lui tenant le micro, Emma commence par conter son mariage. Si elle est entourée d’une joie festive sur scène, l’écran, lui, nous offre une vision directe sur son intériorité : le regard dans le vide, elle pleure. Lorsque plus tard elle quitte la scène, une caméra la filme dans les coulisses. Même sur scène, dans un moment d’intimité où elle est cachée dans le fiacre avec Léon, le personnage qui incarne Charles va lui-même placer la caméra sur elle pour retransmettre la scène en gros plan. Quand elle quitte ses appartements pour descendre dans la rue, c’est derrière ses propres fenêtres que l’observent les autres. Il est clair que c’est un spectacle du montré, qui se veut intrusif, même voyeur, presque angoissant. Quel dommage que ce fil conducteur qui porte le spectacle soit parfois si abruptement coupé. Ainsi, sans raison apparente, Madame Loyale propose par exemple à Emma de prendre elle-même « le relais » lorsqu’il s’agit de jouer la scène d’adultère avec Rodolphe, qu’on ne verra donc pas, et propose pour ce faire un numéro de burlesque circassien qui mime son acte charnel. On peut d’ailleurs se demander si la nécessité de cette scène n’est pas liée à la contrainte dramaturgique du cirque, qui veut que chaque personnage ait son moment pour présenter son numéro. La forme du cirque semble en effet parfois constituer une contrainte dramaturgique dénuée d’autre justification. Emma (Ludivine Sagner) monte ainsi sur un trapèze sur lequel elle n’a pas l’air à l’aise et où elle bataille pour parler dans le micro qu’on lui tend. Léon (Davide Rao) monte sur un cerceau pour une chanson en duo avec Emma, ce qui le pousse à chanter en playback pendant qu’elle chante en live. Ces numéros ne sont pas motivés sur le plan de l’intrigue, et le second enlève une magie et une sensibilité qui aurait été gardée si le comédien avait eu les moyens de répondre à sa partenaire en direct. 

Il ne faudrait cependant pas manquer de saluer d’une large révérence les numéros de clown. Si la structure du cirque peut sembler parfois entravante, elle est brillamment employée au service du rythme du spectacle. Les scènes de vie d’Emma son régulièrement entrecoupées de scènes de clowns, comme avec l’intervention interminable de Monsieur Homais, déjà bien trop bavard dans le livre, qui restitue la description mot pour mot de Yonville présente dans le texte de Flaubert, dans un comique de répétition très efficace : sans cesse interrompu par ses camarades, il poursuit ses descriptions qui ne les intéressent pas. Le spectacle de Christophe Honoré garde le drame de l’histoire d’Emma en y injectant une délicate légèreté, et en rendant toujours un hommage tendre à l’œuvre originale. 

Mais qu’en est-il de notre Emma ? Celle dont nous nous sommes approprié l’histoire ? On pourrait croire qu’en racontant sa vie, elle récupère sa voix, mais ce serait se méprendre. Elle est ici ignorée, étouffée, personne ne l’écoute sur scène : son personnage est ancré si profondément dans la culture française qu’elle en a perdu son humanité, qu’elle n’est devenue sur scène rien de plus qu’un pantin à sa propre effigie que l’on décrit vulgairement comme une femme dont le sort funeste est inévitable ; une bête de foire qu’on aime observer, juger ; une femme dont les états d’âme n’importent que peu, puisqu’il est tellement plus stimulant de la regarder, avec un abominable voyeurisme dont chacun se rend coupable en niant l’existence de la voix et de la conscience de la protagoniste, incapable de briser sa prison de verre, de sortir de la vitrine dans laquelle elle reste enfermée. 

Mais n’est-ce pas ce destin tragique qui rend Emma Bovary si fascinante ? Que reste-t-il d’elle si elle ne meurt pas ? Ce sont ses choix, son orgueil, son attitude désabusée qui la conduisent inévitablement à sa perte. Sans cette fin, que raconter encore ? C’est peut-être là tout le paradoxe du spectacle : Emma survit à l’arsenic, revient raconter sa mort, mais n’est-ce pas une idée insensée que de refuser de mourir ? L’intérêt du personnage d’Emma Bovary réside entièrement dans le fait qu’il est voué à disparaître. La voir s’enfuir à la fin du spectacle, soutenue soudain par ceux qui ne lui offraient que du mépris, est une fin heureuse qui sonne faux. Il n’est pas pervers de regretter qu’elle ne mette pas fin à ses jours : c’est dans cet acte désespéré que le roman lui donne de la fierté, une certaine pudeur même. Cette autre Emma, celle du spectacle, perd en panache.

30 septembre 2025

Par Maud Seem


30 septembre 2025

Bovary Unplugged

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© Laurent Champoussin

Christophe Honoré redonne vie à l’une des figures les plus fameuses de la littérature française, Emma Bovary. Cette dernière revient sur son histoire et témoigne, micro en main, au centre de la piste d’un cirque qui lui dédie son spectacle. Accompagnée d’une troupe d’artistes circassiens qui se font également personnages du récit, Emma rejoue les épisodes qui forment sa vie, entre fidélité au roman et tentation de s’en émanciper.

Si les collégiens ont longtemps pu reprocher à Flaubert l’ennui que leur procurait la lecture de son roman, on ne peut que les inviter à assister à l’adaptation scénique de Christophe Honoré. Écran au-dessus de la scène, strip-tease sous un vrombissement de Led Zeppelin et interviews indiscrètes qui rappellent nos émissions télévisées les plus brillantes, l’adaptation d’Honoré impose sa modernité. Bovary Madame parvient à entretenir un lien plutôt étroit avec le roman par des citations ou des réappropriations de sa narration, ici attribuée à des personnages, mais surtout en rejouant les épisodes les plus importants. Cependant, Christophe Honoré réussit, dans le respect du roman, à s’en distinguer et à proposer une adaptation originale grâce à une grande inventivité dramaturgique et scénique.

La mise en scène affirme dès les premières minutes une liberté de ton saisissante. En s’ouvrant avec Emma (Ludivine Sagnier) avançant vers le public de blanc vêtue sur des notes de R’n’B, le spectacle dévoile la grande variété de son dispositif scénique. Outre le décor de cirque – une piste au centre de la scène, entourée de gradins sur les côtés – où se passe l’action, le grand atout de la mise en scène réside dans un écran suspendu au-dessus de la scène. Celui-ci permet à la fois de créer des ambiances différentes, en projetant aussi bien des images d’une petite maison dans une prairie qu’une vidéo psychédélique rappelant un kaléidoscope. De plus, les images projetées ont une grande force d’évocation qui entre en résonance avec ce qui est joué. Un extrait de La Femme mariée de Jean-Luc Godard illustre par exemple parfaitement la monotonie de la vie matrimoniale d’Emma représentée sur scène. Il convient aussi de relever l’ingéniosité de l’ajout, hors scène, d’un couloir blanc dont l’action est retransmise sur l’écran. Ceci a pour avantage de créer chez le public le sentiment de s’immiscer dans une intimité à laquelle il n’aurait normalement pas droit, ce qui augmente précisément son plaisir d’y assister.

La structure dramaturgique conserve un lien étroit avec l’intrigue du roman, mais parvient en même temps à jouer avec lui en créant deux niveaux de fiction. Le premier a pour décor le cirque, où des artistes veulent adapter en spectacle la vie d’Emma. Le deuxième comprend, lui, ces moments où les artistes circassiens incarnent les personnages du roman aux côtés d’Emma, rejouant les grandes scènes de Madame Bovary. Ceci permet donc d’exploiter la connaissance qu’ont Emma, les artistes, mais aussi le public, du roman original. Il est dès lors possible pour l’héroïne, dans cette adaptation, de prendre le contrôle et potentiellement de changer son histoire, s’amusant avec les attentes du public ou les contrecarrant parfois. Ce dispositif entraîne aussi une sorte de brouillage des frontières fictionnelles. Les personnages, même dans le premier degré de fiction, continuent de s’appeler par le nom des personnages du roman. Dès lors, il en devient parfois difficile de savoir à quel niveau la scène se trouve. Ensuite, ces immixtions d’une fiction dans l’autre ont également pour conséquence de rendre poreuses les limites fictionnelles, jusqu’à égratigner celle qui sépare personnages et spectateurs. Lorsque ces derniers sont amenés à répondre à des questions et directives venant de la scène ou à applaudir un numéro d’acrobate, on ne sait plus toujours si le public est celui du Théâtre de Vidy ou celui du cirque, dont l’odeur de sable et de cigare finit par l’envelopper.

Ce dispositif permet également d’intégrer un mode de narration proche du style indirect libre du roman. En effet, les mots du narrateur de Flaubert sont ici pris en charge par les personnages de l’adaptation de Christophe Honoré et ce, dans les deux niveaux de fictions. Ainsi, des morceaux de narration peuvent être déclamés tant par les artistes de cirque que par les personnages qu’ils incarnent. Par exemple, la description d’Yonville-L’Abbaye transmise dans le roman par le narrateur est ici entièrement prise en charge, mot pour mot, par le pharmacien Monsieur Homais (Julien Honoré). Elle prend des airs comiques, grâce à la justesse de Julien Honoré qui l’étoffe d’un ton rendant à merveille la volubilité d’un guide touristique. En définitive, Bovary Madame brille par la manière dont se conjuguent respect et émancipation à l’égard de l’œuvre de Flaubert, nous invitant à la fois à nous en amuser et à y réfléchir autrement.

30 septembre 2025


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