Biennale Out of the Box (Biennale des Arts inclusifs)

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Biennale Out of the Box (Biennale des Arts inclusifs)

Iris, performance mise en scène par Alessandro Sciarroni / Sacre ! Spectacle de danse mis en scène par Teresa Vittucci, Annina Machaz et leTheater HORA / An Evening with Tito Bone, performance mise en scène par Tito Bone/ Critiques par Hadrien Halter et Muireann Walsh .


Iris


24 mai 2025

L’invariable de l’intense rituel

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© Biennale Out of the Box

La Biennale Out of the Box présente depuis 2013 des événements artistiques centrés sur les situations de handicap, quelles qu’elles soient. Au centre sportif Le Sapay, à Genève, le spectacle dAlessandro Sciarroni met en parallèle natation et chant, dans un mélange au résultat intense et très explicite.

Le principe du spectacle est simple : trois courses de natation où concourent nageurs et nageuses valides ou en diverses situations de handicap, entrecoupées de reprises du motet Sicut Cervus de Palestrina (1604). Un principe fort, qui appelle à la variation et au développement de son thème. Tout commence lorsque le public est dans les gradins d’une salle de sport. Se dressent parmi le public des chanteurs et chanteuses en maillots de bains, peignoirs et portant des planches de mousse, conduit.e.s par leur directeur (Oussama Mhanna) depuis le centre de la salle de gym. D’abord assemblage de notes et syllabes répétées, dans un ensemble presque atonal mais paradoxalement harmonieux, le chant évolue vers le Sicut Cervus, et les chanteur.euse.s nous invitent à les suivre, se mêlant au public pour nous guider, quittant les gradins, descendant les marches, parcourant les corridors du centre sportif qui mènent à la piscine intérieure dans une lente procession. Là, le public s’installe sur les bancs à disposition. Éclairée de lumières bleues, la piscine est calme, l’eau tranquille. Seul élément incongru : un cerf empaillé orne un des coins de la pièce, en référence explicite au motet de Palestrina. Après la fin de leur chant, les chanteurs et chanteuses s’immobilisent, certains assis dans le public, d’autres les pieds dans l’eau, d’autres encore en retrait. Commence alors le ballet chant-natation qui compose le corps de ce spectacle.

Là où Iris est déroutant, c’est par son inflexible droiture : chaque épreuve est introduite de la même manière par Virginie Portal, la juge-arbitre. Elle présente les compétiteur.ice.s et leurs handicaps (s’iels en ont), ainsi que la catégorie dans laquelle chacun.e participe. Sa voix est nette, claire, ne souffrant aucune variation. Les coups de sifflets sont nets et implacables, ses ordres stricts. Une fois la course terminée, les résultats son annoncés avec la même solennité, les nageur.euse.s quittent le bassin, Oussama Mhanna s’avance et les chanteurs et chanteuses reprennent Sicut Cervus. Une. Deux. Trois fois. Les variations sont infimes, au point qu’elles semblent anodines parfois, malgré la performance qu’elles impliquent. Le tout fonctionne comme une machinerie bien huilée et à la précision proverbialement helvétique.

Les espaces du chant et de la natation, bien que réunis dans la même piscine, ne se croisent jamais, ou si rarement. Les nageur.euse.s concourent comme à n’importe quelle compétition, et leur performance physique, bien qu’impressionnante, est peu mise en relief par la cérémonie. L’eau est leur élément et rien ne vient perturber la prouesse presque attendue de la part de nageurs et nageuses professionnel.le.s ou semi-pro. Au contraire, les rares moments où les chanteur.euse.s interagissaient avec l’eau sont vraiment spéciaux et traités comme tels. Les chanteurs et chanteuses semblent ravi.e.s d’être là, certain.e.s sautent dans la piscine en faisant des tours sur eux-mêmes. Leur performance paraît parfois même plus extraordinaire que celle des nageur.euse.s en compétition, comme lorsqu’iels se laissent flotter sur des planches de mousse, tout en chantant en parfaite harmonie et en rythme, alors qu’il est impossible pour l’ensemble de pouvoir suivre les gestes de leur directeur, sans parler de l’effort physique de chanter en se laissant porter. Chaque membre du chœur peut interagir avec l’eau de manière naturelle, tout en conservant une certaine gravité, qui est transmise au chœur tout entier. Dans son ensemble, l’action du chœur est aussi rigide, lente, solennelle et droite que la compétition de natation.

Il est incongru d’assister en silence à une compétition sportive, dans un calme méditatif, un mutisme respectueux durant lequel public comme chœur observent sans un mot la performance physique. La solennité du spectacle dans son entier interdisait l’interruption, le mouvement, le bruit qui briserait l’espace de dignité dans lequel évoluent les nageur.euse.s. Alors même que la représentation était « Relax », personne n’a quitté la salle, échangé plus de quelques murmures ou n’a bougé. Sans être guindée, l’atmosphère de la piscine était celle d’un public retenant son souffle par peur de briser la déférence pour les sportifs et sportives. Comme si personne, artistes comme spectateurs et spectatrices, n’en avait l’autorisation.

L’ensemble, la rigidité du cadre, le silence du public, la nature du Sicut Cervus, basé sur un psaume tout ramène Iris à une sorte de cérémonie rituelle, religieuse, avec toute la force évocatrice et toute l’inflexibilité réflexive que cela amène. Le public n’est jamais perdu, tout est direct. Le cerf empaillé est justifié par l’utilisation du Sicut Cervus (« Comme le cerf » , les premiers mots du psaume 42 de la Bible et de la Torah). Le psaume, mis en musique dans le motet de Palestrina, est justifié par le lien avec l’eau, son désir profond qui anime le cerf. Tout est clair, sans ambiguïtés. Le spectacle prend la forme d’une messe, d’une cérémonie religieuse, d’un rituel sacré, demande à son public le même respect silencieux, le guide sans jamais tout expliquer, sans pourtant qu’il soit perdu, puisque tout est clair, à portée de main.

Une forme de frustration naît malgré tout de cet ensemble simili-religieux, de cette machine que rien ne saurait déranger. Une fois le thème exposé, une fois les règles instaurées et démontrées, plus rien ne change. Une fois la procession terminée, le public a entendu l’entier du motet de Palestrina de multiples fois. Une fois que la juge-arbitre a terminé d’expliquer au public les différentes catégories de compétition, correspondant aux différents handicaps et à leur sévérité, une fois qu’on a assisté à la première épreuve, le reste du spectacle ne dévie pas (ou peu) de ce qu’il a établi. Chant, natation, chant, natation, chant, natation.

Les quelques développements que les artistes présentent (les artistes choraux uniquement, puisque les nageur.euse.s et la juge-arbitre ne varient jamais) ne parviennent jamais à dépasser le cadre fixé au départ. Certes, d’instant chanté en instant chanté, les choristes sautent à l’eau, parfois avec l’enjolivure d’une pirouette ; certes, iels finissent par rejoindre l’eau, flottant en chantant sur la surface calme, mais sans que jamais rien ne surprenne. Comme si le carcan de la performance était trop solide pour permettre son dépassement.

La véritable libération des contraintes arrive après le spectacle : une fois la performance terminée et sous les applaudissements, les nageur.euse.s et les choristes sautent à l’eau et se rejoignent enfin, avec une joie sincère à batifoler ensemble dans la piscine. Un moment de sincérité spontanée bienvenu après un spectacle presque étouffant de beauté et de grâce contrôlée, de respect silencieux et d’émotions contenues. On applaudit avec enthousiasme, tout autant à la performance artistique et à son carcan serré qu’à son regorgement réjoui.

24 mai 2025


24 mai 2025

À la recherche de Dieu dans un bassin de 25 mètres

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© Biennale Out of the Box

Entre des voix humaines présentées sans artifice et des nager-euse-s engagé-es dans une compétition performative, Alessandro Sciarroni cherche à réinvestir la piscine publique, la transformant en un lieu rituel, presque sacré. 

Le spectacle, créé pour le Festival d’Automne à Paris, repris par la Comédie de Genève et joué à la piscine du Sapay dans le cadre de la Biennale Out of the Box, est une performance et un poème scénique qui se déroule en quatre mouvements chantés tirés du Sicut Cervus, le fameux motet de Palestrina publié au début du XVIIe siècle, et trois courses nagées.

Iris se déroule dans une piscine publique, haut-lieu des complexes esthétiques. Dans ce spectacle cependant, le potentiel dramatique de l’espace est exploité pour le transformer en un lieu à la fois théâtral et sacré, où on est invité à regarder, et pas seulement à voir, le corps humain. Dès son arrivée dans l’espace de la piscine, le public lui-même est mis en scène, tout comme les performeurs. La première partie du spectacle se déroule dans les gradins de la salle de gymmastique au-dessus de la piscine. Les choristes (l’Ensemble Dynamique) sont déjà installés dans les gradins, habillés en maillots de bain et en peignoirs. Une fois le public installé à leurs côtes, le chef de chœur (Oussama Mhanna) entre dans la salle – on le voit en surplomb, il leur fait un signe, et ils entonnent leur chant. Après plusieurs minutes de chant lent, à l’unisson, puis de quintes et octaves justes, qui se développent vers une polyphonie plus complexe, les choristes nous invitent à nous déplacer, sans jamais cesser leur chant. Le public forme une lente procession, descendant un long escalier de béton et des couloirs de béton pour arriver vers la piscine.

 Les lumières y sont basses, la palette de couleurs est, tout comme l’eau du bassin, dominée par le bleu. La lumière des projecteurs se réfléchit contre la surface de l’eau, produisant l’impression de vagues au plafond. L’effet créé est celui d’une occasion solennelle, marquée par sa progression lente, intentionnelle. Puis, on entend un long sifflement strident, choquant après les répétitions quasi-hypnotiques du chœur, et une nageuse apparait sur le muret qui se trouve à une extrémité du bassin. Dans un silence complet, elle plonge dans l’eau. On n’entend que les battements de ses bras contre l’eau. Son aller-retour accompli, elle sort de l’eau, et l’arbitre (Virginie Portal), habillée en blanc, explique que nous allons assister à plusieurs courses. Les nageur-eus-s, certains valides, d’autres vivant avec des handicaps, auront des scores ajustés selon un tableau officiel qui permettra de produire un classement qui prend en compte les différences physiques entre chacun.  

Pourquoi cette forme de compétition ritualisée ? L’arbitre explique systématiquement après chaque course la situation de handicap de chaque participant, et la catégorie dans laquelle iel court habituellement. Elle annonce qu’elle utilise « un tableau officiel pour établir un classement aux points » avant d’annoncer le classement pour chaque course. Les courses ont lieu en silence, et lorsque les victoires sont annoncées, on voit mal les réactions des nageur-euse-s face à ces résultats, ou même s’ils réagissent du tout. Quand ils et elles sortent de l’eau, l’annonceuse échange sa place avec le chef du chœur, et le chant reprend.  

On voit les similitudes : la nage et le chant sont régis par une autorité principale, et incarnent des rites différents. Le chant cyclique et répétitif du psaume met en regard la volonté d’être proche de Dieu, et la souffrance, la soif éprouvée face à Son absence. La compétition, même s’il s’agit d’un rite familier, produit un effet d’étrangeté par cette mise en scène, par l’écho avec la musique sacrée, et par le cadre regorgeant de tant de solennité. Les nageur-euse-s sont bien plus restreints dans le type d’actions qu’iels peuvent entreprendre de leur propre volonté. Les choristes se déplacent, à certains moments sautent à l’eau, certains et certaines chantent des longs passages en flottant sur leur dos, ils traversent l’espace lentement et délicatement. Les nageurs, au contraire, sont cantonnés dans leur espace à l’extrémité de la salle. Ils en sortent pour leur course, puis ils s’y retrouvent après. Le cadre de la compétition semble forcé, artificiel et froid en comparaison avec la fragilité des voix des choristes, et leur proximité physique avec le public. Une tension se joue autour de l’eau, entre les deux groupes, leurs utilisations de l’espace commun du bassin, leur maîtrise respective de l’eau.

Ajoutons qu’un cerf grandeur nature est posé près du bord du bassin. Il ne participe pas réellement à ce qui se fait dans la salle.  S’agit-il du cerf qui cherche l’eau dans le texte du Sicut Cervus que chantent les choristes ? Sa présence dans ce contexte nous invite à en faire aussi une interprétation symbolique, mais il est difficile de lire laquelle. L’expérience, avec son atmosphère alourdie à la fois par l’air chaud et humide de la salle et le sérieux extrême du public, s’apparente à celle d’assister à une messe catholique alors qu’on n’est pas croyant. Une forme de mystère s’y joue, on est par moments pris dans un élan artistique, mais faute de pouvoir faire le lien entre les différents éléments, on peine à y trouver le recueillement ou la régénération revendiquées par la feuille de salle.

Il faudrait néanmoins mentionner la grande qualité esthétique du spectacle. La piscine est un lieu qui a tendance à concentrer les inquiétudes de chacun par rapport à la perception de son propre corps, puisqu’il s’agit d’un des seuls lieux publics ou on est tant à découvert. Il s’agit donc d’un espace qui rend visibles les différences, et les insécurités physiques, qui rend  vulnérable. La grande force du spectacle de Sciarroni réside dans la réappropriation qu’il opère sur le regard dans cet espace polarisé. Les lumières basses, la proximité des choristes, l’attention spéciale portée à l’action de la nage permettent de voir les corps humains dans de multiples déclinaisons, grands, petits, musclés, gras, durs, mous, amputés, féminins, masculins, lents, rapides, cicatrisés, vieux, jeunes, et de mettre en lumière leur beauté. Il semble que tout corps est beau, dès lors qu’il est mis en mouvement. Reste alors à interroger les conditions sous lesquelles cette beauté peut être rendue visible.

24 mai 2025


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Sacre !


26 mai 2025

Sacrifier le sacre, déritualiser le rite

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© Biennale Out of the Box

Reprenant un des ballets les plus mythiques du XXe siècle, les metteuses en scène Teresa Vittucci et Annina Machaz, accompagnées de la troupe du Theater HORA, démontent et remontent l’œuvre de Stravinski en lui réinsufflant une vitalité digne de la transgression musicale qu’était l’œuvre lors de sa création un siècle plus tôt. Un spectacle qui ne laisse pas indifférent.

Un homme en costume de dent sectionne un doigt géant avec une hache, une scie, une tronçonneuse, sous les yeux agressifs de ses camarades dents, au comportement tigresque. La troupe se jette alors sur les entrailles déversées par le doigt.

Tout a commencé sur un noir : deux danseuses nues, typiques d’un spectacle cliché de danse moderne, peuvent à peine commencer leur spectacle qu’un policier s’empare d’elles, les plaque contre un mur du plateau, puis les escorte hors de la salle aux cris de « We just wanna dance ! ». Ce n’est pas leur show. C’est le show de ces membres du public particulièrement véhéments, qui s’élancent depuis le premier rang au son de I want it that way des Backstreet Boys. Voilà nos performers ! Après ce numéro d’introduction, une étrange silhouette fait son apparition, ressemblant fortement à un tschäggättä du carnaval du Lötschental. Le Sacre commence.

La scène, légèrement désaxée par rapport au public, représente une bouche grande ouverte, peinte au sol ou faite de tissus tendus, luette incluse. Au sol et sur la paroi du fond, un cercle blanc figure la dentition. Pourtant les dents bougent. Chaque danseur, en habit noir, porte sur son dos un dessin de dent. Tout le spectacle se passe dans cette bouche, à suivre ces dents. Mais cet organe devient vite un espace dépassant l’humain, et ces dents changent rapidement d’apparence et de comportement. Chaque partie du spectacle est un tableau figurant une situation plutôt claire : ici les dents, inspectées par une brosse à dent, sont ensuite retirées (« tuées ») une à une par un marteau-piqueur, évoquant une opération de dentiste ; là elles s’attaquent à un doigt, comme des prédateurs affamés, se délectant des chairs qu’elles y trouvent. Plusieurs tableaux dépassent cependant l’entendement : que fait là ce robot, sorti de la gorge (qui elle-même sert de coulisses aux performers) ? Qui est cette figure carnavalesque évoquée plus tôt ? Certains costumes ne sont pas identifiables, comme celui, bigarré, d’une sorte d’oiseau ou d’extra-terrestre. Et que dire des nombreuses scènes de guerre, de lutte à l’arme à feu et de massacres qui égrènent le spectacle ?

Il est difficile de trouver le sens exact du propos, mais est-ce seulement nécessaire qu’il y en ait un ? La joie et l’énergie indéniables des danseur.euse.s, parfois accompagné.e.s par les metteuses en scène, se suffit à elle-même. Le travail de chorégraphie donne un sens aux gestes que la parole peine à transmettre. Un résultat d’autant plus remarquable qu’il paraît parfaitement adapté à la troupe du Theater HORA composée d’artistes trisomiques. La chorégraphie, sans perdre en complexité, s’adapte à la vitesse de chacun, et même si l’ensemble n’est pas parfaitement coordonné, elle reste esthétique et évocatrice. Chaque geste accompagne le morceau de Stravinski avec une force prenante. Chaque tableau, mélange de danse et de performance physique (comme lorsque les danseur.euse.s s’élancent depuis la gorge et courent le long des gencives peintes au sol, une personne après l’autre), accompagne parfaitement la musique. Même les moments improvisés se joignent à l’ensemble sans difficulté : imitant des tigres affamés, certaines des dents, profitant de l’inattention de leur montreur (une dent lui-aussi), s’élancent sur les premiers rangs et s’emparent avec leurs dents de sacs de membres du public, au point que le montreur doit véritablement arracher lesdits sacs et les rendre, contrit, aux gens auxquels ils ont été dérobés.

Alors que la fin du spectacle approche, lors d’une scène de bataille particulièrement intense autant visuellement qu’auditivement (les cris au micro de l’un des performers recouvrant presque la musique pourtant cacophonique), une étrange figure accompagnée d’un serpent télécommandé fait son apparition, semblable à un Moïse ou à un dieu à tête animale. Mettant fin par sa présence seule à la rage des dents, il dresse sa main vers la gorge : les draps sont arrachés, révélant la figure de tschäggättä qui avait ouvert le Sacre. C’est la fin, noir.

Aussi brusque dans son introduction que dans son développement et dans sa fin, surprenant, déroutant et prenant à chaque instant, le spectacle du Theater HORA marque par les images qu’il propose, sans pour autant rebuter par son chaos et son hermétisme. Une performance qui séduit en réussissant le pari paradoxal d’être un hommage transgressif à un classique transgressif.

26 mai 2025


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An evening with Tito Bone


28 mai 2025

Un cocktail soft

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© Biennale Out of the Box

Tito Bone est un drag king non-binaire aveugle et bisexuel, doté d’une forte personnalité et d’un désir profond de se montrer au monde tel qu’il est et de nous mettre face à nos idées reçues, nos facilités et nos envies. Pour cette dernière soirée de la Biennale Out of the Box, le spectacle du drag king, qui se rapproche plus d’un stand up musical, évoque avec beaucoup d’auto-dérision et d’énergie les difficultés qu’une personne comme ellui peut rencontrer dans sa vie de tous les jours. Un moment divertissant qui touche la cible sans pour autant frapper dans le mille.


Pendant une petite heure, Tito Bone, en costumes flashy, barbe à paillette et canne arc-en-ciel, chante, rit, plaisante et partage son expérience. Entre chansons parodiques, faux documentaire animalier, danse et effets de connivence avec le public, iel évoque les différents aspects de sa vie qui la rendent atypique. Il est vrai qu’iel cumule les attributs qui le mettent « à part ». Personne non-binaire dans un milieu jouant avec les clichés des genres, personne aveugle dans un milieu dominé par le visuel, personne bisexuelle dans une société qui peine à reconnaître les attractions non-binaires : un cocktail qui promet une personnalité bien trempée et un show explosif.

Que ce soit dans l’écriture des parodies musicales ou dans la performance chantée elle-même, la musique est le point fort de ce show. Doté d’un talent indéniable pour le chant, Tito Bone régale par ses vocalises et l’énergie folle qu’iel dégage, accompagné d’une bande sonore ou de son fidèle ukulélé. On se réjouit de reconnaître les chansons qu’iel entonne et de réaliser comment elles ont été détournées. 

Il est pourtant difficile de parler ici d’un drag show. Entre stand up, musique humoristique, sketches, il manque à ce spectacle un des éléments centraux du drag : la subversion du genre, ou du moins le jeu sur le genre, et son exagération. Cette subversion est bien présente dans des éléments visuels – barbe, maquillage masculinisant, habits pailletés ; le drag king non-binaire aveugle et bisexuel est engageant, amusant, très excité sexuellement, oui. Mais iel n’est que peu subversif. Les plaisanteries reposent principalement sur les aspects centraux de sa vie : sa non-binarité, sa cécité et le fait d’être un drag king. On rit avec lui, en chanson ou en sketch, lorsqu’il évoque avec dynamisme les différentes manières dont ces facettes de son existence influencent sa vie, tout en regrettant de ne pas assez lae voir sortir des sentiers battus. C’est plutôt par sa manière de délivrer ses farces que le drag king non-binaire aveugle et bisexuel fait rire, par exemple dans des moments de sincérité, où iel s’adresse à un membre du public qui lui répond à la volée.

Pourtant, certaines de ses histoires laissent entrevoir un monde entier d’humour et de sincérité dans lequel iel pourrait puiser. Une partie de son spectacle se concentre sur le fait qu’iel est un drag king en périménopause, ce qui implique des changements corporels et donc un changement de regard sur son corps, d’autant plus pour une personne non-binaire : un sujet intéressant et pourtant peu exploité dans ce show. Lorsqu’iel évoque les difficultés qu’un drag king non-binaire, bisexuel et aveugle rencontre pour percer dans le milieu artistique, parce que rien n’est adapté pour ellui, iel laisse au public la tâche d’imaginer ce qui pourrait rendre difficile ce projet. Le drag est un art fondamentalement visuel : paillettes colorées, coiffures élaborées, maquillages caricaturaux, costumes criards, le tout s’équilibrant avec élégance. On mesure l’enjeu pour une personne à la cécité quasi-totale et on voudrait pouvoir entrer davantage dans son monde, le comprendre comme iel le comprend.

Un cocktail intriguant qui n’étanche pourtant pas toute notre soif : on aurait presque souhaité qu’il soit plus sérieux dans son personnage, pour nous permettre de rire non des échecs mais des excès de ce drag king non-binaire, aveugle et bisexuel avec qui on a très envie de partager une soirée.


Voir la page du spectacle An evening with Tito Bone


Voir l’entretien avec la compagnie Quiplash (Amelia Lander-Cavallo, Al Lander-Cavallo, Adae Bajomo) autour du spectacle An evening with Tito Bone, mené par Muireann Walsh.